Suppression totale des tickets de transport en commun, comme pour les Parisiens seniors, les personnes handicapées et les enfants, logiciels offerts tels que LibreOffice, OpenOffice, VLC Media Player, Blender ou encore Clementine, petits déjeuners et goûters donnés à l’école, cartes bancaires gratuites… De plus en plus d’initiatives publiques et privées tendent vers une généralisation de la gratuité.
Pourtant à l’inverse, un phénomène opposé émerge en France et dans le monde : celui de la privatisation totale – défendant l’idée que tout service doit être rémunéré -, y compris, ce qui peut paraître impensable, le vivant. Il nous semble nécessaire de nous pencher sur certains excès liés au tout-privé.
Ainsi, nombreux sont ceux qui défendent le « paiement à l’usage » généralisé, comme nous avons pu en discuter dans un précèdent article pour The Conversation.
Dans cette perspective, il est alors à craindre que le concept du « tout-payant », entraîne la défaillance des contreparties, c’est-à-dire des clients, laissant une majorité de la population sur le carreau avec des conséquences économiques désastreuses.
Mais qu’en est-il réellement ? Plusieurs concepts ont cheminé en parallèle de cette approche. L’un d’eux, ardemment défendu aujourd’hui, est celui de l’open source, qui s’oppose violemment au principe de l’usager-payeur et évolue depuis les années 1980. Ces modèles peuvent-ils cependant changer la façon de concevoir les politiques publiques oscillant entre le tout-payant et la gratuité ?
Le modèle de l’open source
Le logiciel libre a été créé par Richard Matthew Stallman dans les années 1980. Il lance en 1983 le projet GNU et la licence publique générale connue sous le sigle GPL. Stallman estime que les programmes informatiques doivent être librement utilisés, analysés et modifiés.
À la fin des années 1990, l’appellation « open source » se substitue à celle du logiciel libre pour désigner les programmes réalisés collectivement, de manière décentralisée et dont le code source est disponible et modifiable, créant ainsi de nouveaux logiciels et des applications originales.
Patrice Bertrand, président de l’Open World Forum 2012 rappelait dans un article de La Tribune que :
« À certains égards, l’open source est un mouvement humaniste. Il considère que le logiciel est, à la manière de la connaissance scientifique, une forme de patrimoine de l’humanité, un bien commun que nous enrichissons collectivement, pour le bien-être de tous. »
Ce n’est donc pas l’idée d’un logiciel gratuit, mais d’un programme libre dans le sens où tout le monde peut l’amender, le transformer.
Une logique libertaire noyautée par la marchandisation
Globalement, dans la logique libertaire des défenseurs de l’open source, c’est la mise en accès libre de codes sources de logiciels pour une accessibilité publique et gratuite (Open Office, Bootstrap…). Ce modèle bascule cependant progressivement vers un monde davantage marchand.
De nouveaux acteurs économiques, comme Sun Microsystems, IBM ou Novell, investissent le secteur en plein essor – porté par la pression médiatique et les lobbies – avec de véritables stratégies de vente de solutions, de prestations de service et de rentabilité des investissements.
Aujourd’hui, selon une étude de Pierre Audouin Consultants, le marché l’open source français pèse 4,4 milliards d’euros, soit plus de 10 % du secteur des logiciels et services avec une croissance annuelle de 8 %. Nous sommes loin de l’image du hippie utopiste ou du gentil hacker.
La littérature économique traite ce phonème sous l’angle individualiste, se penchant sur l’intérêt donnant une rationalité à cet acte. En effet, l’agent économique, ici le développeur, met à disposition de la communauté un logiciel virtuel avec des contreparties monnayables dans la sphère marchande, notamment la réputation acquise au sein des communautés.
Des logiciels ouverts nécessaires
Le scandale Volkswagen, de 2009 à 2015 avait pourtant relancé le débat sur l’open source dans le monde de l’automobile et démontré l’intérêt des logiciels ouverts.
Le constructeur allemand avait en effet embarqué dans ses véhicules un système permettant de détecter les contrôles d’émissions de particules et d’en truquer les résultats pour être en conformité avec la loi et les standards exigés en Europe et aux États-Unis notamment.
Les codes utilisés dans l’industrie automobile sont protégés par le Digital Millennium Copyright Act aux États-Unis et par l’European Copyright Directive en Europe, mais un droit d’accès peut être accordé. Or, les constructeurs peuvent refuser cette latitude en invoquant des raisons techniques, ou « technological protection measures » (TPMs).
Mais si l’open source n’est pas réellement toujours synonyme de gratuité, certaines organisations ont fait ce pari.
