Thomas Piketty, un économiste qui tranche

lacroix.com

Le nouveau livre de Thomas Piketty, « Capital et Idéologie » qui paraît ce jeudi 12 septembre devrait à nouveau faire débat.

Il s’attaque cette fois au droit de propriété.

L’économiste français a conquis une large audience en bousculant les dogmes au nom de la lutte contre les inégalités.

  • Alain Guillemoles,
L’économiste remet en question le droit de propriété, dont la sacralisation ne sert à ses yeux qu’à justifier les inégalités.JOËL SAGET/AFP

C’est un nouveau pavé jeté dans la vitrine du capitalisme. Avec ses 1 232 pages, le nouveau livre de Thomas Piketty, Capital et idéologie (1), paru ce jeudi 12 septembre, devrait de nouveau prêter à d’intenses discussions.

Son précédent ouvrage, Le Capital au XXIe siècle, paru en 2013, a été traduit en 40 langues et s’est vendu à 2,5 millions d’exemplaires. Il plaide pour un alourdissement de l’impôt afin de lutter contre les inégalités. En dépit de sa taille, le livre est sorti du cercle des spécialistes pour toucher un vaste public. Il a fait l’objet d’intenses controverses, en particulier aux États-Unis. Et il a installé son auteur comme une figure de référence pour ceux qui tentent de reconstruire une pensée économique de gauche.

Avec ce nouveau livre, Thomas Piketty poursuit sur sa lancée. Avec un art du récit qui lui permet d’enjamber les siècles et les continents et un réel talent pour vulgariser des notions parfois complexes, il se lance dans une vaste histoire de la propriété du patrimoine, et des justifications que se sont données toutes les sociétés pour expliquer les inégalités dans sa répartition.

Quand Londres indemnise les propriétaires d’esclaves

Érudit lorsqu’il parle de l’Europe du XIXe siècle, de la façon dont les impôts se sont mis en place, allant puiser des exemples dans les livres de Balzac, moins précis lorsqu’il est question de l’Antiquité, il raconte par exemple comment l’abolition de l’esclavage a conduit à indemniser les propriétaires d’esclaves, et non les esclaves eux-mêmes. L’abolition votée par le Parlement britannique en 1833 a ainsi conduit le gouvernement à verser à 4 000 propriétaires d’esclaves près de 5 % du revenu national du Royaume-Uni.

Remise en question du droit de propriété

Là où il bouscule les idées reçues, c’est quand il remet en question le droit de propriété, dont la sacralisation ne sert à ses yeux qu’à justifier les inégalités. Même la Révolution française ne trouve pas grâce à ses yeux : loin d’avoir restauré l’égalité entre les citoyens, elle aurait créé une « société de propriétaires ». À la veille de la Première Guerre mondiale, les 1 % les plus riches de France détenaient 65 % de la propriété privée. Si les inégalités ont décru par la suite, c’est par la mise en place d’une redistribution par l’impôt. Mais les inégalités se creusent à nouveau depuis les années 1980, avec le développement d’une « nouvelle idéologie propriétariste ».

« Héritage pour tous »

Il en arrive donc à la fin du livre à un certain nombre de propositions choc pour « dépasser le capitalisme actuel et dessiner les contours d’un nouveau socialisme participatif ». La plus dérangeante est sans doute celle d’instaurer un droit de « propriété social et temporaire ». S’inspirant de l’exemple allemand ou suédois, il souhaite le renforcement de la cogestion dans les entreprises, y compris de petite taille. Les salariés, sans avoir de part au capital, obtiendraient 50 % des voix. Voilà pour la propriété sociale. Et pour limiter l’accaparement de la propriété dans le temps, il propose de taxer lourdement les successions, et surtout de créer un « impôt progressif annuel sur la propriété » pour assurer une « circulation du capital ».

Il s’appliquerait dès 100 000 € de patrimoine, avec un taux de 0,1 %. Mais il monterait rapidement pour atteindre 90 % sur les gros patrimoines (10 000 fois le patrimoine moyen). Cela reviendrait à éliminer ces derniers, alors que la concentration de richesses n’a eu, dans l’histoire, « aucune utilité du point de vue de l’intérêt général », juge l’économiste. En revanche, allant au bout de son idée de propriété temporaire, il propose de doter, grâce à l’argent prélevé, tout Français d’une somme de 120 000 € lorsqu’il arriverait à l’âge de 25 ans : une forme d’« héritage pour tous » permettant d’organiser la redistribution permanente du capital.

