À Paris, une stratégie pour diviser

Le 20 avril 2019, la manifestation des gilets jaunes à Paris se retrouve piégée Place de la République. Une ambiance électrique et dangereuse, organisée par les forces de l’ordre, empêche les manifestants de se réunir

Paris, 20 Avril 2019

Acte 23, je suis monté à Paris, j’arrive en retard à la manifestation. Je veux voir de mes propres yeux l’étendue de cet ultimatum 2. Je sais que les gilets jaunes sont Place de la République, dans les médias on parle de face à face tendus. Une première barrière, composée de forces de l’ordre, se dresse devant moi. Impossible de rejoindre le cortège. J’essaye de trouver une autre entrée. Je me retrouve de nouveau face à un mur de policiers. Je continue ma route, toujours à la recherche d’une ouverture pour rejoindre le cortège. Je comprends à ce moment qu’il nous est impossible de rejoindre la manifestation.

De notre coté, nous nous posons des questions. Comment se fait-il qu’il n’y ait aucun moyen de se rejoindre ? Alors, commence une longue attente à essayer de trouver des réponses. De petits attroupements se sont formés à chaque barrage de policier. Ces derniers, encerclent une grande partie de la place. De là où nous sommes, nous ne voyons que des bombes lacrymogènes, de la fumée et des mouvements de foule. Nous entendons aussi des détonations.

Entre policiers et manifestants émergent des discussions. Les échanges sont très superficiels. Lorsqu’il s’agit de s’informer sur la situation, la réponse est vague : c’est tendu de l’autre coté, l’accès à la place nous est interdit. Certains manifestants essayent d’ouvrir un débat sur la fonction du policier. Le dialogue est compliqué, chaque mot doit être pesé. Au moindre petit écart, l’homme face à eux se retranche derrière sa figure d’autorité, et la brèche ouverte aux paroles se referme. Au loin, des personnes sont arrêtées.

Des pompiers, des secours, des policiers rentrent dans le périmètre qui nous est interdit. À chaque passage, la schizophrénie des forces de l’ordre nous saute à la figure. Les hommes avec lesquels nous discutions il y a quelque secondes, se transforment en de violentes machines. Ils mettent leurs casques, sortent leurs matraques et bousculent les manifestants parfois brutalement. Ces situations sont irrationnelles pour nous et nous nous demandons si elles ne le sont pas aussi pour eux. Entre exécution d’ordres violents et désir d’être humain, il ne peut résulter que confusion. Des gilets jaunes huent l’arrivée de nouveaux véhicules de police. Dans une de ces voitures, un homme fait des gestes, il semble narguer les manifestants.

A droite de nous, d’autres gilets jaunes, venus d’attroupements extérieurs à la place, se sont regroupés. Ils avancent sur nous. Leur but est de constituer un nouveau cortège. Notre groupe les rejoint. Pendant quelques minutes, un petit espoir nous reprend, celui de pouvoir de nouveau chanter, de pouvoir de nouveau nous regrouper et de marcher ensemble. Mais très vite, la désillusion nous rattrape. Les forces de l’ordre, alertées par nos déplacements, décident de barrer notre route. Nous sommes de nouveau bloqués. En masse, des policiers se dirigent sur nous et chargent. Ils tapent sur leurs boucliers, certains visent avec leurs LBD, d’autres lancent des bombes lacrymogènes. Un peu plus loin un groupe de « voltigeurs » (comme on les surnomme) forment un cercle pour pouvoir au premier dérapage foncer sur leur cible. La stratégie de dispersion mise en place se confond avec une stratégie de la peur. Un manifestant lance une pierre. Nous nous éloignons pour nous protéger. La situation se calme. Je retourne aux abords de la place. Sur le chemin un camion, deux voitures, quelques scooters et de nombreuses trottinettes symbole d’une « start-up nation » hyperpuissante ont été brulés. Des passants filment, rigolent, s’indignent, chacun justifie ces actions ou les condamne.

 

 © CC Mélio Lannuzel© CC Mélio Lannuzel

 

De retour, à quelques mètres de la place, nous sommes un peu moins nombreux. Devant nous, la situation n’a guère changé. Dans le périmètre qui nous est interdit, des personnes sont de nouveau arrêtées, des manifestants sont soignés, un policier enlève son équipement et s’écroule d’épuisement.

Des forces de l’ordre escortent un homme menotté. Ils passent au milieu de nous. Cet exemple, agit sur nos corps et la réalité des violences exercées par l’Etat nous est rappelée encore plus fortement1Trois, quatre personnes crient : « Ne vous suicidez pas ! Rejoignez nous ! ». Deux policiers se retournent, LBD en main, comme pour demander le silence. Un des crieurs, s’apercevant que sa phrase relève de l’utopie, lance dans un élan de désespoir un dernier slogan provocateur : « suicidez vous ». À cet instant, nous sommes loin d’imaginer que ces mots irréfléchis et marginaux, formeraient un des sujets les plus importants pour les politiques et la presse du lendemain.

Deux heures que nous attendons un retour possible sur la place. Nous sommes un petit groupe bien décidé à revenir. Une personne demande hargneusement de nous laisser passer. Un policier le met en garde sur son langage et lui retourne une blague de mauvais goût. Ce fonctionnaire, représentant de l’autorité étatique, semble essayer d’affirmer les possibilités de domination que lui procure son statut. Une dame filme, le policier lui demande très vite d’arrêter. Pourtant nous le savons, rien ne lui interdit, mais la pression lui fait finalement ranger son portable. Toute la journée nous avons essayé de nous tenir au courant des événements de la place. Il y a ces nouvelles de journalistes arrêtés, Gaspard Glanz et Alexis Kraland. Évidemment, cette situation nous renvoie à ces arrestations. Elle nous rappelle l’ambiguïté des lois.

19H, la Place de la République nous est accessible, les derniers rayons du soleil effleurent nos visages. Du coté où nous sommes, il n’y a presque personne, une barrière de policiers nous sépare du reste de la manifestation. De ce coté, il y a encore du monde. Les arrestations continuent. Un homme, une canette de bière à la main, se fait charger par des dizaines de policiers. Il essaye de fuir. Mais sa fuite est perdue d’avance, aucune issue n’est possible. Il essaye de se réfugier au milieu de personnes, en pensant peut être que la police ménagerait son arrestation. Mais sans distinction aucune, les forces de l’ordre écrasent violemment leurs boucliers sur le fugitif et sur d’autres individus qui ont eu le malheur de se trouver à cet endroit.

La place se vide, certains policiers s’en vont. Les derniers manifestants ayant survécu à cette dispersion très organisée discutent. Au-dessus de cette place s’installent de nouvelles frustrations. Celles de n’avoir pu se retrouver, d’avoir subi la division, de n’avoir pu se construire en tant que volonté. Ce sont les plus patients qui sont restés : les rêveurs qui ont eu le temps de s’accrocher à des rêves, les poètes qui ont encore les mots pour se battre, les danseurs qui ont toujours la musique pour bercer leurs corps, et puis ceux qui pleurent en attendant des nouvelles de leurs amis embarqués par la police.

1 Ce sentiment renvoie aux remarques de Foucault sur les exécutions publiques. « Beccaria, très tôt, l’avait dit : « L’assassinat que l’on nous représente comme un crime horrible, nous le voyons commettre froidement, sans remords » L’exécution publique est perçue maintenant comme un foyer où la violence se rallume » MICHEL FOULCAULT, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p.14-15

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