La gratuité dans les transports
Récemment, la communauté urbaine de Dunkerque annonçait la totale gratuité de ses transports en commun. La démarche est ancienne : Compiègne avait initié le mouvement dès 1975 et une trentaine d’autres villes françaises lui ont emboîté le pas (Châteauroux, Gap, Niort, Vitré, Aubagne…).
La fréquentation des bus a immédiatement bondi au détriment de la voiture, avec des conséquences positives sur l’environnement, les fameuses externalités (retombées positives ou négatives d’une action) : au bout de quatre mois, + 120 % le week-end et + 50 % en semaine. Et les chiffres ne cessent d’augmenter.
La gratuité des transports publics à l’échelle d’un pays entier existe aussi avec l’Estonie depuis 2018 et le Luxembourg pour 2020.
L’objectif est évidemment de pousser les automobilistes à substituer leurs véhicules par les modes communs plus vertueux écologiquement tout en désengorgeant les agglomérations. Le modèle est critiqué, notamment par la Fédération des associations d’usagers des transports (Fnaut) qui met en évidence des vices cachés.
Le second argument suppose que la gratuité ne permet pas un report modal significatif de la voiture vers le transport public, selon l’organisation patronale des opérateurs. Le cas de Dunkerque prouve pourtant le contraire.
Face à ces expériences intéressantes et apparemment réussies, la généralisation de la privatisation semble cependant une tendance lourde y compris de ce qui semblait être des biens communs gratuits et accessibles à tous ou du vivant.
La marchandisation du vivant
Les paysans ne peuvent plus produire naturellement leurs propres graines. Les semences désormais stériles et accaparées par les grands groupes internationaux tels Bayer (Monsanto), doivent être achetées chaque année au prix fort, plongeant les agriculteurs dans la misère. Nous le constatons depuis longtemps en Inde où des millions de paysans ont été réduits à l’exode urbain, y laissant parfois la vie. Aujourd’hui, quatre multinationales (avec DuPontDow, Syngenta et Limagrain) possèdent deux tiers des semences et trois quarts des pesticides mondiaux.
Ainsi une enquête de Cash Investigation a révélé que le kilo de graines de tomate pouvait atteindre 400 000 euros. Au-delà des semences, c’est l’ensemble du vivant qui est privatisable dans de nombreux pays.
L’appropriation du patrimoine génétique est apparue en 1980 aux États-Unis. En 1972, le microbiologiste Ananda Chakrabarty, au service de General Electric, dépose une demande de brevet pour une bactérie génétiquement modifiée capable d’absorber le pétrole. La Cour suprême américaine estimera en 1980 que la loi sur les brevets ne doit pas faire de distinction entre le vivant et l’inanimé.
Ainsi, en 1982, deux généticiens d’Harvard, Phil Leder et Timothy Stewart, introduisent dans une souris des gènes qui la rendent vulnérable au cancer et déposent le brevet de l’oncosouris.
La souris est alors en quelque sorte « privatisée », à partir du moment où il est considéré que l’organisme modifié est une invention et donc brevetable.
Aujourd’hui, la pratique est relativement courante puisque nombreux parmi les brevets déposés aux États-Unis concernent des organismes vivants.
Les espaces naturels vers le tout privé
Les espaces sont souvent privés (propriétés, terrains…), mais certains territoires qui paraissaient appartenir à l’humanité, c’est-à-dire en quelque sorte à personne, deviennent la proie de toutes les tentations financières. On pense ainsi à l’extension rapide des plages privées dans le monde même si la France demeure restrictive en la matière ou encore la privatisation des mers et des océans, qui, selon la professeure de droit public Nathalie Ros « cesse peu à peu d’être un mythe pour devenir une réalité ».
L’appropriation de l’Arctique est également en marche : cette zone géostratégique clef et riche en ressources (hydrocarbures, terres rares, métaux…) suscite intérêt et jalousie de la part d’États comme la Chine. On note aussi la vente et location d’îles paradisiaques en Polynésie française.
Enfin l’espace lui-même se privatise. Le Space Act voté en 2015 par les États-Unis, permet aux firmes américaines de prospecter l’eau, les métaux, les astéroïdes et les planètes, de les extraire, les exploiter et les vendre, laissant la plupart des pays incapables techniquement et financièrement d’envoyer des aéronefs dans l’espace sur la touche.
