Conseils d’un économiste atterré au futur repreneur d’ADP

Michaël Lainé, membre du comité d’animation des Economistes atterrés, imagine la stratégie de communication qu’un consultant adresse au futur repreneur d’ADP. Fiction ou réalité ?

M. le président-directeur général,

Vous avez sollicité notre expertise sur la stratégie de communication à adopter sur le dossier ADP, et je vous en remercie. Vous le savez, ce rachat passe mal dans l’opinion publique. Des parlementaires menacent de faire avorter votre projet d’acquisition en provoquant un référendum. Voici les axes de communication définis par notre équipe :

1/ Ne citez jamais de chiffres. Utilisez la rengaine de l’État mauvais gestionnaire, rajoutez-en une louche sur l’incompétence des fonctionnaires, mais en douceur, sans trop en faire. Contentez-vous de prendre un air entendu, sur le ton de qui révèle un secret de Polichinelle : « vous le savez tous, la gestion actuelle d’ADP est largement perfectible ». Utilisez sans barguigner le syllogisme : seul le privé sait manager, or ADP est public, donc ADP est mal géré.

2/ Si, malgré cela, on s’obstine à vous parler de rentabilité, convenez que le rendement des actions augmente mais pour ajouter aussitôt que le futur est incertain et que toute activité économique est risquée. Le rendement d’aujourd’hui ne garantit aucun rendement demain. Cela ne mange pas de pain et ce n’est même pas faux. Cela devrait suffire à convaincre les jobards qui ne demandent qu’à être persuadés.

3/ Cas plus complexe, celui des récalcitrants et autres échauffés de la cafetière qui se prennent pour des cracks boursiers. Ils vous acculeront à parler chiffres. Mettez systématiquement en doute les estimations de vos adversaires. Faites preuve d’humour pour les ridiculiser ; citez Pierre Dac : « la prévision est difficile, surtout quand elle concerne l’avenir ». Ne citez surtout pas votre calcul de taux de rendement interne que vous m’avez fait parvenir dans votre dernier mail et qui fait état d’une rentabilité annuelle de 20 % quand on estime le taux d’actualisation selon le modèle d’évaluation des actifs financiers (MEDAF). Vous le savez comme moi, vous avez basé votre estimation sur un prix d’achat au cours de bourse du 12 avril (soit 8,94 milliards d’euros) et sur trois hypothèses : 1) l’activité d’ADP va progresser au même rythme que dans les autres aéroports (alors même que son chiffre d’affaires a bondi de 22 % par an au cours des deux dernières années) ; 2) l’activité aéroportuaire mondiale sera multipliée par deux au cours des vingt prochaines années ; 3) ce rythme de progression sera divisé par deux au cours des cinquante années restantes. Souvenez-vous, en toute circonstance, que les chiffres sont faits pour s’ajuster aux besoins. Ils sont les grands fétiches modernes, devant lequel les gogos, c’est-à-dire la majorité, se prosterne. Si vous voulez que l’on croit à votre bullshit talk, mettez en avant les incertitudes qui entourent l’avenir. Parlez du passé immédiat, le seul qui soit certain. Certes, la rentabilité financière est confortable, 12,5 %. Retranchez-vous derrière ce chiffre pour mieux démolir l’argument des ramollis du bulbe que vous aurez en face de vous. Puis avancez a) que la rentabilité des concurrents est plus élevée (notamment Vinci) ; b) qu’ADP s’est beaucoup endetté ces deux dernières années (+51 % de passif non courant, c’est-à-dire de dette à long terme, mais préférez « passif non courant » car cela fait plus technique et cela éblouira les benêts) ; c) que le secteur du transport aérien est de plus en plus concurrentiel (vous verrez, il se trouvera même quelque larbin de business school pour seriner qu’ADP n’est pas un monopole, je peux vous fournir quelques noms si vous le souhaitez).

4/ Surtout, n’évoquez jamais le mode de financement de votre acquisition. Ce dont personne ne parle n’existe pas. Pour avoir suffisamment croisé les politicards, je peux vous assurer qu’ils ne pipent rien à la finance d’entreprise. De vrais ballons de baudruche gonflés de mots creux ! Ne dévoilez jamais, ce que pourtant tout le monde qui sait lire un bilan pourrait remarquer, que vous comptez utiliser les 4 milliards de résultats mis en réserve pour financer l’acquisition sous forme de dividendes distribués après l’achat (après tout, vous n’en avez pas besoin, puisque l’État vient d’investir à grande échelle au cours des deux dernières années, la valeur des immobilisations ayant grimpé de 60 %), ce qui ramène le prix d’achat à 4,94 milliards et le taux de rendement interne à 33,5 % (soit un doublement de votre mise tous les trois ans, sacré veinard !). Un interlocuteur pourrait, du haut de son incompétence, signaler que le ratio de solvabilité (le rapport de l’endettement financier net sur l’EBE) est bon, puisqu’il s’élève à 2,52 en 2018. En d’autres termes, si l’entreprise cherchait à se désendetter avec la trésorerie générée par son activité, elle y parviendrait au bout de deux années et demie. Mettez en avant les investissements nécessaires pour améliorer la qualité du service. C’est faux, puisque l’État vient de les consentir, mais cela fait sérieux. Assénez à nouveau le syllogisme (ADP est public, or seul le privé sait gérer, etc.) pour laisser entendre que cette qualité de service requiert un endettement que le public a trop longtemps différé. Gardez présent à l’esprit le B.a.-ba de la communication médiatique : plus c’est gros, plus cela passe. De toutes les façons, le syllogisme est la meilleure preuve de vos intérêts.

5/ Enfin, si un retors mal embouché vous ennuie avec le précédent de la privatisation de l’aéroport de Toulouse (en effet, si l’on retenait la même méthode de valorisation, soit 18 fois l’EBE, la somme à débourser approcherait les 18 milliards d’euros, ce qui serait fâcheux), récriez-vous, parlez de fiasco, rapport de la Cour des comptes à l’appui. Il n’y a pas de lien entre le prix payé par l’acquéreur et son incompétence ? La vraisemblance ne compte pas. Utilisez cet autre syllogisme : la privatisation de l’aéroport de Toulouse est un échec ; or, le prix payé est plus élevé ; donc il ne faut pas employer la même méthode de valorisation. Au besoin, ne lésinez pas sur l’hostilité culturelle des Français envers l’économie. Jouez l’air meurtri de l’innocence ; provoquez vos adversaires en vous érigeant en victime de préjugés tenaces. Rien ne les énerve autant. Si vous parvenez à déplacer l’argumentation sur un terrain émotionnel, vous avez gagné. Le public en oubliera les chiffres.

Voilà, cher président-directeur général, les axes de votre stratégie de communication. Si vous avez des questions, des doutes ou des remarques, n’hésitez pas à me joindre sur mon téléphone privilégié. Comme je le dis toujours à mes enfants, il n’y a que deux manières de se tromper : se tromper et ne pas vous faire confiance.

Je suis sûr de votre succès.

Force et honneur,

JB

World Chief Consultant, JB Consulting

« Parce que l’excellence n’attend pas »

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