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Après huit mois de mobilisation sur les ronds-points, «Libé» est retourné voir des membres du mouvement, qui oscillent entre colère, désillusion et espoir de sursaut.
Ce rond-point de Château-Thierry, dans l’Aisne, a été un chouchou des caméras de télé. Une cabane, du café et un jeune homme qui a dormi sur zone des semaines durant, alors qu’il avait son toit quelque part dans la ville. On l’avait croisé en février, et le bonhomme, mécano abîmé par l’hiver, n’envisageait même pas le début d’une alternative : il resterait là tant que le référendum d’initiative citoyenne (RIC) ne serait pas instauré, avec la certitude sincère que plusieurs petites gens (lui et tous les autres gilets jaunes) pouvaient enfin faire plier un très gros (Emmanuel Macron). Le lieu est désormais vide.
La mobilisation des gilets jaunes dure depuis plus de huit mois. Mais l’ampleur du tout premier samedi, le 17 novembre (environ 280 000 personnes sur l’ensemble du territoire, selon le ministère de l’Intérieur), n’a jamais été égalée. Au fil des semaines, les épicentres ont bougé : Paris, Rouen, Toulouse, Bordeaux, Bourges, et le gouvernement s’est embourbé dans une crise totale. Les sympathisants du mouvement louent une ébauche de révolution pacifique aux revendications simplissimes : les prix flambent tandis que les salaires sont congelés. Les détracteurs insistent sur les violences, dont certaines ont fait le tour du monde – Paris, sa tour Eiffel et son Arc de triomphe dégustent.
Des images resteront dans l’histoire du quinquennat Macron. En janvier, les portes du secrétariat d’Etat de Benjamin Griveaux sont défoncées au transpalette, alors qu’à quelques kilomètres, un boxeur distribue des droites à des gendarmes. Au sein du mouvement, on rappelle le nombre de blessés qui s’élève à plusieurs milliers. Yeux énucléés, mains arrachées. En décembre, Zineb Redouane, 80 ans, meurt à Marseille, deux jours après avoir reçu en plein visage une grenade lacrymogène alors qu’elle était à sa fenêtre. A Nice, au printemps, Geneviève Legay, militante de 73 ans, est blessée lors d’une violente charge.
Pour le 14 Juillet, plusieurs groupes avaient appelé à marcher sur les Champs-Elysées. Pour faire mentir l’impression d’une mobilisation en déprime. La police a répliqué fort : des figures du mouvement (Eric Drouet, Jérôme Rodrigues, Maxime Nicolle) ont été placées en garde à vue pour «rébellion» et «organisation de manifestation illicite», et une centaine de manifestants interpellés au cours de la journée.
Depuis l’aube de la mobilisation cet automne, Libération a rencontré et suivi plusieurs gilets jaunes. Début juillet, nous avons repris la route pour revenir sur deux territoires explorés par à-coups ces derniers mois : la Seine-et-Marne (d’où est partie la première pétition contre les prix du carburant) et le Cher. Il est arrivé que nos interlocuteurs s’emmêlent avec les temps de l’indicatif. Un coup dans le passé, comme si le rideau était déjà partiellement tombé sur le mouvement ; un coup dans le futur, comme si ça ne pouvait avoir de fin.
Bourges : «Pourquoi on n’arrive pas à les dégager ?»
Morgane, fromagère, a garé son camion près de celui de Mathieu, maraîcher. Sur un petit terrain en terre à la sortie de Bourges (Cher), elle prend un bouquin offert à sa fille comme preuve des fumisteries pensées «en haut». «Le livre parle de fruits et laitages de France et il est fabriqué en Chine…» Mathieu, lui, fait des mathématiques basiques, mais indémerdables : les puissants de ce monde sont quelques milliers, ceux à leur botte des centaines de millions. «Pourquoi on n’arrive pas à les dégager ?» Le trentenaire est à la limite du désabusement. Depuis janvier, sa colère est protéiforme : «On a une haine envers les politiques. Elle est en nous maintenant.» Il veut plus d’actions concrètes, du genre à bousculer la une du journal local, et plus encore. Dit en mimant la danse des canards : «On n’a jamais obtenu quelque chose en faisant coucou aux voitures ou en dansant sur un rond-point.»
