Choqués par l’attitude des policiers lors de la Fête de la musique, beaucoup de jeunes Nantais disent désormais regarder la police « autrement ».
Ils ont l’impression que ce jeudi soir le quai des Antilles, ce haut lieu nocturne nantais peuplé de bars, n’a pas vraiment le cœur à la fête. Après avoir stationné leur voiture à deux pas du quai Wilson, où Steve Maia Caniço a perdu la vie à la suite d’une intervention policière controversée, dans la nuit du 21 au 22 juin, Antoine, Amélie, Marco, et Kaïs, respectivement 17, 19, 21 et 15 ans, ont « beaucoup parlé de lui ».
D’autant que l’endroit où ils ont décidé de se retrouver est très exactement situé entre le lieu où Steve a chuté dans l’eau et le lieuoù son corps a été retrouvé, sous la grue jaune, à quelques centaines de mètres de là, trois jours plus tôt.
« La mort de Steve m’a choquée. On ne peut pas s’empêcher de se dire que cela aurait pu être nous. Avant, j’étais la première à défendre les forces de l’ordre, mais maintenant je ne sais plus quoi penser. J’ai l’impression que la police va de plus en plus loin, pour rien. »
Les quatre copains ne parlent pas de politique et ne sont pas des habitués des manifestations « dures » de ces dernières années à Nantes, dont certaines se sont terminées par des heurts sur fond de slogans antipolice :
« Entre Notre-Dame-des-Landes, la loi travail et les “gilets jaunes”, on voit bien que les policiers s’en prennent plein la gueule. Et les casseurs, j’étais la première à dire qu’ils allaient trop loin. (…) Avec ce qui est arrivé à Steve, j’ai vraiment l’impression que quelque chose s’est cassé. L’image que j’avais de la police a changé. »
Pour autant, ni elle ni ses amis n’iront gonfler les rangs de la manifestation à laquelle appellent plusieurs collectifs samedi, au cours de laquelle un vif sentiment antipolicier pourrait s’exprimer. Pour tout dire, ils n’y ont même pas songé un seul instant.
« La police va devoir se poser des questions »
Un peu plus loin, dans un autre bar situé sur le même quai, Loïs et Baptiste, eux, annoncent haut et fort qu’ils seront dans la rue, « bien sûr ». Le second, âgé de 39 ans et cadre dans une société d’informatique, n’avait pas foulé le bitume nantais pour protester depuis longtemps, mais la détermination du premier a fini par l’emporter. Baptiste explique :
« Avant, moi, je n’avais rien contre la police. A mes yeux, ils faisaient leur job et on était parfois bien contents de les trouver. Mais toutes ces vidéos qui montrent certains comportements violents me posent problème. Et je ne veux même pas penser à toutes les scènes qui n’ont pas été filmées. »
Loïs, lui, ne compte plus les manifestations à Nantes. Les scènes « marquantes » non plus. Les yeux clairs de ce grand jeune homme tatoué, coiffé d’une casquette, se font presque noirs quand il décide de « balancer tout ce qu’il a sur le cœur ». « Il y a déjà eu tellement de drames avant Steve… », soupire ce mécanicien, qui se présente comme issu du milieu ouvrier.
« Quand c’était dans les quartiers, tout ça, pour les gens, ce n’était pas grave. Mais il va falloir enlever les œillères. Là, il y a un problème de fond. La police va devoir se poser des questions. Elle engrange un stock de haine qu’elle n’imagine pas. »
« Généalogie de la violence d’Etat »
Cette « généalogie de la violence d’Etat, qui accompagne un durcissement politique avec des mesures de plus en plus injustes sur un plan économique » intéresse et interroge Pierre, de l’Assemblée des blessé.e.s – un collectif qui recense le nombre de victimes de tirs de Flash-Ball et de lanceur de balles de défense (LBD) – depuis de longues années. Le comportement de la police sur le quai Wilson cette nuit-là suscite chez lui de la colère, mais ne le « surprend pas ».
Ce Nantais de 28 ans, blessé à l’œil – dont il a perdu l’usage – par un tir de LBD lors d’une manifestation lycéenne en 2007, estime que « depuis douze ans, la répression s’est considérablement accrue » et s’est même « enracinée », à Nantes. Avec d’autres, il recense les « très nombreuses victimes de violences policières » et cherche à entrer en contact avec elles, pour « construire des solidarités » et « travailler à une prise de conscience collective », laquelle commence doucement à porter ses fruits, selon lui. « Aujourd’hui, dit-il, une génération entière de Nantais est touchée. Tout le monde ici connaît, de près ou de loin, quelqu’un qui a été victime de violence policière. On en est là. »
Samuel Raymond, le président de l’association Freeform, qui défend les projets culturels et artistiques, notamment dans le champ des musiques électroniques, est lui aussi inquiet :
« Ce soir de Fête de la musique, à Nantes, les policiers n’ont pas eu affaire à une bataille rangée. Pourtant, parce qu’il a été décidé que le son devait s’arrêter immédiatement, on n’a pas hésité à faire usage de la force, et ce, même si l’on risquait potentiellement de tuer. La Fête de la musique, c’était un espace de décompression, de spontanéité, de liberté depuis trente ans. Je me demande aujourd’hui si, pour que force reste à la loi, désormais, tout se justifiera. Faudra-t-il s’inquiéter, demain, parce qu’on aura joué deux ou trois morceaux dans un bar, ou qu’on aura fumé un pétard lors d’un concert de reggae ? Est-ce que c’est cela qui se joue aujourd’hui ? »
Aux côtés de Média’son, la Coordination nationale des sons (CNS), Technopol, Le Socle et Nuits parallèles, l’association qu’il préside a cosigné une tribune jeudi 1er août. Ces acteurs des musiques électroniques solidaires y expriment, d’une même voix, leur « indignation devant un usage excessif de la force » au cours de la nuit du 21 au 22 juin, à Nantes, et répètent ne pas pouvoir accepter « qu’on puisse mourir pour avoir voulu danser quelques minutes après le couvre-feu ».
- Dans la nuit du 21 au 22 juin, à 4 heures du matin, des policiers se sont rendus sur le quai Wilson à Nantes pour disperser une fête techno. Des échauffourées ont éclaté et des participants ont raconté avoir été aveuglés par un nuage de gaz lacrymogène ; certains, désorientés, ont chuté dans le fleuve.
- Steve Maia Caniço, 24 ans, était porté disparu depuis cette soirée, jusqu’à ce que son corps soit retrouvé le 29 juillet.
- Depuis le drame, l’enquête a été particulièrement lente. La mobilisation de ses amis a accentué la médiatisation, et mis la pression sur les autorités.
- Le lendemain de la découverte du corps, l’IGPN publie un rapport qui affirme qu’il n’y a pas de « lien direct entre l’intervention des forces de l’ordre et la disparition de M. Steve Maia Caniço ». Pour notre journaliste spécialiste de la police, c’est une façon de« justifier l’intervention policière tout en critiquant ses modalités ».
- Parmi les principales critiques de ce rapport, celle de Romain G., Nantais de 33 ans, présent sur les lieux du drame. Il a été cité par les policiers, mais considère que la procédure est une« mascarade ».
- L’affaire résumée en vidéo : Ce que l’on sait de la mort de Steve Maia Caniço à Nantes.
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