Sous les gilets, une ardeur olympique

On le voit rarement sans son vélo, il a la quarantaine et manifeste tous les samedi depuis novembre. Les autres jours, il pédale 56 km pour se rendre à son lieu de travail. Sur son visage se lit de la fatigue, mais dans son œil un fonds de malice pétille. « Chaque semaine, ils parlent d’essoufflement. Mais pour tenir 20 samedis comme on le fait, il en faut de l’ardeur ! »-

On s’est rencontré pendant l’acte XX. Affublé du même gilet fluo, on n’a pas les mêmes vies pour autant. La sienne est moins tendre. Appuyé à son guidon, Daniel me raconte qu’il ne gagne pas assez pour louer un logement. C’est donc chez sa mère qu’il vit, loin de Toulouse où il travaille. Presque quotidiennement, ses longues jambes avalent la centaine de kilomètres obligés.

Depuis novembre, l’espoir s’infiltre, comme un parfum qui occupe tout l’espace possible, qui anime ses forces restantes, et tient bon face aux gaz asphyxiants. Daniel découvre au fil des semaines des récits similaires au sien. Il échange avec d’autres ses galères et sa colère. Des phrases auparavant chuchotées se libèrent, se chantent, se crient.

Qu’ils partent

Quand on lui parle de la fortune des Tapie, Mulliez, Niel, Bettencourt, Lagardère, Bolloré, Arnaud, Dassault, Bouygues et compagnie, c’est un sourire entendu. Les milliards, il n’en rêve pas. Il se bat pour que chacun et chacune aient des conditions de vie dignes. Week-end après week-end, des manifs aux assemblées, le désir d’une société plus juste ne tarit pas, malgré la répression féroce. Pour vivre et s’organiser ensemble, on n’aurait pas besoin du porte-feuille de ces gens, si étrangers à un quotidien qu’ils sont bien incapables de comprendre. Alors même qu’ils influent dessus avec une indécente facilité. « Un licenciement, c’est un clic sur un fichier excel, et des euros en plus » commente Daniel âprement.

« Qu’ils partent » rythme notre discussion, comme celles de milliers de Français au même moment.

Qu’ils partent loin de la presse, de nos lois, de nos vies. Alors qu’on évoque un peu bruyamment leurs îles privées achetées au large du Finistère ou en plein Pacifique, une personne s’exclame derrière nous : « Qu’ils s’y carapatent dans leurs îles et n’en bougent plus, on ne leur demande même pas plus ! »

On est tenté d’ajouter : qu’ils emmènent avec eux l’élite qui nous gouverne à coup de matraques, de balles létales et de procès expéditifs. Cette caste fabriquée, qui a perdu toute légitimité, mais s’accroche au pouvoir comme une moule à son rocher qu’on découvre avariée. La macronie se cramponne, et prend le temps de gloutonner un million d’argent publics en moquette et argenterie. L’anecdote est connue de tout le monde, mais c’est avec ce même entrain familier qu’elle continue à circuler pendant les rassemblements, comme lors d’un rituel qui fédère, tant elle incarne un monde exécré.

L’Amazonie et le Fouquet’s

Un monde exécré pour son hypocrisie, en matière sociale comme climatique. « Nos revendications ne sont pas claires il paraît ? Que Macron et ses copains du Cac40 partent et arrêtent de pourrir nos vies et la planète. Que toute la société puisse reprendre le contrôle de son histoire. » résume Daniel. « Quand l’Amazonie brûle, ils veulent ouvrir une mine d’or en Guyane. Quand c’est le Fouquet’s qui flambe, les Gilets jaunes sont des monstres ! » Ces mots me rappellent la réaction d’une invitée sur le plateau de Cnews qui employait les adjectifs « inhumain » et « bestial » pour parler de Christophe Dettinger. Les frontières de l’humanité sont outragées quand la tranquillité des riches est menacée.

L’intolérable, ce n’est pas ces 10 000 morts causés chaque année par le chômage. Eux, ils auraient dû traverser la rue pour trouver un emploi. L’intolérable ce n’est pas les milliers d’exilés qui périssent devant nos côtes. Ni les personnes à la rue qui meurent par centaines sur nos trottoirs.