La recherche enfermée dans des débats techniques

Avec cette idée, l’économiste devrait à nouveau être au centre de vives discussions. C’est le mérite de son travail et sans doute l’explication du succès qu’il rencontre. « Thomas Piketty occupe un vide. Alors que la recherche en économie a eu tendance à s’enfermer dans des débats très techniques, il pose des questions de politique économique et réintroduit du débat à un moment où cela s’avère nécessaire », constate Boris Najman, professeur d’économie à l’Université de Paris Est-Créteil qui a fait sa thèse à l’école d’économie de Paris à laquelle Thomas Piketty est rattaché.

« Il a su faire de la question de la redistribution un sujet de discussion publique », approuve Christopher Dembik, responsable de la recherche économique de Saxo Bank. « Même si sa méthodologie a pu être contestée par ses pairs, il a réussi à nourrir le débat. » Il juge toutefois que son approche a des limites car « le recours à l’impôt a déjà beaucoup été utilisé et reste une recette classique qui ne fournit pas de réponse à un grand nombre de questions ».

Héritier de Bourgignon et Atkinson

Cette position d’animateur d’un débat démocratique sur l’économie est assumée par Thomas Piketty. L’économiste tient une chronique dans le quotidien Le Monde. Il a également mis plusieurs fois un pied en politique, acceptant d’être le conseiller économique de Ségolène Royal lors de la campagne présidentielle de 2007, ou bien signant un texte de soutien à François Hollande en 2012 (avant de prendre ses distances un peu plus tard). Toutefois, même si certains à gauche auraient bien voulu le voir candidat, il a clairement indiqué que son rôle demeure celui d’un chercheur.

C’est d’ailleurs ainsi qu’il a construit sa notoriété. Passé par l’École normale supérieure puis l’École des hautes études en sciences sociales, il est le produit de l’élite de la recherche française et s’inscrit dans la lignée d’une grande tradition de chercheurs en économie travaillant sur la pauvreté, au premier rang desquels le Français François Bourguignon, qui fut économiste en chef de la Banque mondiale de 2003 à 2007, et le Britannique Anthony Atkinson, père de l’indice qui porte son nom et qui mesure les inégalités de revenus et l’utilité de la redistribution.

La plus grande base de données mondiales sur les patrimoines

Si Thomas Piketty a acquis ce statut, c’est aussi car il a participé en 2007 à la création de l’École d’économie de Paris (PSE) qui se veut à la pointe de la recherche française. Elle compte 140 enseignants-chercheurs et 200 thésards, réunis dans un campus moderne de 12 000 mètres carrés, boulevard Jourdan, au sud de Paris. Thomas Piketty est aussi l’animateur d’un réseau d’une centaine de chercheurs travaillant dans 80 pays pour réunir des données sur les inégalités. Leur travail a été lancé en 2011 et se poursuit toujours. Ils négocient avec les services fiscaux de chaque pays pour arracher ces précieux tableaux de chiffres qu’ils rechignent souvent à livrer. Ce travail a permis de créer la plus grande base de données mondiale sur l’état des patrimoines et des revenus, la « World Inequality database » (2).

Cette base de données est ouverte, disponible en ligne. Elle a inspiré de nombreuses études sur les inégalités, dont celle de Branko Milanovic sur l’érosion des classes moyennes. Elle a permis de publier en 2017 un important « rapport sur les inégalités mondiales ». Ce travail nourrit donc un débat qui dépasse largement les frontières françaises.

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Quelques propositions radicales :

En dehors de l’impôt annuel sur le patrimoine, le livre de Thomas Piketty met sur la table un certain nombre de propositions pouvant faire débat :

Une « taxe carbone progressive » : elle frapperait moins les premières tonnes de CO2 consommées que les suivantes, pour prendre en compte le fait que les plus pauvres n’ont pas la même façon de consommer que les plus riches.

Un versement pour les dépenses d’éducation : ceux qui ont fait le moins d’études pourraient se voir verser le reliquat correspondant à ce que l’État n’a pas dépensé pour eux, afin de financer leur formation continue.

Des « bons pour l’égalité démocratique » : il s’agirait d’une somme versée à chacun pour contribuer au financement des organisations politiques de son choix.

(1) Thomas Piketty, Capital et idéologie, Éditions du Seuil, 1 232 p., 25 €.

(2) https ://wid.world/fr/accueil/

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