Les deux amis se rejoignent sur un constat : si le mouvement des gilets jaunes tousse à grande échelle, il a chopé une pneumonie dans ce coin-ci du Cher. Au-delà des peurs, des coups de matraque, du gaz lacrymogène, des LBD et de l’usure, passé l’euphorie, il y a les bisbilles. Se mettre d’accord pour un lieu et une heure de mobilisation le week-end devient un casse-tête diplomatique. Chacun son groupe, chacun ses idées quant à l’organisation. Ça crispe. A la fin, certains laissent tomber. En creux, Morgane, jeune et tatouée, décrit cette période d’accalmie comme la sieste après un festin imprévu. Elle dit : «On a appris trop de choses, en très peu de temps. Trop d’informations d’un coup… On a peut-être besoin de digérer ça.» Depuis le 17 novembre, les vidéos en ligne et les discussions entre gilets évoquent traités, institutions, géopolitique, révolutions d’antan. En substance : plus on s’investit le samedi, plus on se rancarde la semaine pour être au parfum et soutenir les débats en ligne ou dans la rue. Elle sourit : «Si on tire le fil, on pourrait aller jusqu’à Hillary Clinton pour éclairer ce qui se passe sur la planète… Laisse tomber…»
Morgane et Mathieu, à Bourges, le 3 juillet. Photo Cyril Zannettacci. VU
Mathieu, jeune au sourire nerveux, imite un policier du coin croisé à une foire comme le dernier des truands. «Il répète tout haut qu’il attend le jour où il pourra se faire l’un d’entre nous.» Et, quelques minutes plus tard : «Ils sont en train de tuer la planète. A la limite, en prenant conscience de ça, je m’en fous maintenant de ce qui se passe en France.» Pêle-mêle, il accuse à la fois le glyphosate, l’accord de libre-échange entre l’UE et le Mercosur, Bayer. Morgane acquiesce en défendant l’autosuffisance, seule façon d’emmerder «le système». «Je vis avec le soleil, je fais mes propres légumes, je n’ai plus de crédit…» De la main, elle explique son dispositif de récupération d’eau qui lui permet de recharger ordinateur et téléphone grâce à une turbine hydroélectrique. C’est ça ou devenir violente – casser ou valider la casse. Elle coupe : «La vérité de toute façon, et c’est pour ça que ça a coincé, c’est que le Français a encore beaucoup de choses à perdre.» Mathieu hausse la voix pour confesser un autodafé de tissu : en janvier, il a cramé son gilet jaune. Il le trouve trop contraignant car trop marqué. «On est tous français, humains quand on va manifester. A quoi ça sert ? Je sais, je suis un peu utopiste.»
Lunery : «La Troisième Guerre mondiale a déjà commencé»
L’épicerie est déserte et ses deux tauliers devant. Une femme, un homme, la trentaine ou un peu plus, et un gilet jaune accroché devant, rhabillant le présentoir dédié au journal local. Avec l’index et les yeux, le gars indique d’autres commerces de Lunery (Cher) arborant le même symbole – ça dessine un triangle sur une zone grande comme un terrain de football.
Lui, costaud et debout, décortique le plan des autorités pour dissuader les gens de protester : trouver tous les prétextes possibles pour verbaliser celles et ceux identifiés gilets jaunes sur un territoire. Ça commence par les PV sur les voitures, tout le temps : la répression financière. Au débotté, il glisse un mot au sujet des gilets jaunes les plus médiatisés, dont il se méfie : «Comment en sont-ils arrivés là ? Qui les a mis là ? On ne sait pas, nous.» Il concède un joker à Jérôme Rodrigues. Parce qu’il a perdu un œil.
