L’acte XXIII de la mobilisation a été particulièrement encadré par les forces de l’ordre, ce qui n’a pas empêché de nouvelles dégradations à Paris.
Le 23e samedi de mobilisation des gilets jaunes aura été ambivalent, animé par des manifestants déterminés et massivement encadré par les forces de l’ordre. La situation place de la République à Paris, en fin d’après-midi, où débouchait l’un des deux cortèges du jour symbolisait cette ambiguïté : on y voyait à la fois des magasins dégradés, des poubelles incendiées et des affrontements entre les plus radicaux et les CRS, et à quelques mètres de là, un climat festif et très politique dans les rangs des plus modérés.
Certains manifestants criaient «suicidez-vous, suicidez-vous !» aux forces de l’ordre, alors que la police est touchée par une vague de suicides sans précédent. Mais l’on entendait aussi des «Ne vous suicidez pas, rejoignez-nous !» Au total, 27 900 personnes ont défilé dans toute la France dont 9 000 à Paris, selon les chiffres du ministère de l’intérieur. Une mobilisation en léger recul puisqu’ils étaient la semaine dernière 31 100 à battre le pavé dont 5 000 dans la capitale, selon la même source. Présenté comme l’ultimatum n°2 après la journée du 16 mars dernier, la journée s’est globalement bien déroulée, verrouillée par un déploiement policier massif et mobile. Vendredi, Christophe Castaner avait annoncé un samedi «compliqué», une déferlante de black blocks et de casseurs. En fin de matinée, l’Exécutif faisait savoir que le ministre de l’Intérieur déjeunait avec Emmanuel Macron à l’Elysée. Façon de souligner l’implication du chef de l’Etat et de pouvoir revendiquer ce succès relatif en terme de maintien de l’ordre. Alimenté dans la soirée par les chiffres communiqués par Beauvau : 20 518 contrôles préventifs, 227 interpellations et 182 gardes à vue. Plusieurs blessures ont été signalées coté manifestants et quatorze membres des forces de l’ordre ont été blessés selon le ministère.
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«Je repars pas sans avoir pété une vitre»
La journée avait démarré un peu plus au sud de la capitale, vers Bercy. La police avait bloqué l’accès au ministère de l’Economie et des Finances, obligeant les manifestants à passer par les quais, parfois accompagnés par les klaxons encourageants des automobilistes. L’atmosphère a quelque chose d’ambiguë. Alors que certains huent copieusement les forces de l’ordre, un manifestant s’adresse à elles : «Non, c’est bien, protégez-nous !»
Devant l’AccorHotels Arena, même ambivalence : l’ambiance bon enfant évoque celle des rassemblements sportifs populaires, avec Marseillaise gaiement chantée, chasubles jaunes agrémentés des numéros de département dont chacun est originaire, fumigènes jaunes, camion de sandwichs et vendeur de sifflets coiffé d’un chapeau tricolore. A quelques mètres, aux abords du ministère, dont l’accès est bloqué par des camions de police, davantage de manifestants ont le visage caché par des capuches et des foulards. L’institution qui gère les finances publiques est pour eux une cible politique. On entend des bruits de pétards et des «ça va péter, ça va péter». Un jeune homme, bravache, lance en souriant à ses amis : «De toute façon, moi je repars pas sans avoir pété une vitre».
Des gilets jaunes rassemblés à Bercy, acte XXIII. Photo BOBY pour Libération
«Je ne suis pas très rassurée, je n’aimerais pas me retrouver au milieu de ça, dit Michèle, qui a rejoint le mouvement en décembre. Mais les black blocks sont politisés, ce n’est pas forcément des casseurs comme dirait Castaner». Cette assistance maternelle et autoentrepreneuse, venue de l’Essonne avec son époux retraité, craint de devoir travailler plus longtemps pour avoir une retraite correcte. Elle manifeste «pour la justice sociale, pour nos petits enfants. On alerte sur le climat et sur les injustices. Ma fille travaille en milieu hospitalier, elle n’a pas les moyens de s’occuper des gens. Elle est en train de faire un burn-out.»D’Emmanuel Macron, qui doit s’exprimer jeudi prochain, elle n’attend pas grand-chose. Elle dit apprécier les analyses de Natasha Polony et s’interroger sur son vote aux Européennes. «Je ne me suis jamais autant intéressée à la politique que depuis que je manifeste !»
