Le Monde, 1er août 2019
Romain G., présent sur les lieux du drame, raconte l’intervention et reproche à la police des polices de ne pas avoir pris en compte ses récriminations.
Son prénom et l’initiale de son nom suffiront : Romain G., Nantais de 33 ans, se méfie « des tempêtes médiatiques ». Sa discrétion ne relève pas de la couardise. Son patronyme, les policiers peuvent le consulter à loisir. Il figure sur le rapport relatif à l’enquête administrative de l’inspection générale de la police nationale (IGPN) selon lequel « il n’y a pas de lien » établi entre l’intervention controversée des forces de l’ordre, la nuit de la Fête de la musique, le 21 juin, à Nantes, et la disparition de Steve Maia Caniço, dont le corps a été retrouvé dans la Loire, lundi 29 juillet.
Ce que dit le rapport de l’IGPN sur la mort de Steve Maia Caniço
Au coeur de ce rapport, un chapitre liste les auditions qui ont permis de rédiger les conclusions del’enquête. Sont ainsi convoquées les déclarations d’agents de sécurité d’une société employée par la ville de Nantes, celles d’agents de la protection civile mandatée par la mairie et celles de huit fonctionnaires de police.
Première surprise : aucun point de vue d’un des 89 participants à la soirée techno ayant porté plainte pour « mise en danger de la vie d’autrui et violences volontaires par personnes dépositaires de l’autorité publique » n’est ici relayé.
Seconde surprise : le rapport note qu’un témoin, présent quai Wilson à proximité des sound systems, s’est signalé auprès de l’IGPN « pour se plaindre des jets de lacrymogènes de la part des forces de l’ordre, durant dix minutes, ayant entraîné des chutes et autres malaises », mais que l’intéressé n’a pas donné suite aux sollicitations de l’IGPN.
Ce témoin-là, « le seul à avoir transmis un message sur la plate-forme de signalement de l’IGPN », selon la police nationale, c’est Romain G. L’homme, photographe de profession, ne décolère pas et qualifie la procédure de « mascarade ».
« N’avancez pas, il y a la Loire »
Exhibant le récépissé du signalement qu’il a effectué auprès de la police des polices le 27 juin (enregistré sous le numéro S-2019/2565), Romain G. crie au « mensonge » et à la « dissimulation ». Conformément aux recommandations de l’IGPN, il a porté plainte, le même jour, au commissariat central pour « mise en danger d’autrui par personne morale ». De l’avis de spécialistes du code pénal, un tel libellé, « assez exceptionnel », laisse à penser que la plainte, ainsi formulée, aurait pu cibler « la mairie de Nantes » et non les policiers. Dans le procès-verbal de sa plainte, dont Le Monde s’est procuré une copie, Romain G. indique être arrivé vers 3 heures du matin sur le quai Wilson avec sa compagne et la jeune soeur de cette dernière.
« Il y avait beaucoup de monde et moi-même je m’inquiétais de voir ces gens si près du quai alors qu’il y en avait pas mal d’alcoolisés », énonce-t-il au brigadier de police qui lui fait face, soulignant que « la zone n’est pas protégée par des garde-corps ».
La suite, Romain G. la raconte directement : « Côté bunker, le son a été coupé puis un morceau est reparti. On était tous contents, car l’ambiance était joyeuse. L’embrouille a dû démarrer un peu plus loin, à hauteur du son installé près d’une tonnelle. Je n’ai rien vu venir. Un fumigène a atterri à mes pieds. Tout de suite, on a suffoqué, on a compris qu’il s’agissait de lacrymo. Je me suis accroupi pour être sous le nuage. Tout le monde courait n’importe où. J’ai cherché ma compagne et je l’ai vue dans sa robe verte qui se dirigeait vers la Loire. Je l’ai rattrapée à 50 cm du fleuve. C’est terrible, car, à ce moment-là, on a croisé des gens, j’ai crié : “N’avancez pas, il y a la Loire.” On n’a rien pu faire, j’ai entendu les cris et le bruit des corps qui tombaient dans l’eau. »
Romain G. explique avoir retrouvé la soeur de sa compagne « prise d’une crise de tremblements » et l’avoir mise « en PLS [position latérale de sécurité] ».