Elle, fine et assise, évoque le chaînon manquant : les gars des quartiers populaires, parce qu’ils savent y faire quand ça chauffe. «Comment tu crois que ça s’est passé en 2005 ? Et comment tu crois que ça a avancé dans les banlieues ?» Elle hausse les épaules en précisant que rien n’est réglé – les prix continuent de grimper – et compare la France à Hongkong pour illustrer l’un des plus vieux credos du monde : quand on veut, on peut. Elle trouve un exemple pour illustrer le bordel : «Ils ont mis Christophe Castaner, un ancien joueur de poker à Marseille, au ministère de l’Intérieur…» Ils disent au revoir comme deux prophètes de retour d’une balade dans les enfers : «La Troisième Guerre mondiale a déjà commencé.»
Sur la route du Cher : «Si ça devait se terminer, je me demande ce que je ferais les samedis…»
Sophie, 42 ans, sent moins de soutien à son boulot. Cet automne, ils étaient une dizaine à soutenir les gilets. Dans le lot, certains narguaient sévère les collègues réticents à marcher le week-end, avant de finir eux-mêmes par lâcher au fil des semaines. «Maintenant, je suis quasiment seule. Allez, on est deux… On ne me demande plus ce que j’ai fait le samedi. Je continue de partager des vidéos sur Facebook pour qu’ils voient que ça continue et peut-être leur donner envie de revenir.»
Philippe, son époux, fait patienter dans son jardin deux minutes, le temps de retrouver un calendrier acheté à Clermont-Ferrand. Sur le pont de jour comme de nuit, il l’a annoté comme un calepin de détective. Le couple se déplace partout en voiture, du Nord au Sud. De temps à autre, Sophie et Philippe, qui travaillent dans le secteur du luminaire, proposent à des connaissances de les embarquer avec eux. Flop. Il lève la tête : «Mes amis d’ici ne veulent pas me parler des gilets jaunes. Pourtant il y en a qui sont dans la misère. Il y a un peu plus d’un an, j’en ai aidé un chez qui les huissiers étaient venus frapper. Je lui ai prêté 1 500 euros pour qu’il puisse être tranquille. On s’en fout, en fait. Mais lui et d’autres personnes savent très bien que je vais manifester avec ma femme. Je n’ai jamais reçu de coup de fil pour savoir si tout allait bien, si j’étais bien rentré.» Il rassure : au fil des week-ends, il s’est fait d’autres amis qui comprennent tout ça, ce qui atténue la déception.
Philippe, un gilet jaune du Cher, le 3 juillet. Photo Cyril Zannettacci. VU
L’addiction est devenue une compagne : «Si ça devait se terminer, je me demande ce que je ferais les samedis…» L’avant-dernier jour de la semaine est un repère qui rythme les pensées, les discussions et la forme des six autres. On touche presque à la question ultime : comment ont-ils fait toutes ces années sans cette adrénaline et cette foi-là ? Sophie : «Il y a cette fois où l’on s’était fait gazer très fort. Toute la semaine, nos yeux nous piquaient. On toussait, on avait des problèmes pour respirer…» Philippe maudit «le confort de merde», somnifère coupable d’avoir endormi les Français et une partie de son cercle proche : «On s’épate nous-mêmes de n’avoir rien lâché.»
Leur fils aîné, 20 ans, ne parle pas gilets avec ses parents. Philippe pense qu’il se protège. Sophie : «Je crois qu’il a peur de ce qui pourrait arriver… Jusque-là, j’ai eu de la chance. Peut-être parce que je pense à rentrer entière pour mes enfants.»
Elle ressent une crainte plus diffuse, celle des classes moyennes, de glisser économiquement et de tout perdre. In fine, son mari et elle marchent peut-être par anticipation. Un jour, ils seront peut-être tout en bas : «Vous savez, on a découvert l’ampleur de la pauvreté en allant dans les grandes villes. Dans notre village, il n’y a pas de SDF, pas de gens qui fouillent dans les poubelles. On ne s’imaginait pas que c’était à ce point.»
