Portrait d’une femme en jaune

PORTRAIT D’UNE FEMME EN JAUNE – NICOLAS MATHIEU

« Seulement, il s’était produit ça, sur ce rondpoint : elle avait connu autre chose. Un déchirement dans la toile uniforme des jours. »

paru dans lundimatin#195, le 10 juin 2019

Nos lecteurs et lectrices de la capitale pourront assister à une présentation de l’ouvrage mardi 11 juin à 18h à la Bourse du travail en présence de certains des auteurs notamment Alain Damasio, Félix Jousserand et Serge Quadruppani.

[Photo : Jean-Pierre Sageot]

Portrait d’une femme en jaune – Nicolas Mathieu
Cette vie, elle ne l’avait pas voulue. Et au fond, ça n’avait pas tellement d’importance. Chez elle, tout le monde ou presque faisait son chemin comme ça, de la maternelle au bac, un job, le mariage, deux mômes, les vacances, l’Auchan le samedi, le dimanche dans sa belle-famille. Avec un peu de chance et si le banquier était d’accord, on se faisait construire une petite maison un peu loin. Un crédit de plus. Il y avait déjà les deux bagnoles, le scoot du grand qui allait au lycée pro à vingt-cinq bornes de là et puis Cetelem, parce que les machines à laver crèvent toujours en même temps que la chaudière, c’est une règle.

Cette vie, elle s’était dévidée vite en somme, épuisante et belle, continuellement contrainte, rognée aux deux bouts, mais le mégotage n’empêche pas le bonheur. Bien sûr, les mecs faisaient chier, le mari qui ronfle et rouspète, des mains baladeuses, les chefs qui coupent la parole, les gamins qui dès quinze ans sont d’épouvantables petites brutes et qu’on attend la nuit, les yeux grands ouverts dans son lit, parce qu’ils zonent on ne sait où, fumant des bédos et enquillant les vodka-redbull.

Mais c’était sa vie en somme. Elle avait sa part, des baisers derrière le gymnase du bahut, une culotte qui glisse, le petit qui mange le dentifrice au lieu de se brosser les dents, son feuilleton sur la 3, les copines pour faire des tours en ville, pas souvent mais quand même.

Seulement, il s’était produit ça, sur ce rondpoint : elle avait connu autre chose. Un déchirement dans la toile uniforme des jours. Et soudain, ce sentiment de poisse, cette main sur sa nuque, la résignation qui lui tenait lieu de sagesse s’étaient évanouis. Depuis, elle avait beau faire, une impression de grand écran ne la quittait plus. On pouvait les traiter de tout, de fachos, d’ignares, de salauds, et après ? Jamais une injure ne pourrait rien contre cette vie ressuscitée. Jamais leurs beaux discours ne lui ôteraient cette découverte : elle s’appartenait.

À présent, elle était lasse, abattue, elle avait peur. Le vent tournait. Mais elle était sans regret.

Instagram,
15 janvier 2019

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