Ugo Palheta : « Le durcissement autoritaire auquel on assiste favorise l’extrême-droite »

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Le 10 mai dernier, le sociologue Ugo Palheta venait présenter à Tours son ouvrage La possibilité du fascisme : France, la trajectoire du désastre [1]. Nous proposons ici une synthèse de son exposé. Il montre comment l’apparition d’une crise de la domination politique a ouvert une brèche à une extrême-droite dont le discours s’est banalisé.

Extrême-centre néolibéral contre extrême-droite néofasciste

Le but du projet néolibéral, c’est d’en finir avec les conquêtes sociales et démocratiques du XXème siècle. Sarkozy était tout à fait clair là-dessus, Hollande l’était moins mais a agi dans une stricte continuité avec Sarkozy, et Macron est revenu à un discours de clarté qui ressemble en partie à celui de Sarkozy : « On ne peut plus se permettra la protection sociale, les services publics, le droit du travail, tout ça il faut s’en débarrasser et rentrer dans la modernité ». Et rentrer dans la modernité, pour eux, c’est nous faire revenir un siècle et demi en arrière.

Le danger actuel, c’est de passer d’une situation où depuis trois décennies nous avions une alternance sans alternative entre le PS, qui était devenue dès les années 1980 une sorte de droite complexée, et la droite décomplexée type Sarkozy – à une situation politique encore plus désastreuse, marquée par une confrontation entre l’extrême-centre néolibéral et l’extrême-droite néofasciste. Ce livre n’est donc pas un énième ouvrage sur le FN mais cherche à comprendre comment on en est arrivé là, et notamment cherche à identifier les facteurs politiques, sociaux, économiques qui propulsent les extrêmes droites contemporaines sur le devant de la scène politique.

On a besoin de remettre à jour nos catégories de pensée pour comprendre la situation actuelle. L’hypothèse du livre, c’est qu’on a changé de période historique. On a longtemps vécu sur les équilibres sociaux, institutionnels, politiques, électoraux, de l’après-guerre. Là où on avait une alternance tranquille entre droite et gauche, les champs politiques ont explosé partout, ont été pulvérisés. Lors de la dernière élection présidentielle, on n’a pas eu la gauche d’un côté et la droite de l’autre, mais quatre forces qui ont engrangé chacune environ 20 % des voix au premier tour. Des situations qui semblaient impossibles il y a quelques années redeviennent possibles, y compris l’arrivée au pouvoir d’une extrême-droite qui ne se contenterait pas de prolonger l’action des gouvernements des dernières décennies, mais viendrait démultiplier la violence de l’État.

Le livre s’enracine également dans deux paradoxes. Le premier, c’est que la progression de l’extrême-droite, sur le plan électoral et sur le plan idéologique, s’accompagne d’un recul de la sensibilité antifasciste, de l’idée que l’extrême-droite serait un danger mortel pour nous. Ainsi, quand Marine Le Pen est parvenue au second tour de l’élection présidentielle, où elle a engrangé deux fois plus de voix que Jean-Marie Le Pen en 2002, il n’y a quasiment eu aucune réaction pendant l’entre-deux tours : pas de manifestations de masse de la jeunesse ou à l’initiative des gauches et des mouvements sociaux, pas de réactions d’intellectuels ou d’artistes… C’est passé comme une lettre à la poste, on a fini par s’y habituer. Le deuxième paradoxe, c’est que l’hypothèse de la conquête du pouvoir par l’extrême-droite et les conséquences d’une telle prise de pouvoir sont peu prises au sérieux. Or l’extrême-droite n’est plus un simple épouvantail utilisé pour nous faire peur mais qui n’aurait aucune chance de conquérir le pouvoir politique : ils sont déjà au pouvoir, dans des situations d’alliance, en Italie ou en Autriche ; et en Pologne ou en Hongrie, les partis au pouvoir oscillent entre droite extrême et extrême-droite.

