Enquête. Aéroports d’Auvergne-Rhône-Alpes : Vinci s’enrichit sur le dos du contribuable

Alternatives économiques, 24 octobre 2019

Exploitant les aéroports de Lyon, Clermont-Ferrand, Grenoble et Chambéry, Vinci Airports a siphonné la bagatelle de 44 millions de dividendes en trois ans, comme l’a découvert Mediacités. Et ce, alors que ces infrastructures restent biberonnées à l’argent public.

Il y a de quoi faire sursauter les contribuables isérois. Pour maintenir l’activité de l’aéroport de Grenoble, le département verse 1,8 million d’euros par an à son exploitant Vinci Airports. Or, en 2016 et 2017, cette filiale du géant français (BTP, autoroutes, etc.) a empoché 2,4 millions d’euros de dividendes… en vidant la trésorerie de l’aéroport ! Au 31 décembre 2017, celle-ci affichait un solde de 203,55 euros. Depuis, la société n’a pas déposé ses comptes, alors qu’elle est dans l’obligation de le faire. Ils seraient en cours de certification, se défend-elle.

Vinci récupère des dividendes deux à trois fois supérieurs au montant des bénéfices réalisés, en piochant dans les trésoreries

Mediacités s’est plongé dans les documents financiers des structures auvergnates et rhônalpines de Vinci Airports. Et nous sommes allés de surprise en surprise… De Grenoble à Clermont-Ferrand, en passant par Chambéry et Lyon, l’exploitant procède de la même manière pour les quatre aéroports de la région qu’il exploite : depuis 2016, année de sa prise de contrôle de Lyon-Saint-Exupéry, Vinci récupère des dividendes deux à trois fois supérieurs au montant des bénéfices réalisés, en piochant dans les trésoreries.

Ce n’est pas tout. Pour rentabiliser au maximum, Vinci Airports use d’autres méthodes : réduction de charges d’un côté – notamment de personnel – et augmentation des recettes de l’autre, sur les parkings ou sur les loyers payés par les aéroclubs. Résultat ? Pour l’ensemble des quatre aéroports, depuis 2016, l’exploitant a versé 44 millions d’euros de dividendes à ses actionnaires privés. Un mécanisme éprouvé par les sociétés privées qui gèrent un service public : « Ces entreprises ont des contrôleurs de gestion dont le job est de faire passer le plus de résultat vers la maison-mère. Avec eux, l’imagination est au pouvoir ! », ironise un contrôleur de gestion publique, rompu à l’exercice de la délégation de service public dans les collectivités locales. Sauf que ces fameux résultats reposent en partie sur de l’argent public… Subventions directes par les collectivités locales, réduction de la taxe foncière ou crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE) : tout est bon pour soutenir l’activité des aéroports de la région. Et leur exploitant.

Tout a commencé à Grenoble et Chambéry

Vinci gère 46 aéroports dans le monde, dont 12 en France. Le groupe ambitionne de devenir le numéro 1 mondial sur ce créneau, en profitant de la privatisation d’Aéroports de Paris. Mais c’est à Grenoble et Chambéry que tout a commencé, lorsque l’Etat a confié la gestion des aéroports locaux aux collectivités. Ceux de l’Isère et de la Savoie passent entre les mains des départements qui délèguent leur gestion au privé. En 2004, Vinci Airports obtient l’exploitation des deux plateformes, ses premiers aéroports français. Le groupe récupérera ensuite Clermont-Ferrand, puis Toulon, Poitiers ou encore Nantes. Et, bien sûr, le projet avorté de Notre-Dame-des-Landes.

En 2016, douze ans après ses premiers pas dans l’aéroportuaire, le groupe est mûr pour gérer une infrastructure d’envergure nationale. Ce sera Saint-Exupéry. Emmanuel Macron, alors ministre de l’Economie, vend au privé les parts que l’Etat détient dans l’aéroport lyonnais ainsi que les parts de celui de Toulouse-Blagnac (à des actionnaires chinois). Comme l’écrit Michel Carrard, maître de conférences à l’université du Littoral Côte d’Opale, auteur d’un ouvrage sur la privatisation des aéroports, « une fois l’expertise acquise, ces entreprises [visent] des plateformes plus performantes. Cela pourrait conduire ces opérateurs à abandonner un certain nombre d’aéroports insuffisamment rentables ». De fait, les petits poucets du ciel que sont Clermont-Ferrand, Chambéry ou Grenoble affichent une faible rentabilité. Mais ils présentent un avantage pour l’exploitant : ils sont subventionnés. Et pas qu’un peu.

