Erigé au rang de martyr pour beaucoup de « gilets jaunes » après avoir été éborgné par un tir de LBD, l’homme de 40 ans continue son combat malgré la perte de vitesse du mouvement. Franceinfo brosse son portrait.
« Ils m’ont déjà éborgné et maintenant, ils me mettent en garde à vue ! Ça va être quoi la prochaine fois ? » Trois jours après son arrestation pour « organisation de manifestation illicite » sur les Champs-Elysées, en marge du défilé du 14-Juillet, Jérôme Rodrigues voit toujours rouge. Ce mercredi, les convois policiers qui escortent les membres du G7 Finance à Chantilly (Oise) passent au pied de l’appartement de cette figure des « gilets jaunes », qui a perdu l’usage de son œil à cause d’un tir de LBD et que nous avons joint par téléphone. « Si vous voulez encore m’embarquer, j’habite là hein », crie-t-il, taquin, à la fenêtre.
Libéré au bout de six heures, sans charges retenues contre lui, le 14-Juillet, il a enchaîné les passages dans les médias pour annoncer sa volonté de porter plainte. Ce jour-là, deux autres figures du mouvement ont été interpellés : Maxime Nicolle et Eric Drouet. Pourtant Jérôme Rodrigues est le seul à répondre aux sollicitations de la télévision. « Tant qu’ils ne me tuent pas, je ne suis pas prêt de me taire », martèle le « gilet jaune » de 40 ans. De quoi nourrir un peu plus une popularité grandissante depuis le début du mouvement.
« Il a été mutilé et il va toujours au front »
Sur les réseaux sociaux, cette arrestation a immédiatement suscité une vague de soutien chez les « gilets jaunes ». « Il a été mutilé et il va toujours au front, en première ligne. C’est un exemple pour les jaunes », estime, dithyrambique, Matthias, « gilet jaune » meusien qui arbore en photo de profil un dessin à l’effigie de Jérôme Rodrigues, avec son cache-oeil noir.
La journée du 26 janvier a érigé Jérôme Rodrigues au rang de « martyr » pour beaucoup de « gilets jaunes ». Lors de ce 11e samedi de manifestation, sur la place de la Bastille, l’homme de 40 ans est touché par un tir de LBD, en plein dans son œil droit. L’impact a lieu alors qu’il est en direct vidéo sur Facebook. Quand il tombe au sol, l’image vacille (à partir de 9 min 16 dans la vidéo). On voit alors les « street-medics » se précipiter autour de lui, avec en fond l’ange doré de la colonne de Juillet.
Ces images font le tour des médias et c’est à la télévision que la fille et les parents de Jérôme Rodrigues apprennent sa blessure. « Ça les a choqués, raconte-t-il six mois plus tard, la gorge toujours serrée. Mon père, c’est le genre d’homme, assez macho, qui vous dit qu’un mec ne doit pas chialer. Cette fois, il a pleuré. »
« Il y avait un périmètre de sécurité et on ne pouvait pas accéder à lui. Dès qu’on a su qu’ils l’avaient emmené à l’hôpital Cochin, on a couru sur place », se rappelle Jamel Bouabane. Depuis leur rencontre, lors des premiers « actes » de la mobilisation, les deux hommes sont devenus inséparables. Pendant sa convalescence, c’est lui qui a géré ses relations avec la presse. « Ce soir-là, on a reçu des centaines de coups de fil de journalistes. Il y avait aussi des dizaines de jaunes présent devant l’hôpital en solidarité. »
Pendant ce temps, Jérôme Rodrigues est sur la table d’opération. Malgré les cinq heures d’intervention, les médecins ne parviennent pas à sauver son œil. « Quand il est sorti du bloc, en pleine nuit, il pleurait. C’était un moment terrible », se rappelle sa sœur Helena, d’un an sa cadette.
Je lui ai dit ‘maintenant, soit tu arrêtes ton combat, soit tu continues, mais tu dois te relever’. C’est comme ça qu’on a été élevés.à franceinfo
« On nous a appris à défendre nos droits »
Fils d’un père immigré portugais et d’une mère issue d’une famille de fonctionnaire de banlieue rouge, Jérôme Rodrigues a grandi à Tremblay-en-France (Seine-Saint-Denis) avec ses trois frères et sœurs. « Notre père nous a inculqué les valeurs du travail et, du côté de notre mère, on nous a appris à défendre nos droits », continue la cadette. Après cette blessure à l’œil, Jérôme Rodrigues porte plainte contre X et contre le préfet de Paris pour « violences volontaires aggravées par personne dépositaire de l’autorité publique ».
Commence alors un long bras de fer judiciaire pour récupérer le rapport de l’IGPN et faire la lumière sur les circonstances de sa blessure. Le tribunal administratif donne finalement raison au « gilet jaune », le 7 juin, mais le ministère de l’Intérieur fait appel, évoquant « le secret de l’instruction » en cours. « L’appel n’est pas suspensif, s’énerve Me Arié Alimi, estimant que son client est en droit de consulter le fameux rapport. L’Etat est dans l’illégalité la plus totale. »
Pour les « gilets jaunes », Jérôme Rodrigues est devenu un symbole des violences policières. Lui se défend d’être « anti-flic ». Les vrais coupables sont« ceux qui donnent les ordres : Castaner et le préfet ». « C’est eux qui doivent être jugés pour ça. C’est pour ça que je me bats », appuie-t-il. Dans son combat, il explique recevoir toute sorte de soutien : « La semaine dernière, un artiste chinois m’a donné un portrait de moi. J’ai aussi reçu plein de poupées à mon effigie. Ça fait chaud au cœur. »
A l’aise devant les caméras
Avec son épaisse barbe grisonnante et son chapeau vissé sur la tête, Jérôme Rodrigues est reconnaissable entre mille. Avec son style et son phrasé bien à lui – il ponctue ses formules par « la famille » ou « tonton » – il acquiert une certaine notoriété dès le début du mouvement dans ses directs sur Facebook.