La plus grande de leurs deux filles, lycéenne, comprend à peu près leur démarche. La cadette a l’âge de la tétine. Philippe, deux doigts en moins, héritage de ses années dans la menuiserie, cherche dans son téléphone jusqu’à trouver sa pépite : une vidéo du petit bout qui chantonne l’un des airs les plus populaires dans les manifestations. Il posera en photo avec elle. La gamine a son gilet aussi.
Les samedis de vadrouille leur coûtent environ 450 euros par mois. Les vacances de cet été seront amputées. Un week-end quelque part, pas plus. Et un anniversaire en août, celui de Sophie, où les invités seront triés en fonction de leur couleur. Ce coup-ci, ils ont décidé de n’inviter que des gilets jaunes.
Mouy-sur-Seine : «J’ai hâte d’être au premier anniversaire»
Un break rouge a fait du boucan en s’arrêtant au rond-point. Mais moins que la dame qui tient le volant et gronde quelques gilets jaunes en ouvrant la portière : «J’ai 70 ans, je ne vais pas m’emmerder à manifester pour les autres.» Elle secoue très fort à coups de raisonnements définitifs. Voilà : si les gilets jaunes servaient à quelque chose, Macron serait déjà tombé. Un homme costaud aux cheveux gris, fan de Bob Marley, s’approche : «Alors dites-nous comment faire.» Commence le dialogue de sourds bavards. Elle : «J’ai élevé cinq enfants sans aides…» Lui : «Mes parents en ont élevé onze. C’est encore plus difficile.» On nous jure que c’est une habituée. Parfois, elle passe, s’arrête, dégoupille et s’en va. Théâtre du rond-point.
A Mouy-sur-Seine (Seine-et-Marne), Guillaume, trentenaire au chômage, pose deux postulats au milieu de neuf autres gilets. D’abord, ils doivent rester visibles, garder la main sur les ronds-points décriés par certains gilets – trop de folklore et de beuveries à leur goût. Ensuite il parle de long terme : puisque Macron n’a pas cédé, il faut le cuisiner à feu doux.
A Mouy-sur-Seine (Seine-et-Marne), le 8 juillet. Photo Cyril Zannettacci. VU
Des têtes de Gaulois sont affichées partout dans une cabane de fortune, des pin’s y sont accrochéset quelques centaines d’euros de dons roupillent dans le coffre de la mairie, qui soutient le mouvement. Ils se regardent tous et acquiescent en chœur : peut-être bien qu’ils en feront cadeau à une association s’occupant d’animaux abandonnés. Les dix de Mouy sont débectés par des gilets présents sur d’autres ronds-points. Un homme long, costaud et barbu, presque retraité : «Ils font des quêtes et demandent aux automobilistes de l’argent pour soutenir le mouvement. On explique que plus personne n’a de sous et on leur demanderait de donner encore ?» Chaque grief énoncé en inspire un autre et lance de grandes chaînes de coupables : le second mandat de Jacques Chirac a précipité le pays dans la mouise (à cause des décisions proeuropéennes) ; le citoyen français est très gentil (il accepte tout, il aurait dû se rebeller bien avant) ; les handicapés sont les grands oubliés (ainsi que ceux qui s’en occupent) ; les Chinois rachètent en masse vignobles et commerces (ce qui marque un peu la fin de l’insouciance). Guillaume lâche un sourire de Noël en se projetant à novembre : «J’ai hâte d’être au premier anniversaire.» Une retraitée, juste à côté : «Euh non, ça voudrait dire que rien n’a été réglé.» Guillaume : «Il faudra quand même faire un anniversaire, quoiqu’il arrive.»