Emmanuel Macron, alors ministre de l’Economie, vend au privé les parts que l’Etat détient dans l’aéroport lyonnais ainsi que les parts de celui de Toulouse-Blagnac

Publié cette année, un rapport évalue les subsides publics versés au secteur aérien à environ 170 millions d’euros par an. Provenant de l’Etat ou des collectivités territoriales, il s’agit d’aides directes à l’exploitation, de financement de lignes aériennes, d’investissements sur les plateformes ou d’avantages fiscaux. Difficile d’être exhaustif car les informations sont très disséminées. Mais Mediacités a découvert, par exemple, qu’Aéroports de Lyon (la société exploitante contrôlée par Vinci Airports) bénéfice d’un « dégrèvement » de taxe foncière qui équivaut à 4 millions d’euros entre 2017 et 2018. Une ristourne tout à fait légale : le code des impôts permet aux aéroports de ne payer que les « deux tiers » de cette taxe. Mais qui pose question au regard des dividendes versés par la filiale… Dans le rapport cité plus haut, le spécialiste Jacques Pavaux estime que le manque à gagner pour les finances publiques, au niveau national, s’élève à environ 55 millions d’euros par an.

Autres exemples : pour l’aéroport de Chambéry, le département de Savoie a investi 20 millions d’euros entre 2004 et 2013, quand Vinci a mis moitié moins. A Clermont-Ferrand, le syndicat mixte (région, département et métropole) propriétaire de l’infrastructure a promis 7 millions d’euros entre 2015 et 2027. « Impossible de faire le compte précisément, déplore Benjamin Trocmé, élu départemental du Rassemblement des citoyens pour une Isère solidaire et écologique. Tout l’argent public dépensé passe totalement sous les radars ! » Pour la plateforme de Grenoble, le groupe d’opposition estime que le financement du département s’élève « a minima » à 32 millions d’euros depuis 2010, en additionnant la contribution de service public de 1,8 million d’euros par an et les investissements directs. Une participation assumée par le vice-président aux transports (LR) Jean-Claude Peyrin : « C’est moins de 1 % du budget mobilité du département. Nous soutenons un outil économique indispensable pour le territoire. »

591 000 euros d’avantages fiscaux entre 2017 et 2018

Soutenir ? Le privé sait pourtant parfaitement rentabiliser un aéroport. La recette est éprouvée : « L’exploitant sous-traite en général certaines activités comme les parkings. Cela lui permet de conserver les recettes mais de limiter certaines charges », détaille le contrôleur de gestion publique déjà cité. En 2018, la Cour des comptes notait ainsi, à propos de Lyon, qu’une « diminution globale des effectifs […] concerne toutes les catégories de salariés ». En 2017, un audit de l’aéroport de Clermont-Ferrand, que Mediacités s’est procuré, montre les effets de cette politique : les équipes vieillissent et le cabinet d’expertise mandaté pour l’étude estime que « la problématique sera aiguë dans une dizaine d’années ». Soit, en 2027… à la fin de la concession de Vinci.

Le comble ? Les trois sociétés de Vinci Airports exploitant Grenoble, Chambéry et Clermont-Ferrand ont profité du crédit d’impôt compétitivité et emploi (CICE), soit 591 210 euros entre 2017 et 2018. Pour mémoire, ce dispositif avait été imaginé pour inciter les entreprises… à embaucher.

La société d’exploitation de l’aéroport de Clermont-Ferrand, dont Vinci Airports est l’unique actionnaire, paye à… Vinci Airports des prestations « d’assistante technique »

De plus, « les opérateurs privés ont unanimement cité […] la polyvalence des tâches comme un levier de productivité », écrit, dans un rapport de 2017, le Conseil supérieur de l’aviation civile. Illustration à Clermont-Ferrand avec l’apparition d’un poste d’« agent d’exploitation polyvalent », qui doit « coordonner les services au sol et l’avion en escale » et gérer « les demandes d’assistance et la facturation ». Mais il doit aussi savoir s’occuper de « l’accueil physique et téléphonique des passagers » et du « parking véhicules »… tout en travaillant à la sûreté et à la sécurité. Le tout, rémunéré entre 1 489 euros brut et 1 659 euros brut par mois. Une polyvalence « citée, par les salariés, comme le premier élément de dégradation de leurs conditions de travail », est-il indiqué dans l’audit de 2017 cité plus haut.