Le projet fasciste : purification ethno-raciale et purge politique

Qu’est-ce que je mets derrière le mot « fascisme » ? Le fascisme, ce n’est pas simplement des gens violents qui défilent au pas de l’oie et en uniforme par centaines de milliers dans les rues. Si le fascisme, c’est ça, alors effectivement on n’en voit pas la résurgence. Le fascisme c’est d’abord et avant tout une certaine idéologie, un certain projet politique. Et cette idéologie fasciste a perduré en s’actualisant et en se débarrassant des formes de l’entre-deux-guerres. Fondamentalement, le projet fasciste est un projet nationaliste qui se caractérise par la volonté de faire « renaître la nation » à travers un projet de purification ethno-raciale et de purge politique. Il s’agit d’une part de débarrasser la nation des éléments qui l’éloignerait de son identité profonde, de son essence (minorités ethno-raciales, minorités religieuses), et d’autre part de la débarrasser des éléments qui génèrent de la division en son sein, c’est-à-dire les mouvements de contestation syndicaux, politiques, associatifs, artistiques, même modérés. Évidemment, l’idée qu’il existerait des intérêts de classe divergents entre patrons et salarié-es est haïe des fascistes, qu’elle s’exprime sous une forme révolutionnaire ou réformiste, puisque toute lutte de classe vient nécessairement fracturer la nation.

Comment ces idéologies peuvent-elles renaître ? Comment retrouvent-elles l’oreille de millions de gens, sous des formes souvent masquées et atténuées ? Pour le comprendre, il faut s’interroger sur la nature de la crise que nous traversons. Dans quel type de crise les fascistes sont-ils en capacité de gagner de l’audience ? La situation de crise économique n’est pas une explication suffisante : de nombreux pays ont traversé des crises économiques sans pour autant connaître le fascisme. L’explication selon laquelle les fascistes se développeraient parce que la classe dirigeante a besoin d’eux est également insuffisante ; l’accession au pouvoir de Mussolini ou d’Hitler survient après que la menace révolutionnaire ait été repoussée.

Crise d’hégémonie et crise de l’alternative

La réponse que je propose, c’est que les fascistes peuvent se développer à l’occasion d’une crise d’hégémonie, au sens que donne Antonio Gramsci à cette notion. C’est-à-dire une situation de crise dans laquelle les classes dominantes ont de plus en plus de mal à obtenir le consentement des dominés, à convaincre la majorité de la population du bien-fondé des politiques menées. Cette crise d’hégémonie se traduit par une crise du consentement des dominés à la domination sociale de la bourgeoise ; c’est une crise de la domination politique. Il me semble qu’on voit bien de quoi il est question quand on observe la situation présente en France : toute une partie de la population est en sécession par rapport au pouvoir politique incarné par Emmanuel Macron, et la situation n’était pas bien différente sous Hollande, qui avait atteint des sommets d’impopularité en raison des politiques menées et de la trahison des engagements pris (s’en prendre à « la finance »).

Cette crise d’hégémonie se double d’une crise de l’alternative, c’est-à-dire d’une crise des formes de contre-hégémonie, de contestation et d’opposition, qui pendant plus d’un siècle ont été incarnées par les gauches communistes, socialistes, et plus généralement par le mouvement ouvrier. Ces mouvements permettaient aux classes populaires d’exprimer leur opposition au système de domination, à l’exploitation, et aux politiques menées. Or, ces formes de contre-hégémonie sont entrées en crise dans les années 80, et cette crise atteint aujourd’hui un niveau très important en France (ce qui ne veut nullement dire que le mouvement syndical n’a plus de capacité de mobilisation, ce que les mouvements sociaux de 2010 ou de 2016 réfutent). La crise de la domination politique de la classe dirigeante s’accompagne donc d’une crise de la capacité des classes dominées à s’organiser collectivement et à porter un projet politique.

Cette situation crée un vide. Et depuis les années 80, l’extrême-droite est parvenue à remplir partiellement ce vide. Elle se développe du fait de cette double crise de la domination politique et de la capacité des dominé-es à développer une parole politique propre ainsi que des organisations qui les représentent au moins en partie.

Quand on a ce schéma en tête, on comprend mieux le durcissement autoritaire auquel on assiste actuellement. Quand vous gouvernez sans le consentement d’une part croissante de la population, que votre légitimité s’effrite, vous êtes amenés, quand la population se rebelle ou se mobilise, à accroître le niveau de répression. Le mouvement des Gilets jaunes, sans être très fort numériquement (mais très soutenu dans la population au moins pendant les trois premiers mois), fait ainsi l’objet d’une répression ahurissante. Le durcissement autoritaire est très clairement un produit de cette crise du consentement, de cette crise d’hégémonie.

