
La loi dite “anticasseurs” est accusée d’être liberticide par la gauche. Elle divise même la majorité. Êtes-vous d’accord avec cette accusation ?
Vanessa Codaccioni – Oui, ce texte est tout à fait liberticide. Il l’est d’autant plus qu’il correspond à l’application de mesures antiterroristes pour la répression de la contestation politique.
Parmi les mesures préventives que contient le texte, on trouve la possibilité de créer des périmètres de sécurité autour de manifestations, et celle d’interdire à toute personne susceptible de se livrer à des violences de participer à une manifestation. Cela enfreint-il selon vous la liberté de manifester ?
En effet. Les interdictions de manifester devraient, selon le texte, s’appliquer à des individus “susceptibles de représenter une grave menace pour l’ordre public”. Mais qui va décider de ceux qui sont susceptibles de“représenter une grave menace pour l’ordre public” ? Et à partir de quels faits ? Si c’est à partir de notes blanches des services de renseignement, comme on a pu le voir sous l’état d’urgence, c’est très inquiétant.
Vous craignez qu’une forme d’arbitraire s’exerce contre les manifestants au moment de ces contrôles préventifs ?
Non seulement une forme d’arbitraire, mais aussi une forme de répression en réseau, qui marche là encore sur le modèle de l’antiterrorisme, où en réalité on réprime des gens par association et par appartenance. Il vous suffit alors de connaître quelqu’un qui a pu un jour se livrer à des violences, pour être vous-même interdit de manifester.
Ce texte est-il calqué sur un régime prévu pour lutter contre la menace terroriste ?
L’antiterrorisme contamine l’ensemble de l’appareil répressif. On voit bien ici que des mesures très graves pourraient être utilisées contre des manifestants parce qu’elles sont pratiques en raison de leur caractère préventif. Or l’antiterrorisme, c’est de la répression avant tout préventive. Il s’agit d’empêcher des gens de passer à l’acte terroriste. Désormais, il s’agit d’empêcher des passages à l’acte politique, ou à l’acte militant. On voit aussi que cela relève de l’antiterrorisme car on donne le pouvoir aux préfets, comme sous l’état d’urgence, et non à l’autorité judiciaire. On retourne dans un processus de contournement de l’autorité judiciaire par l’autorité administrative, qui est dépendante du pouvoir exécutif. C’est complètement lié à l’antiterrorisme.
Au moment où on parle beaucoup des violences policières et des mutilations au visage qui en résultent, une mesure prévoit d’interdire de se dissimuler le visage en manifestations, sous peine d’un an de prison et 15 000 euros d’amende (alors que c’était seulement une contravention auparavant). C’est pourtant parfois un simple moyen de se protéger…
En effet. Dans les récentes manifestations, des manifestants ont déjà été considérés comme des “casseurs” parce qu’ils se dissimulaient le visage. Or vu l’état des manifestations et l’utilisation massive des gaz lacrymogènes, la plupart du temps ils essayaient simplement de se protéger les yeux et la bouche. C’est aussi une mesure liberticide. Désormais porter un masque ou un foulard peut être considéré comme la marque du “casseur”. Cet équipement est considéré comme celui de l’anarchiste qui va aller affronter la police, alors que dans la plupart des cas il s’agit de se protéger des gaz lacrymogènes et des projectiles des forces de l’ordre.
Ce texte de loi est-il de manière générale une résurgence du passé ?
En ce qui concerne le principe de la responsabilité civile collective, oui, c’est le véritable fondement de la véritable loi anticasseurs de 1978. Cela consiste à pouvoir imputer à n’importe quel individu qui a participé à des manifestations violentes, les violences commises. Et donc à faire payer les violences commises à des individus qui ne les ont pas commises. Cette mesure expose à être condamné à des peines de prison et à de fortes amendes – de 15 000 euros maximum pour dissimulation du visage par exemple. Les députés craignent cette disposition, à juste titre. S’il y a des dégâts sur un abribus ou du mobilier urbain, et que vous êtes un simple passant à proximité, vous pouvez néanmoins être considéré comme un “casseur”. Cette loi avait été abrogée en 1981.
Pourquoi a-t-elle été abrogée, et pourquoi y revient-on aujourd’hui ?
Quand la gauche est arrivée au pouvoir en 1981, elle a supprimé un ensemble de mesures liberticides, dont la loi anticasseur de 1978. Celle-ci avait été prise contre les maos, qui mobilisaient de manière vigoureuse, et elle s’était ensuite appliquée aux étudiants, aux syndicats, aux agriculteurs, etc. Nous y revenons car depuis les années 2000 il y a un renforcement de la lutte contre les manifestants. On voit très bien qu’aujourd’hui il y a un assaut des gouvernements contre les contestations de rue. La loi anticasseurs avait déjà resurgi avec la loi Estrosi dite “loi sur les violences en bandes” de mars 2010. Et la loi actuelle était déjà prévue avant le mouvement des “gilets jaunes” (GJ). C’est la reprise de la proposition de Bruno Retailleau, le chef des sénateurs Les Républicains. Ils utilisent le mouvement des GJ pour accélérer le vote de cette loi, qui n’avait pas du tout pour but ce mouvement. L’offensive était déjà là.
En comparaison, que pensez-vous des mesures prises pour limiter les violences policières ?
Elles ne correspondent pas à la gravité des violences policières. La seule solution serait de leur enlever ces armes de mutilation, or le gouvernement ne veut pas céder. Il ne reconnait même pas les violences policières, ne serait-ce que par acte de décence et de vérité vis-à-vis des victimes, ce qui me paraît dramatique. On est dans le déni officiel le plus total.
Quels effets cette loi peut-elle avoir sur les violences en manifestations ?
Quand on envoie le message que ceux qui manifestent seront désormais tenus responsables de violences qu’ils n’ont pas commises, que les GJ sont des “casseurs” ou une foule haineuse, cela légitime la violence policière. Les syndicats de police eux même avaient prévenu dès le début du mouvement qu’ils feraient usage de leurs armes. Le syndicat des commissaires avait publié un communiqué le 3 décembre affirmant :“Policiers, gendarmes et secouristes attendent des moyens de se défendre et une confiance absolue de la justice en cas de légitime défense”. C’était presque un aveu préventif qu’il y aurait des violences policières. Elles sont pourtant niées et excusées, invisibilisées. La seule bonne nouvelle c’est que les citoyens ne sont pas dupes, et que les journalistes ces derniers temps commencent à en prendre conscience.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Vanessa Codaccioni, La légitime défense – Homicides sécuritaires, crimes racistes et violences policières, CNRS Editions, 336 p, 24€
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