Côté optimisation financière, Vinci n’est pas en manque d’idées. Dans son rapport de 2018, la Cour des comptes a décrit la « politique globale de reversement intégral des résultats, augmentée par des prélèvements dans la trésorerie » mise en place à Lyon, à l’instar de ce que nous avons découvert à Grenoble, Clermont-Ferrand et Chambéry. Il convient d’ajouter des facturations vers la maison-mère, comme à Rennes et à Clermont-Ferrand. Elles permettent de faire remonter des sommes conséquentes, en plus de celles perçues sur les bénéfices de la société. La SEACFA (la société d’exploitation de l’aéroport auvergnat), dont Vinci Airports est l’unique actionnaire, paye à… Vinci Airports des prestations « d’assistante technique » d’un montant annuel « minimum » de 953 000 euros, selon le rapport d’expertise comptable.

Un passage de ce document a tout particulièrement attiré notre attention : le détail des frais n’a pas été transmis au cabinet d’expertise-comptable qui l’a demandé. « Un audit peut mettre le doigt sur certaines méthodes contestables, sans que cela soit illégal, assure notre contrôleur de gestion. En revanche, il peut permettre à la collectivité de négocier plus âprement avec son délégataire. » Ces jeux d’écriture permettant d’accroître les bénéfices ne sont pas l’apanage de Vinci. C’est aussi une pratique de Casil Europe, l’actionnaire chinois de Toulouse-Blagnac comme Médiacités l’a écrit dans un précédent article.

Parkings, hausses de loyers, re-facturations

Vinci sait aussi maximiser ses recettes. Cela passe d’abord par l’augmentation des recettes de parkings, + 9,3 % en 2018 à Lyon, avec « la mise en place d’une tarification compétitive », d’après les termes d’un document interne. « L’exploitation de Saint-Exupéry est surtout très intéressante pour les recettes des commerces et des parkings, résume Pierre Hémon, élu Europe Ecologie-Les Verts du Grand Lyon. Avec un risque : la tentation d’étendre toujours plus les surfaces de parking. C’est un vrai enjeu d’aménagement du territoire. »

A Chambéry, les recettes extra-aéronautiques ont bondi de 17 % en 2018, grâce à des « re-facturations de prestations » et à la « hausse contractuelle des AOT ». Il s’agit de l’augmentation des loyers payés par les locataires de la plateforme : loueurs de voitures, commerce et… aéroclubs. Depuis 2016, Vinci a entamé un bras de fer avec ces derniers, occupants historiques des aéroports au point de menacer la survie de certains.

« Si la Commission européenne est chatouilleuse, elle peut demander le remboursement des aides publiques aux aéroports depuis 2014 »

Si Vinci remplit aussi vite ses caisses sur le dos des aéroports d’Auvergne-Rhône-Alpes, ce n’est peut-être pas fortuit. Car une ombre plane sur les plateformes locales : celle de la Commission européenne. En 2014, Bruxelles a annoncé la fin de toutes les subventions publiques de fonctionnement aux aéroports, afin d’éviter les distorsions de concurrence. Très concrètement, le versement annuel de 1,8 million d’euros du département de l’Isère est théoriquement illégal au regard du droit européen. Cependant, la Commission européenne a laissé dix ans au secteur pour s’adapter et elle a demandé aux propriétaires de plateformes de produire un plan de financement anticipant cette disparition des aides publiques à l’horizon 2024.

« Les aéroports et les collectivités semblent s’asseoir complètement sur cette directive, s’alarme Benjamin Trocmé. La Direction générale de l’aviation civile [service de l’Etat] dit n’avoir reçu aucun plan de financement prévisionnel. Mais si la Commission est chatouilleuse, elle peut demander le remboursement de ces aides depuis 2014. » Sollicitée par l’élu isérois, la Direction générale de la Concurrence de la Commission indique, dans un courrier du 21 octobre 2019, que ses services « enquêtent actuellement sur plusieurs affaires concernant l’octroi de mesures d’aides au fonctionnement en faveur d’aéroports français ».

Cette perspective, l’Union des aéroports français, organisation professionnelle, n’y croit pas : « La Commission peut entendre le message des aéroports, assure son délégué général Nicolas Paulissen. La pérennisation de ces aides publiques est indispensable au maintien des petits aéroports, vitaux pour certains territoires. » Et, pour ce qui concerne la région Auvergne-Rhône-Alpes, aux bonnes affaires de Vinci.

ISABELLE JARJAILLE

Nous republions cet article de notre partenaire Mediacités. Pour lire l’original, cliquez ici.

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