Qu’ils partent, tous, on ne veut plus d’eux. S’ils ne brisent pas des vitrines, ils brisent des vies et des familles. « Je ne désire pas la violence de rue pour elle-même » me précise Daniel. « Au début du mouvement, j’étais contre la casse, complètement pacifiste. Mais aujourd’hui, face au mépris du pouvoir, face aux violences des flics, qui sont capables de dire « bien fait pour sa gueule » en commentant une main arrachée… Je suis écœuré. Si les vitrines de banques doivent péter pour que les choses changent, et bien qu’elles pètent. Cette casse ne cause pas de morts, pas comme les logements qui s’écroulent à Marseille ou en Seine-Saint-Denis. D’ailleurs, qu’est ce qu’ils ont fait depuis contre ça ? »

La façon dont les médias dominants parlent des manifestations le révolte. « Ils nous transforment en commandos jaunes, antisémites, le couteau entre les dents ! » Quasiment la même propagande qu’en 68, quand la presse de droite condamnait les  »enragés rouges » organisés en « commandos de vandales. » « Etudiants, ces jeunes ? Ils relèvent de la correctionnelle plutôt que de l’Université » disait Le Figaro.  »La Sorbonne est enfin désinfectée » se rassurait Le Parisien le 14 juin. « Désinfecté.» Ce mot aurait pu être celui d’un Darmanin ou d’un Castaner. Désinfecter la France de sa « peste brune » ou de ses « perdants. »

Daniel lâche un rire. « Et dire que Macron a failli rendre hommage à Mai 68 au printemps dernier ! » Notre échange touche à sa fin : les premiers jets de lacrymo tentent de disperser l’immense cortège qui s’avance place Arnaud Bernard. Il enfourche son vélo sans retirer son gilet jaune. Il doit encore pédaler 56 kilomètres.

La ronde face au rang ?

Daniel parti, je regarde autour de moi les gens déterminés à ne pas se laisser disperser. Sous les gilets, il y a des corps prêts à se mettre en danger, à ne rien lâcher. A côté des poubelles en feu, il y a sûrement des étudiants, des jeunes des quartiers, des chômeurs, des lycéens, des ouvriers, des intérimaires, des profs, des retraités, dont quelques uns ont vécu 68. Je reconnais une ancienne élève dans le cortège. Là, les statuts sociaux ne sont plus visibles, on fait corps, mais sans marcher au pas.

Les flics avancent en rang serré. Je me dis que notre tâche à nous, les opposantes et opposants, c’est de demeurer une  »ronde » dont l’unité n’est pas fabriquée par des ordres. Une ronde qui ne se laisse pas morceler par la rhétorique des gentils pacifistes et des méchants casseurs. Rester uni.e.s dans notre diversité pour construire une démocratie réelle, loin de leur grotesque « débat national. »

Cette démocratie qui s’invente sur les ronds points et dans les assemblées, en passant par Saint Nazaire et Commercy, et par tous les lieux collectifs où s’essayent, depuis des dizaines d’années, d’autres façons de produire et de vivre ensemble.

Le pouvoir n’éteindra pas cette ébullition d’idées, de cabanes et d’entraide, cette volonté tenace de construire un lendemain plus humain. Cette fois, il ne pourra supprimer d’un clic la chaleur des liens formés par tous les Daniel et les Danielle sortis de l’isolement pour se soulever ensemble.

Il n’effacera pas cette joie de transformer l’impuissance amère et solitaire en action collective. Oui, il est possible d’agir, de paralyser une ville, de déjouer le temps. Non, la peur, la fatigue, la contrainte et la faim ne sont pas les seuls horizons. Leur usure qui ronge, qui enferme dans un présent perpétuel, trouve ses cris de ralliement. Ils ébranlent un monde fossilisé pour y planter du soleil.

Coronille, plante vivace qui résiste au froid, à la sécheresse, et fleurit longtemps. Particulièrement éclatante au printemps.
Coronille, plante vivace qui résiste au froid, à la sécheresse, et fleurit longtemps. Particulièrement éclatante au printemps.
COMMENTAIRES

merci beaucoup , pour ce texte « bienfaisant », c’est l’effet qu’il me fait.
Vous écrivez « Il n’effacera pas cette joie de transformer l’impuissance amère et solitaire en action collective »

voilà une anecdote qui illustre ce propos

Hier , nous sommes allés voir « j’veux du soleil »  de Perret et Ruffin . A la fin du film, deux jeunes gars d’un collectif d’artistes engagés ont surgi dans la salle et proposé au public de chanter la chanson de Marie « j’veux du soleil » en nous proposant les textes.

Tout le monde, sans aucune exception a accepté. C’était un moment collectif , improvisé, émouvant et gai. (Et en plus , je n’ai entendu personne chanté faux, ce qui n’a rien gâché). Notre chœur improvisé était si réussi que nous avons déambulé dans les couloirs jusqu’au hall du cinéma en chantant.
C’est la magie jaune.


 

  • 2019 : J’veux du soleil, film documentaire de Gilles Perret et François Ruffin, reprend le titre de cette chanson. À la fin du film, une manifestante, Marie, entonne cette chanson sur la plage en compagnie de François Ruffin puis, durant le générique, on la voit rejoindre trois membres du groupe Au p’tit bonheur pour interpréter le titre dans un studio d’enregistrement.

 

 

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