Modus operandi « pas des plus clairs »
Son dépôt de plainte, dit-il, n’a pas été aisé. Il évoque deux heures d’attente, « des ordres et des contre-ordres », et relève : « On m’a dit que l’IGPN était dans les locaux, mais c’est un brigadier qui a pris ma plainte. » Elle a été transmise au procureur de la République. Qui indique l’avoir jointe à celles des 89 fêtards ayant intenté une action.
Le service d’information et de communication de la police nationale récuse toute manoeuvre dilatoire, et note : « Il faut cesser avec cette défiance permanente vis-à-vis de l’IGPN. La plainte judiciaire ne peut pas être intégrée dans une procédure administrative, ce sont deux procédures distinctes. » Un officier confesse en coulisses que le modus operandi « n’est pas des plus clairs », arguant : « Une procédure, quelle qu’elle soit, c’est toujours compliqué. Mais, le droit, ce n’est pas nous qui le faisons. »
La police assure avoir relancé Romain G. « par e-mail, le 28 juin, à 8 h 56 et 30 secondes », afin qu’il apporte une éventuelle contribution à l’enquête administrative. Sans résultat. « Je n’ai jamais reçu ce mail, sinon je me serais présenté pour raconter tout ce que j’avais à dire, rétorque le Nantais. Ce serait stupide d’entamer une démarche et d’y renoncer. La preuve : je suis allé porter plainte. »
« Tout est délirant dans ce dossier »
Romain G. sera entendu ultérieurement dans le cadre de l’enquête judiciaire confiée à l’IGPN, tout comme les autres plaignants. « Tout est délirant dans ce dossier, affirme son avocat, Pierre Huriet, dans les colonnes du quotidien nantais Presse Océan, jeudi 1er août. De la présentation desconclusions de l’enquête administrative de l’IGPN le jour même de l’identification du corps de Steve Maia Caniço à cet oubli “opportun” de mon client. De fait, un mensonge s’est glissé dans le rapport qui a servi de base à la déclaration du premier ministre. »
L’avocat annonce qu’il va adresser un signalement au Défenseur des droits – ce dernier s’est saisi d’office d’une enquête sur la disparition de Steve Maia Caniço –, ainsi qu’au magistrat instructeur chargé de l’information judiciaire contre X du chef d’« homicide involontaire » afin que son client « soit entendu par leurs soins ».
M. Huriet bat en brèche l’argument d’une séparation totale entre enquêtes administrative et judiciaire. « On joue avec les mots, fait-il valoir. Lorsqu’il s’agit d’instruire des dossiers d’assignations à résidence, par exemple, procédures qui relèvent de la police administrative, les autorités intègrent évidemment des éléments judiciaires. »
L’IGPN, note-t-il encore, « n’a pas fait beaucoup d’efforts » pour tenter de contacter Romain G. « Il y a un manque de zèle criant. Car ce n’était pas à mon client de vérifier en cours d’enquête le travail de l’IGPN. » Et ce d’autant que le fameux accusé de réception envoyé le 27 juin par l’IGPN se conclut ainsi : « Votre signalement va faire l’objet d’une transmission à la direction départementale de la sécurité publique de Loire-Atlantique. Il conviendra, le cas échéant, de vous adresser à cette direction pour toute demande d’information complémentaire. »
Romain G. n’en démord pas : l’IGPN, à ses yeux, a tenu à présenter des conclusions qui ne visent « qu’à mettre la police hors de cause ». « Je suis indigné comme citoyen. Mais j’irai jusqu’au bout de mes droits et de mes devoirs. La vérité doit éclater. Pour Steve, pour sa famille. »
Depuis mercredi 31 juillet, de nombreux messages diffusés sur les réseaux sociaux appellent à un rassemblement samedi 3 août dans l’après-midi, à Nantes, en hommage à Steve Maia Caniço.
Yan Gauchard (Nantes, correspondant)
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