Gilet jaune pense qu’il ne sait pas penser

Gilet jaune pense qu’il ne sait pas penser parce que ça se voit quand les gens savent penser, ils ont des compétences, ils ont un savoir-faire. À la télé on les appelle des experts et comme ils discutent entre eux, nul besoin d’argumenter ni d’expliquer.

Gilet jaune pense qu’il ne sait pas penser

parce que ça se voit quand les gens savent penser,

ils ont des compétences, ils ont un savoir-faire,

À la télé on les appelle des experts

et comme ils discutent entre eux

nul besoin d’argumenter ni d’expliquer

Ils disent « Comme vous le savez »

Ils disent « Soyons clair »,

Ils disent « Je ne vous l’apprends pas »

Quand ils prononcent : efficacitéresponsabilitécompétitivité, le marchééééé

les mots glissent s’élancent avec évidence

des mots assemblés à la virgule près

polis par des années d’expérience

des mots qui convergent au même endroit

des mots bien en ligne

des mots en ligne droite

 

Gilet jaune aime bien la ligne droite,

ça le rassure

c’est lisse, bien rangé, rien ne dépasse

et puis on dirait que ça unit et que ça rend heureux

il n’y a qu’à voir à la télé, les experts se félicitent, plaisantent et rient entre eux

 

Gilet jaune n’est pas sûr d’être heureux,

en fait il n’est sûr de rien

Ses pensées sont rugueuses, piquantes

et toutes entortillées

Elles ne s’assemblent jamais au même endroit,

elles doutent, hésitent, changent d’avis

Avec ces pensées-là,

les virgules ne sont que points d’interrogation

les « mais » succèdent aux « pourtant »

comme autant de petites bosses d’un parcours chaotique

Gilet jaune n’a pas les idées claires

 

Est-ce que je pense à l’envers ? se demande-t-il inquiet

 

Gilet jaune se démène pour remettre ses idées à l’endroit

mais il faut bien avouer que ça ne marche pas

 

Je vais les enterrer, se dit-il

Mais il a beau se creuser la tête

ses idées ne font que remonter

et plus il creuse, plus elles remontent

et voilà qu’une idée fixe s’extirpe et prend la fuite

Gilet jaune s’élance à sa poursuite

Au premier rond-point, elle devrait s’arrêter,

– priorité aux idées déjà engagées -,

mais ni une ni deux, la voilà qui s’engage elle aussi

Pas Gilet jaune, il se cramponne à sa ligne droite

ça le rassure

il n’aime pas quand ça tourne,

ça lui donne le vertige

 

Sur le rond-point, ça double, ça queuedepoissonne, ça cabotine

Les « mais » sont pléthore

Les « pourtant » affluent en masse

ils passent, repassent,

lui font des grimaces

Manquent pas de toupet ! grogne Gilet jaune tout en leur trouvant un petit air familier

 

Des idées virevoltent, soubresautent et soudain le heurtent de plein fouet

voilà Gilet jaune propulsé au milieu du rond-point

il se tient coi il se tient droit

maladroit dans ce nouvel endroit

il n’ose pas bouger

il ne sait que penser, il est à court d’idées

des pensées étrangères aux siennes,

des pensées qu’il n’a jamais eues

des pensées chafouines, drôles, inquiétantes,

sérieuses, calmes, énervées,

tristes, désespérées, enthousiastes

le frôlent puis le traversent

Eh oh ça va pas la tête,

ça ne se fait pas de bousculer les gens comme ça,

bougonne Gilet jaune

mais pourtant ça le chatouille, ça le titille

ça fait monter l’adrénaline

Ça y est, je vous reconnais ! s’écrie soudain Gilet jaune

pas peu fiers, Mais et Pourtant bombent le torse

sans ralentir la cadence

car ça s’agitent dans tous les sens,

ça se confronte, ça se complète

ça s’unit,

ça se superpose, ça s’emboîte, ça s’aligne,

ça s’encastre, ça s’enchâsse,

c’est complexe mais ça se construit

des pensées-cabanes

des pensées-monuments

qui se conjuguent à tous les temps

Pour la première fois Gilet jaune se sent différent

il est lui

mais autrement

comme si

il était devenu un géant

C’est revigorant

c’est grisant

 

Des mois ont passé,

des pensées se sont trouvées et assemblées

les pensées des uns

les pensées des unes

les pensées des autres

elles ont pris forme,

de belles formes même puisque de nouvelles idées sont attendues pour la rentrée

C’est un grand événement, pense Gilet jaune

 

Pourtant à la télé,

les gens ne parlent pas de ce grand événement

ils disent :

« Regardez toutes ces pensées qui tournent en rond sur les ronds-points,

ça n’a pas de sens !

D’ailleurs tous nos experts sont unanimes,

question efficacité, c’est zéro

et autant de désordre ne peut mener qu’au chaos.

Quelle irresponsabilité !

soyons clair, ces pensées ne sont rien.

L’énoncer est juste une question de bon sens ! »

 

Est-ce que penser a un sens ? se demande Gilet jaune

 

Gilet jaune est troublé

« rien » n’est quand même pas « grand chose »

ce qu’il entend n’est pas ce qu’il vit, lui

Peut-on imaginer ce que l’on ne pense pas ?

Peut-on penser ce que l’on ne sait pas ?

Peut-on savoir ce que l’on ne pense pas ?

 

A-t-on le droit de penser ce que les autres ne pensent pas ?

 

Du haut de sa stature de géant

Gilet jaune observe le monde autrement

sous son regard s’étale un nouvel espace

où la ligne droite n’est plus le seul point d’horizon

Ce champ est nécessaire.

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