Jérôme Rodrigues croise pour la première fois les caméras de télévision le 15 décembre, pendant la cinquième journée de mobilisation des « gilets jaunes », sur les Champs-Elysées. « On m’a proposé de parler en duplex sur CNews, je me suis bien démerdé et on m’a laissé trois minutes en direct. » La journaliste le félicite pour sa performance et prend son contact. Dès le lendemain, il se retrouve sur le plateau de la chaîne d’info, casquette des Dodgers de Los Angeles sur la tête.
Dès lors, les passages télé s’enchaînent. Certains sont remarqués, comme cette longue tirade adressée au porte-parole du gouvernement, ou ce débat sur le plateau de CNews dans lequel il malmène le député LREM du Nord Christophe Di Pompeo.
Quatre mois plus tard, le parlementaire se « souvien[t] très bien » de cet échange houleux. « Il a été virulent dès le début, avec des punchlines bien préparées. Je ne m’y attendais pas », raconte Christophe Di Pompeo, persuadé que le « gilet jaune » a été conseillé par des spécialistes en « media training ». « J’ai jamais bénéficié de quoi que ce soit, rétorque Jérôme Rodrigues dans un grand rire. Et j’ai pas besoin d’entraînement pour lui dire ses quatre vérités. »
Je pars du principe qu’au final, tous ces gens vont aux toilettes comme moi. Devant les caméras, j’ai vu certains devenir tout rouge dès qu’il fallait parler. C’est pas mon cas.à franceinfo
D’où lui vient cette tchatche ? « J’ai été commercial pendant des années, mon boulot c’était de vendre de la glace à un esquimau », avoue le quadra au tutoiement facile. Après un bac pro, qu’il décroche tout en « déchargeant les camions sur le marché pour quelques billets », il est embauché chez Disney, puis à JouéClub où il se retrouve « à 22 ans chef d’équipe d’une vingtaine de mecs ». Le quadra aime narrer ses rencontres. Comme celle avec Michel Boujenah, qu’il a conseillé pour acheter des jouets, ou avec Jacques Chirac au Salon de l’agriculture. « Il a claqué la bise à toutes les filles, alors je lui ai dit ‘et moi, monsieur le président ?’ On s’est bien marré. »
« Comme beaucoup de jaunes, je suis épuisé »
Son assurance est contrebalancée par une propension à se justifier constamment. « Je ne suis pas un violent », « pas un tire-au-flanc », « pas un illettré », répète-t-il à plusieurs reprises lorsqu’il évoque son combat avec les « gilets jaunes ». « J’ai lu tellement de conneries sur moi, essuyé tellement d’insultes sur les réseaux sociaux que ça laisse pas indemne », admet-il, citant notamment la fois où le député LREM des Hauts-de-Seine Jacques Marilossian l’a traité de « débile profond » sur BFMTV ou les internautes se moquant de son infirmité.
« Même s’il n’en parle pas beaucoup, cette pression et ces insultes l’affectent beaucoup, souffle sa sœur, Helena Rodrigues. Et tout ça sans compter le racisme des gens qui nous disent de rentrer dans notre pays parce que notre père est Portugais. » Jérôme Rodrigues et sa cadette ont déposé plainte après avoir reçu des menaces de mort sur les réseaux sociaux ainsi qu’en message privé sur leurs messageries.
A la violence, s’ajoute des difficultés personnelles. En 2014, Jérôme Rodrigues connaît un « accident de vie » – une rupture et un licenciement. Il part alors en Espagne, déménage à Perpignan, puis revient finalement à Paris en octobre 2018. Sa sœur l’embauche dans son entreprise de BTP, où il entame une reconversion dans la plomberie. Mais sa blessure à l’œil met un point final à ses plans de vie. « Je n’arrive même pas à me servir de l’eau sans poser la bouteille sur le bord du verre, comment tu veux que je soude des tuyaux avec un chalumeau ? », souffle-t-il.
Aujourd’hui, Jérôme Rodrigues est « dans le flou ». Pour son avenir professionnel, tout comme pour celui du mouvement des « gilets jaunes » qu’il continue de porter à bout de bras. « Comme beaucoup de jaunes, je suis épuisé et je me pose beaucoup de questions », concède-t-il.
Je ne crois pas que ça serve encore à quelque chose de courir comme des poulets sans tête dans tout Paris. Je pense qu’il faut passer par une structuration.à franceinfo
Son idée : mettre en place une structure de contre-pouvoir basé sur le principe du Référendum d’initiative citoyenne – une mesure réclamée par les « gilets jaunes » depuis le début du mouvement. « Il y a 13 régions. Chacune vote pour un homme et une femme. Ca fait 26 personnes, qui sont à tout moment révocables et dont le job est de remonter ce que veulent lesjaunes », explique-t-il.
Au sein de cette assemblée sera désigné « un gars pour aller parler dans les médias et s’opposer au gouvernement ». Jérôme Rodrigues se rêve-t-il à la tête de ce shadow cabinet en « gilet jaune » ? « Je n’ai pas l’âme d’un leader, plus d’une vigie, balaie-t-il. Et puis je ne veux pas être en haut, parce que, si c’est le cas, je n’aurais plus personne sur qui gueuler. »
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