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, , ,Les médias audiovisuels ont piétiné l’information. Une fois de plus. Les événements survenus à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris, en fin de manifestation du 1er mai, ont débouché sur un vaste épisode de désinformation relayé par de nombreuses télévisions et radios. Un épisode qui témoigne de la précipitation des journalistes, y compris de certains journalistes de terrain, de l’absence totale de vérification et de recoupement des sources, de la reprise en boucle de la communication gouvernementale et de la hiérarchie hospitalière, de la marginalisation de témoignages contradictoires, et enfin, d’un mensonge délibéré.
Au soir du 1er mai, BFM-TV est en boucle sur la Pitié-Salpêtrière en affirmant sans recul ni nuance, bandeau après bandeau, que l’hôpital a été « pris pour cible » par des manifestants. Cette information, qui s’avérera erronée, s’appuie sur la parole surmédiatisée des autorités. À commencer par Christophe Castaner et Agnès Buzyn. Dans la soirée, les deux ministres sont univoques sur Twitter :
… dans la suite de Martin Hirsch, le directeur général de l’AP-HP :
Le soir même, de nombreux témoignages sous forme écrite ou en images remettent pourtant en cause la version des autorités, comme ceux relayés par le journaliste David Dufresne et par la photographe ValK.
Le lendemain, le service Checknews de Libération et les Décodeurs du Mondepublient deux articles qui achèvent de discréditer un peu plus la version officielle d’une « attaque » de l’hôpital par des manifestants. Ces derniers auraient, en réalité, cherché un refuge suite à des charges policières et au gazage de la manifestation.
Les témoignages des manifestants disponibles le jour même auraient dû inviter les journalistes à la plus grande prudence. Mais les chaînes de télévision et de radio n’ont pas attendu pour s’emballer, et apporter leur contributions à un vaste épisode de désinformation.
Dans la soirée, BFM-TV est en boucle :
Sans tarder et sans le moindre recul, certains journalistes n’hésitent pas à emboîter le pas de la communication gouvernementale sur Twitter. C’est le cas par exemple de Thierry Arnaud, éditorialiste de BFM-TV, et de Fabienne Sintès, du 18/20 de France Inter :
Le lendemain matin, dans sa revue de presse sur France Inter, Frédéric Pommier s’en donne à coeur joie :
Sur le Huffington Post, retour sur l’un des incidents : ces dizaines de manifestants qui ont fait irruption dans les locaux de la Pitié-Salpêtrière… Des individus « violents et menaçants », selon les mots de la directrice de l’hôpital… Là encore, on serait tenté d’employer le mot « crétins ».
Et comment qualifier une telle leçon de journalisme ? Sur Twitter et sur son site web, la radio publique s’illustre également en accompagnant l’article reprenant les termes de la directrice de l’hôpital d’une photo… prise devant le commissariat du 13e arrondissement [1] :
Une grossière manipulation à laquelle France Info s’est également livrée, et qui a été pointée par Checknews. La chaîne d’info publique recevait d’ailleurs le matin même… Martin Hirsch, en titrant sans aucune distance : « L’hôpital de la Pitié-Salpêtrière pris pour cible ».
Dans la matinale d’Europe 1, Audrey-Crespo Mara accueille quant à elle Agnès Buzyn. La journaliste rappelle que « c’est dans cet hôpital qu’un capitaine de compagnie de CRS venait d’être admis en urgence relative après avoir reçu un pavé dans le visage ». Si elle mentionne que les versions divergent et que « des manifestants disent qu’ils cherchaient à se réfugier après une charge des forces de l’ordre », Audrey Crespo-Mara tient pour acquise la version d’une intrusion violente et pratique le journalisme d’insinuation : « Savez-vous ou pas si c’est lié à l’admission de ce capitaine d’une compagnie de CRS ? »
CNews est à l’unisson. Marie Aubazac revient sur la garde à vue des manifestants en se posant une question grave : « pourquoi [ces personnes] sont entrées dans cet hôpital ? »… et en y répondant sous forme de deux questions subsidiaires :
Est-ce qu’elles voulaient s’en prendre à un établissement public ? Ou est-ce que c’est parce qu’un CRS qui a été blessé à la tête lors de la manifestation avait été pris en charge à ce moment-là ?
Bref : les manifestants sont-ils coupables, ou coupables ?