Nous sommes donc loin du du Traité de l’espace de 1967 qui interdisait justement cette exploitation privée des ressources extra-terrestres…
La guerre des mots
A cette liste viennent se rajouter les projets de privatisation des routes ; les barrages hydrauliques en France avec les risques que cela comporte en termes de sécurité ; les projets liés à l’homme augmenté ; et même les mots.
Ces derniers deviennent le centre de toutes les attentions. Nous nous souvenons tous d’un secrétaire d’État au commerce (Thomas Thévenoud) qui eut maille à partir avec le fisc et qui déclara souffrir de phobie administrative. Il finit par déposer cette expression à l’Institut national de la propriété industrielle (INPI). Le combat contre Yves Saint-Laurent pour interdire l’appellation de son parfum Champagne en 1993 est aussi encore dans nos esprits. La privatisation syntaxique vaut quelques coups de gueule sur les réseaux.
La propriété intellectuelle aboutit ainsi à des abus traqués par les journalistes Lionel Maurel et Thomas Fourmeux et qui indiquent quelques exemples afin de
« dénoncer ce racket qui repose sur l’appropriation abusive d’un mot courant ».
Face à cette généralisation, un risque peut survenir, celui de défaut de la contrepartie.
Le risque de contrepartie
Le risque de contrepartie, principe financier, repose sur le risque de défaillance d’un emprunteur qui ne peut plus rembourser l’ensemble de sa dette. De manière extensive, c’est l’incapacité au perdant ou au débiteur de payer le gagnant ou le créancier. La crise des subprimes en 2007 en est la parfaite illustration, créant une crise mondiale sans précédent.
Or, la privatisation tous azimuts entraîne non seulement un nouveau coût supplémentaire pour des biens et des services auparavant gratuits (plages, routes, semences…), mais en outre cette charge augmente rapidement. L’exemple du rail est édifiant.
En effet, malgré le discours arguant la baisse des tarifs induit par la privatisation du transport ferroviaire, les exemples allemands et anglais la réfutent.
Ainsi, en Grande Bretagne, les prix du billet sont six fois supérieurs à la moyenne européenne pour un service de moindre qualité et ont bondi de 25 % (hors inflation) depuis 1995. La hausse est plus spectaculaire encore en Allemagne. De 2005 à 2016, les tarifs moyens ont explosé de 40 % pour les trains régionaux (environ 2,2 fois plus vite que l’inflation sur la période) et de 31 % pour les trains longue distance (environ 1,7 fois plus vite que l’inflation). Dans tous les cas, une entreprise privée intègre dans ses charges le coût du capital qui représente la rémunération qu’elle doit verser aux actionnaires et aux agents qui l’ont financée.
De ce fait, elle est dans l’obligation de le répercuter dans le prix de vente final et s’avère systématiquement plus chère qu’une entreprise publique. Ou alors elle abandonne le produit non rentable comme récemment Medtronic qui a stoppé la fabrication de la pompe à insuline, pourtant vitale pour nombre de jeunes diabétiques.
Le leurre du tout gratuit ?
Rappelons cependant que la gratuité est un leurre puisqu’elle repose généralement sur des prélèvements fiscaux ou sociaux, tels les soins à l’hôpital par les cotisations sociales salariales et patronales. Elle peut aussi trouver sa contrepartie dans la vente des données personnelles comme le pratiquent Facebook ou Google.
De même le troc n’est pas non plus la gratuité puisqu’il y a échange marchand, seule l’intermédiation monétaire ayant été éliminée.
Il n’est pas question ici de remettre en cause la propriété, mais de dénoncer les dérives dangereuses d’une privatisation globale.
Rendons hommage à Michel Serres, récemment disparu :
« Si vous avez du pain, et si moi j’ai un euro, si je vous achète le pain, j’aurai le pain et vous aurez l’euro et vous voyez dans cet échange un équilibre, c’est-à-dire : A a un euro, B a un pain. Et dans l’autre cas B a le pain et A a l’euro. Donc, c’est un équilibre parfait. Mais, si vous avez un sonnet de Verlaine, ou le théorème de Pythagore, et que moi je n’ai rien, et si vous me les enseignez, à la fin de cet échange-là, j’aurai le sonnet et le théorème, mais vous les aurez gardés. Dans le premier cas, il y a un équilibre, c’est la marchandise, dans le second il y a un accroissement, c’est la culture. »
_______
Par
Directeur de la Chaire Commerce, Echanges & Risques internationaux – ISCID-CO, Université du Littoral Côte d’Opale, Chercheur au LEM (UMR 9221), Université de Lille et Associate professor, Excelia Group – UGEILa version originale de cet article a été publiée sur The Conversation
Poster un Commentaire