Son père est assis à côté et tète sa pipe. Son fils et lui travaillaient dans une entreprise du coin. Ils l’ont récemment quittée pour se mettre à leur compte. Un projet de pièces détachées de voitures et de mécanique, qui traîne en longueur. L’homme à la pipe maudit le temps qui passe. Jadis, même la débrouille avait une autre gueule. Sa mère gardait des gamins et avec cet argent-là, la famille avait pu s’acheter une petite maison quelque part dans la campagne. «Moi, ça fait longtemps que je n’ai pas vu les vacances.» Guillaume dégaine un livre de souvenirs. On lui oppose un «Déjà ? Ça veut donc dire que c’est fini ?» Il répond «Non… Il y en aura forcément un second.»
Angerville : «Je n’avais jamais manifesté avant et je vais continuer»
Le premier samedi de juillet, il a troqué son habituel Stetson pour un bob jaune fatigué, canicule oblige. Ancien officier mécanicien navigant dans l’aviation civile, Jean, 65 ans, se définit comme un «retraité à l’aise», qui ne se pose pas de questions lorsqu’arrive le 15 du mois. Il habite à Angerville (Essonne). Comme beaucoup de mobilisés, l’homme représente cette classe moyenne supérieure qui ne manifeste pas pour son avenir propre mais revendique de marcher pour celui des autres. Aucune détresse financière dans son cas, simplement ce sentiment de ras-le-bol général qui revient dans mille et une bouches. «Beaucoup de gens ont l’impression qu’on ne vit plus dans un pays de liberté, mais dans une dictature. Alors que dans beaucoup de pays, on est le symbole de la révolution et de la liberté.» Même si certains crachent sur le gilet, le retraité le défend coûte que coûte. Un symbole imposé aux automobilistes, raillé au départ, puis finalement adoubé et starifié sur les ronds-points. Quoiqu’il accorde une demi-concession au gouvernement :«Le premier réflexe d’un Français lorsqu’on l’oblige à faire quelque chose, c’est de ne pas être d’accord. Le Gaulois réfléchit après. C’est un peu ce qu’il se passe avec ce que propose le gouvernement. Tout n’est pas mauvais, il y a des idées qui ne sont pas bonnes, mais d’autres qui n’ont pas été bien expliquées.»
Après la manif, il ne lâche pas le rituel : avant de rentrer chez lui, il s’arrête encore au rond-point de son coin tailler le bout de gras avec ceux qui font acte de présence, semaines après semaines. Il a la foi des nouveaux convertis : «C’est la première fois de ma vie que je suis dans la rue. Je n’avais jamais manifesté avant et je vais continuer. Le gouvernement n’a pas cédé grand-chose. Ils ont juste fait des petits cadeaux, saupoudrés à droite, à gauche.» Jean égrène avec un zeste de candeur les slogans des pancartes immortalisés depuis huit mois – les cartes postales des étapes du mouvement. Son préféré : «Vous nous donnez les miettes, mais nous, on veut la baguette.»
Sa famille de sang est restreinte. Un seul fils, qui travaille à Nice. Il lui envoie bien quelques photos les soirs de manif, mais sent que ça ne l’intéresse qu’à moitié. Comme la plupart des gilets irréductibles, il s’est construit une famille parallèle : «Le fils d’une amie gilet jaune a chopé une méningite en Amérique du Sud. Coma pendant deux jours… Le groupe était derrière elle, on s’est tous inquiétés comme si c’était notre propre gamin.» Il concède sans conteste que plus les samedis passent, moins il y a de troupes pour garnir les rangs. «Normal. Les gens voient que rien n’avance. Le gouvernement joue la montre. Ils sont démoralisés.» On le sent nostalgique des premières heures de la mobilisation. Lui assure qu’il s’interdit de regarder en arrière et rêve d’un sursaut après l’été. Il ne faut pas lui parler de pause. «C’est certain que des gens parmi les gilets jaunes vont aller en vacances. Mais rien ne les empêche d’aller voir un rond-point à Palavas-les-Flots et de manifester le samedi.»