Sur RTL, c’est en grand journaliste d’investigation qu’Yves Calvi interroge la directrice de l’hôpital, et mise sur la dramatisation. Florilège :
– Si les manifestants avaient réussi à rentrer dans ce service de réanimation dont ils ont tenté, vous venez de nous le confirmer, de forcer la porte, qu’aurait-il pu se passer ?
– Vous avez eu peur ? Je vous pose la question simplement.
– Il fallait aussi qu’ils décident de monter au 1er étage, pour aller à l’entrée du service de réanimation. Ce que je veux dire c’est que c’est un trajet qui n’est pas neutre.
– Ils ne sont donc pas venus pour se cacher ou se protéger, ils sont venus pour attaquer votre hôpital, c’est comme ça que vous percevez ce qui s’est passé ?
– Il y a une différence entre une intrusion qu’on devrait de toute façon ne jamais faire dans un hôpital et ce qui finit par ressembler à une attaque. En l’occurrence, on a des gens qui sont montés au premier étage et qui ont tenté de forcer le service de réanimation. Comme les mots ont un sens et qu’en ce moment tout est sensible, c’est pour ça que j’insiste.
Plus tard sur RTL, Christelle Rebière s’interroge aux actualités de 12 h 30 : « que s’est-il vraiment passé à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière ? » Pour le savoir, la journaliste interviewe Christophe Prudhomme, médecin urgentiste et délégué CGT. Une interview qui va rapidement virer… à l’interrogatoire. Lorsque le médecin commence à affirmer que les manifestants n’ont fait que se réfugier dans le périmètre de l’hôpital, la journaliste le coupe, exaspérée : « Non mais franchement, c’est devenu un refuge un hôpital aujourd’hui ? » Et lorsqu’il évoque la « surmédiatisation » de cette affaire, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase : « Enfin attendez, excusez-moi mais on a quand même jamais vu ça, vous pouvez pas nous dire que c’est juste une affaire comme ça, alors qu’Agnès Buzyn nous explique qu’en plus les grilles de l’hôpital ont été forcées… » Le médecin tente de poursuivre mais est aussitôt coupé par la journaliste : « en plus après on retrouve une dizaine de personnes aux portes du service de réanimation, c’est quand même extrêmement grave d’arriver jusque-là dans l’hôpital, non ? » La journaliste, visiblement excédée par l’absence de condamnation de cette inexcusable « intrusion », coupera court à la poursuite de l’entretien.
Quelques heures plus tôt, dans « L’Heure des pros » (CNews), Pascal Praud et Jérôme Béglé (directeur adjoint de la rédaction du Point) en étaient quant à eux déjà à regretter… le laxisme pénal à venir !
– Jérôme Béglé : Je suis pessimiste parce que je suis assez convaincu que ces 30 personnes ne vont pas faire de prison ferme, parce que on va dire… d’abord les 30 vont pas être condamnées aux mêmes peines, ça va mettre des semaines pour pas dire des mois pour qu’elles soient condamnées, puis il y aura des appels, puis on sait très bien, parce que vous pouvez pas…
– Pascal Praud : Non mais vous pouvez déjà les mettre à l’ombre très tranquillement ces 30 personnes qui rentrent dans un hôpital…
Un débat qui avait commencé dans l’ivresse des profondeurs, dans lesquelles l’éditorialiste Jean-Claude Dassier plongeait la tête la première :
J’espère, j’espère pour eux qu’ils étaient alcoolisés. Parce que contrairement à ce qu’on raconte, ou on fait semblant d’oublier, il y a aussi beaucoup d’alcool(…) J’espère pour eux parce que sinon je sais pas comment expliquer une intrusion dans un hôpital. Ça interroge, ça pose beaucoup de questions, on va y revenir, mais là pour moi c’est stupéfaction, c’est… j’espère pour eux qu’ils avaient forcé sur la bière !
Une fois n’est pas coutume, remettons nous-en à la lucidité de Pascal Praud, pour qui « la Salpêtrière (…) sera un marqueur. C’est-à-dire que quand on fera la séquence, il y aura eu l’Arc de triomphe, il y aura eu le Fouquet’s et il y aura eu aujourd’hui la Salpêtrière. Ce sont des marqueurs, et j’ai l’impression qu’à chaque fois, on monte d’un cran d’une certaine manière. » Des marqueurs, en effet. Mais d’un traitement médiatique de plus en plus ahurissant.
Frédéric Lemaire, Maxime Friot et Pauline Perrenot
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