Ludovic, un informaticien venu de Grenoble, proche de la France Insoumise, n’attend pas grand-chose non plus des annonces de la semaine prochaine : «Macron ne fait que des plans de com’ pour éteindre un feu dont il ne connaît pas la teneur. Il faut améliorer le système de santé, arrêter de donner des milliards aux plus riches, faire vivre le service public. Mais Macron n’a aucune idée de ce qui se passe dans ce pays.» A ses côtés, Odette, nouvellement retraitée, qui réside elle à Saint-Etienne, dit se mobiliser «contre l’injustice générale. Les grandes fortunes s’enrichissent et les gens n’arrivent plus à manger de leur travail. Moi, si je n’avais pas déjà acheté un petit appartement avant ma retraite, je serais à la rue. Pour les jeunes, ça va être plus difficile, avec la culture Uber, la casse de la sécurité sociale et des services publics.»
Boulevard Jules Ferry, acte XXIII, à Paris. Photo BOBY pour Libération
Place de la République : «le 1er mai sera chaud»
Alors que le cortège afflue vers République, la tension monte. Boulevard Richard-Lenoir, le cortège est divisé en plusieurs groupes, des gaz lacrymogènes sont tirés à Oberkampf. Des poubelles et des motos sont incendiées. Certains manifestants ont préféré venir directement au point de rassemblement du soir, sous la statue de la place de la République. Des passants surpris détalent dans les halls d’immeuble. Quand elle ne travaille pas le week-end, Christelle, la trentaine, essaie de venir le plus possible manifester le samedi. «Avec un si beau soleil, c’est plaisant de visiter Paris. Et aujourd’hui c’est un peu le cinquième anniversaire du mouvement. C’est spécial.»
Le long de l’avenue de la République, Sophie et son amie se retrouvent coincées, prises aux piège par les volutes de fumée noire épaisse qui émanent des poubelles et barricades incendiées. Depuis plusieurs samedis elles se sont constituées un petit groupe d’amis. «J’ai 57 ans et je ne viendrai jamais seule en manifestation. C’est beaucoup trop dangereux et j’interdis à mes enfants d’y aller.» Le petit groupe refuse de rallier la place de la République, «car après ça devient trop violent». Alors que les mouvements répétitifs tendent la situation, le petit groupe de gilet jaune fait la rencontre de Yanis, un jeune habitant du quartier. «Je ne suis pas gilet jaune, mais j’aide les gens, je connais bien le quartier», raconte-t-il un joint à la main. La petite troupe emprunte un parking sous-terrain et ressort de l’autre côté. «On va boire un coup !»
Sur la place de la République, les casseurs s’en prennent aux boutiques, les forces de l’ordre vont et viennent par petits groupes. Un jeune homme est violemment projeté au sol. Clef de bras, genou sur la tête. Il est finalement emmené à l’écart, sous les lazzis des manifestants. A chaque charge, les forces de l’ordre ressortent de la foule avec un manifestant et viennent se retrancher derrière la ligne faite par leurs collègues. Aux alentours de 16 heures, Gaspard Glantz, le journaliste fondateur du média indépendant Taranis News est interpellé. La raison affichée serait un outrage à agent, après que le reporter ait reçu une grenade.
Avec son look tout droit venu des sixties, Victor est un gilet jaune irréductible et, à 51 ans, le benjamin de sa bande d’amis. Lunettes de soleil sur le nez et cheveux gominés, les bras bardés de tatouage, il observe le spectacle qui se déroule sous ses yeux, place de la République. «Il y avait beaucoup plus de monde au début, mais en divisant le cortège en trois ils ont réussi leur coup.» Pas bien loin, un homme contemple la place qui baigne dans les nuages de gazs lacrymogènes. Policier municipal, il essaie de venir dès qu’il peut à Paris pour manifester. «Le 1er mai sera chaud. Tout le monde est remonté. Et pas que les gilets jaunes. Tous ceux qui en ont marre.»
ACTE XXIII, LES DEUX VISAGES
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