Évidemment, ce durcissement autoritaire favorise l’extrême-droite, car il banalise et légitime une grande partie du projet de l’extrême-droite, qui depuis toujours prétend être la mieux à même de défendre l’ordre et la sécurité. Quand Jean-Marie Le Pen déclare qu’à la fin, les gens préfèrent l’original à la copie, il a d’une certaine manière raison, ou plutôt les faits lui donnent raison. Pourquoi se contenter de Valls ou Castaner quand on pourrait avoir Le Pen ?

La crise d’hégémonie vient également nourrir le racisme. Quand vous êtes de moins en moins apte à convaincre la population que vos politiques économiques et sociales vont améliorer sa situation matérielle, vous êtes tentés de déplacer le débat sur le terrain du nationalisme, et plus précisément de la nation menacée par des ennemis intérieurs, en particulier les musulmans et musulmanes, Rom-e-s, migrant-es, etc. On l’a vu avec la réaction d’Emmanuel Macron à la crise des Gilets jaunes. Alors que, jusque-là, il n’avait pas employé cette carte, sa première réaction après avoir été mis en difficulté a consisté à reprendre les éléments de langage de Nicolas Sarkozy à une autre époque, en faisant des liens entre immigration, identité nationale et « laïcité bousculée ». Quand on est mis en difficulté sur ses politiques économiques et sociales, on va changer les coordonnées du débat politique : « Rediscutons des menaces que font peser sur la République ces gens qui ne respectent pas la laïcité ».

On voit très bien ici la tactique employée. C’est la même qui avait été mise en œuvre par les socialistes dans les années 80 : le recul sur les politiques économiques et sociales, ce qu’on a appelé « le tournant de la rigueur », est concomitant des reculs du parti socialiste sur la question de l’immigration. Là encore, ces positions viennent renforcer l’extrême-droite. On peut prendre l’exemple de la loi Asile et immigration, qui est venue durcir toutes les dispositions en matière d’accueil des réfugiés, et qui s’est accompagnée de discours comme celui de Gérard Collomb, qui reprenait ceux du FN en parlant de « submersion migratoire ». Ces discours et ces actes viennent là encore banaliser et légitimer les positions traditionnelles de l’extrême-droite.

Une crise qui ouvre des brèches

Les réactions des gouvernements à la crise d’hégémonie en cours renforcent donc les positions de l’extrême-droite, à la fois sur le plan du durcissement autoritaire et sur le plan de la xénophobie et du racisme. On est donc pris dans ce piège, dans cette crise provoquée par les gouvernements eux-mêmes et par les politiques néo-libérales menées à partir des années 80. En menant des politiques de destruction des services publics, du Code du travail, de la protection sociale, on ne pouvait pas espérer que ça n’ait pas des conséquences, à terme, dans le champ politique. Ces politiques ont permis aux capitalistes de relancer la machine à faire des profits, de discipliner la main-d’œuvre dans les entreprises, mais cela s’est aussi traduit par un affaiblissement des classes dominantes dans le champ politique. Elles ne disposent plus de la légitimité dont elles pouvaient se prévaloir dans les années 70, quand la majorité de la population pouvait avoir le sentiment d’une amélioration possible, dans le cadre du système existant, de ses conditions matérielles d’existence.

La crise d’hégémonie en cours ouvre des brèches pour le pire, car l’extrême-droite a pris un coup d’avance, à la fois électoralement et idéologiquement. Mais elle ouvre aussi des brèches pour le meilleur : des millions de gens sont disponibles à autre chose, alors qu’il y a vingt ans ces personnes auraient peut-être adhérer mécaniquement à ce que leur racontaient les partis de droite ou le parti socialiste, ou ne se serait pas impliquées dans des mobilisations sociales. Aujourd’hui, il y a une attraction pour « autre chose », la recherche d’une alternative. La question qui se pose est donc la suivante : qui va parvenir à capter l’attention des millions de gens qui cherchent une voie pour sortir du marasme ? C’est tout l’enjeu du mouvement des Gilets jaunes. Qui donne le ton en son sein ? Est-ce que c’est l’extrême-droite, avec ses « idées » ultra-autoritaires et racistes, ou est-ce que peuvent y triompher les idées de démocratie réelle, de justice sociale et de lutte contre toutes les oppressions ? C’est un combat qu’il faut mener, on ne peut pas s’abstenir.

Illustrations par Lorie Shaull (CC BY-SA 2.0).

Notes

[1La possibilité du fascisme : France, la trajectoire du désastre, Ugo Palheta, éditions La Découverte, 2018.

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