Violences policières : « Une même blessure peut être le résultat d’une violence légitime comme illégitime »

Paris, France le 1er Mai 2019 : Manifestation de Gilets Jaunes au dŽpart de Montparnasse pour place d'Italie. Les manifestants sont nassŽs bd de l'hopital et les forces de l'ordre procdent ˆ des interpellations. Sur l'image un manifestant interpellŽ par les CRS sous les coups de matraque tŽlescopique.

La légitimité de l’usage de la force est au centre des enquêtes menées par la « police des polices », explique le sociologue Cédric Moreau de Bellaing.

Propos recueillis par Simon Auffret Publié  le 13/05/2019

A Paris, lors de la manifestation du 1er mai 2019. BENJAMIN GIRETTE POUR « LE MONDE »

Cédric Moreau de Bellaing est l’un des seuls sociologues français à avoir pu suivre le travail quotidien des enquêteurs de l’inspection générale des services (IGS), devenue l’antenne parisienne de l’inspection générale de la police nationale (IGPN). Il a consulté une soixantaine de dossiers disciplinaires de la « police des polices » entre 2002 et 2004.

Dans son ouvrage Force publique, une sociologie de l’institution policière (Economica, 2015), le maître de conférences à l’Ecole normale supérieure analyse ce qui constitue pour l’instance de contrôle un usage illégitime de la violence exercée par les forces de l’ordre. Une question au centre des 220 enquêtes de l’IGPN ouvertes depuis le début du mouvement des « gilets jaunes », alors même que l’action de la police fait l’objet de débats entre manifestants et institutions.

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Lors de votre présence à l’IGS, vous avez constaté que la majorité des sanctions prises à l’encontre des policiers concernaient des agissements privés. Qu’est-ce que cela dit, selon vous, du rôle de cette institution de contrôle ?

J’ai très rapidement vu que si 33 % à 36 % des plaintes déposées le sont pour violence illégitime, seules 16 % des sanctions prises le sont pour ces mêmes faits, soit un écart très fort. Un autre écart encore plus important est que 90 % des plaintes concernent des violences commises par des policiers en service, alors que 75 % des sanctions prises pour violences le sont pour des violences commises hors service – en grande majorité des policiers accusés de violences sur leur conjointe ou ex-conjointe, dont peut aussi être saisie l’inspection générale. Cette observation pouvait laisser penser que les policiers de l’IGPN couvraient la violence des policiers en service, mais pour moi cela ne constituait pas une explication suffisante.

J’ai donc mis en évidence que ces enquêtes franchissent différentes étapes qui, sans donner gain de cause au policier poursuivi, ne permettent pas de déterminer avec certitude qu’il y a eu violence illégitime. L’attestation médicale des violences subies par le plaignant oriente parfois les enquêteurs sur le fait que le policier ment sur sa version, ou que le plaignant est un affabulateur. Mais c’est 5 % des cas d’un côté, 5 % des cas de l’autre : dans 90 % des cas, ils ne parviennent pas à reconstituer la dynamique de la situation dans laquelle le coup a été porté. Les enquêteurs constatent alors ne pas disposer de suffisamment d’éléments, et la présomption d’innocence du policier est mise en avant.

« Ce qui est sanctionné, c’est que le policier ne s’est pas comporté en policier, mais en individu qui s’est momentanément déréglé »

Evidemment, en disant cela je ne suis plus du côté de la critique des policiers qui couvrent les policiers, mais je me retrouve du côté des policiers qui estiment avoir fait ce qu’il y avait à faire en termes de discipline. J’ai donc essayé de faire un troisième pas, en inspectant les dossiers qui aboutissaient effectivement à une sanction : ce qui en ressort n’est pas tant la question de la violence illégitime que celle du professionnalisme du policier. A la fin, ce qui est sanctionné, c’est que le policier ne s’est pas comporté en policier, mais en individu qui s’est momentanément déréglé et qui, s’il avait suivi les normes professionnelles, n’aurait pas été violent. Un rapprochement est possible avec la question des violences privées : dans les deux cas, l’IGPN sanctionne une individualisation de l’utilisation de la force publique.

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L’absence du contexte de l’usage de la force dans les images de violences en manifestation est fréquemment mise en avant par la hiérarchie policière. Quelle est l’importance de celui-ci dans les enquêtes de l’IGPN ?

Pour les enquêteurs, la reconstitution de la dynamique de la situation est vraiment centrale. Une même blessure peut être le résultat d’une violence légitime comme illégitime. Pour différencier l’un de l’autre, il faut savoir comment la violence a été exercée, à quel moment, pour quelle raison : c’est donc crucial du point de vue de l’IGPN. Dans le même temps, les policiers mis en cause ont eux aussi recours à la notion de contexte pour relativiser ce qu’ils ont fait : ils expliquent être intervenus dans un contexte tendu, une atmosphère qui leur était défavorable et qui justifierait qu’ils aient dû faire vite et prendre un peu moins de précaution.

« Il n’y a pas en France de grande habitude de discussion sur le terrain entre les policiers et les manifestants »

Ce qui est apparent dans les manifestations « gilets jaunes », c’est que les conditions d’autorisation à l’usage de la force ne sont pas nécessairement bien connues, en particulier lorsque c’est un public qui n’a pas l’habitude de la codification très ritualisée du maintien de l’ordre. Quand on les empêche de passer par telle rue et qu’ils doivent faire le tour, ils considèrent que c’est une atteinte à leur droit alors que du côté des policiers, c’est simplement le respect d’une consigne qui n’a pas à être discutée. De ce point de vue-là, il n’y a pas en France de grande habitude de discussion sur le terrain entre les policiers et les manifestants.

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Si la légitimité de la violence dépend du contexte, les policiers et les gendarmes sont-ils donc seuls à décider de la nécessité de l’usage de la force sur le terrain ?

L’encadrement par le droit de l’usage de la violence est relativement flou et d’une certaine manière, c’est difficile qu’il en soit autrement. Le droit dit que l’usage de la violence doit être justifié, nécessaire et proportionné. Alors, forcément, tout cela est affaire d’évaluation, et de fait, les juges tendent à transférer aux policiers l’évaluation de la juste quantité de force à engager. C’est une responsabilité très lourde, mais on peut aussi se demander une chose : au vu des mécanismes sociaux, politiques et judiciaires qui favorisent une certaine clémence vis-à-vis de l’usage de la violence illégitime par les policiers, pour lequel ils ont peu de chances de se faire sanctionner, pourquoi cette violence illégitime n’est-elle pas plus fréquente ?

Le formuler de cette manière est une provocation, mais souligne le fait que le nerf de la guerre sur ce sujet, plus que le droit, est en fait la force des normes professionnelles. La manière dont on apprend au policier à être policier, la manière dont les jeunes policiers sont intégrés à un travail en collectif va favoriser un principe d’autocontrainte. C’est le cas dans les services spécialisés dans le maintien de l’ordre, où le principe d’action est très collectif : par exemple, jamais vous ne poursuivez seul un manifestant dans une rue adjacente, puisque la consigne lors d’une charge est de rester ensemble. La manière dont la violence illégitime est perçue par les policiers eux-mêmes est un enjeu central de la transformation de l’institution policière.

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