Jouy-le-Châtel : «Le message qui vient d’en haut est violent»
Victor a banni deux copains depuis novembre. Ponts coupés, sans hésitation. Ils disent qu’il fait partie d’une secte. «Ça veut dire qu’ils ne me connaissent pas, qu’ils répètent bêtement ce que colportent certains médias. Ils m’ont pris pour un con.» Il le raconte d’une voix, d’une gestuelle et d’un regard si doux qu’on douterait presque de sa capacité à excommunier qui ce soit. Le bonhomme aux cheveux gominés et aux bras bardés de tatouages rétros assume de souffler depuis quelques samedis. Il cherche du boulot, passe des entretiens, retape sa maison à Jouy-le-Châtel (Seine-et-Marne). Scénar catastrophe en cas de disette prolongée : «Je dois la terminer au cas où je devrais la vendre.» Il soupire : «C’est sûr qu’il aurait fallu des millions de Français dans la rue les quatre premières semaines» – pour faire tomber des têtes.
Victor, 56 ans, une compagne et deux enfants, aime les vieilles caisses et le rock. Sa boîte qui imprimait, entre autres, des documents pour Matignon, a mis la clé sous la porte. «Ils font imprimer dans les pays de l’Est maintenant. Je touche 1 900 euros, un employé là-bas touchera 600, voilà…» Il se souvient du gendarme qui se chargeait de faire le lien entre l’imprimerie et le ministère. Ça le fait marrer : «Il lui arrivait de venir et de ramener deux bouteilles de champagne. A chaque fois, je lui disais « tiens, c’est l’argent de mes impôts ». Si un gendarme trouve normal de tirer deux bouteilles de champagne d’un ministère, tu imagines ce que font les autres ?»
Victor à Jouy-le-Châtel (Seine-et-Marne), le 3 juillet. Photo Cyril Zannettacci. VU
Il se demande s’il n’a pas basculé à droite ces derniers temps sans trop savoir expliquer comment ni pourquoi. Il ricane en déclinant les nouvelles formes de débrouille : «Tu vois où on en est ? Chaque fois que tu augmentes les prix, les gens basculent. L’essence se siphonne sur les camions maintenant…» En février, il s’est pointé en gilet jaune au rassemblement parisien contre l’antisémitisme, après l’agression verbale subie par Alain Finkielkraut un samedi de manif : «Je voulais montrer qu’on n’était pas comme ça dans l’écrasante majorité. Et vous savez quoi ? Des gens ont appelé la police. Un CRS est venu pour m’embarquer. Je devais m’en aller. C’est le comble.» La violence le débecte, lui tire les traits quand il en parle. Celle des black blocs, de la BAC, de quidams qui se greffent au mouvement. Mais elle l’interroge aussi : chaque fois que ça part en vrille, le gouvernement donne l’impression de céder quelque chose.
Sur sa cheminée, une grenade de gaz lacrymogène et une balle de LBD – souvenirs devenus trophées. «Le message qui vient d’en haut est violent : quand on manifeste pour vivre de son travail, on nous explique que c’est mal, que c’est de l’extrémisme. Mais c’est extrême, de demander plus de pouvoir d’achat ?» Il a été aussi à deux doigts de bannir ceux qui lui ont demandé ce qu’il avait cassé pendant les manifestations. Il prend un ton enfantin : «Je n’ai cassé qu’une fois dans ma vie : c’était une boîte aux lettres dans ma cité, à Pontault-Combault. J’avais 14 ans. Une femme de ménage m’a balancé à mes parents. C’était chaud.» Dans son entourage, il y a ce policier qui n’arrive plus à joindre les deux bouts. «Il nous soutient, mais ne peut rien dire. Ce gars n’a pas les moyens d’entretenir sa voiture. Je suis un passionné, je lui fais gratuitement. On m’a dit mais « tu aides un flic ? » Et pourquoi pas ? Je ne suis pas antiflics, ni même antiriches… tant qu’ils paient ce qu’ils doivent.»
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