Paradis fiscaux
Poursuivi pendant quatorze ans pour avoir révélé les pratiques d’évasion fiscale de sa banque, emprisonné, interdit d’exercer son métier, cible de la vengeance de son ex-employeur, le lanceur d’alerte suisse Rudolf Elmer poursuit son combat.
« Les lanceurs d’alerte ne sont pas protégés, alors qu’ils rendent un grand service à notre société », avertit Rudolf Elmer. Le sexagénaire suisse a osé s’attaquer à l’évasion fiscale, et en a payé le prix fort. Comme Stéphanie Gibault, qui a dénoncé les pratiques de la banque UBS, comme Hervé Falciani, à l’origine des révélations sur le système d’évasion fiscale de la filiale suisse de HSBC, ou Antoine Deltour, à l’origine des Luxleaks, sur les pratiques d’optimisation fiscale des multinationales au Luxembourg.
Rudolf Elmer est lui aussi un ancien travailleur de la finance qui, un jour, a décidé de révéler comment les banques aident massivement les plus riches et les multinationales à échapper aux impôts, souvent illégalement, souvent avec la complicité d’États qui sont des paradis fiscaux. Si l’homme est bien moins connu que les trois Français précédemment cités, c’est peut-être parce que la banque qui l’employait, Julius Bär, est plus discrète sur la scène financière internationale qu’HSBC et UBS. Mais l’édifice qu’il a tenté de renverser depuis 2004, celui du secret bancaire suisse, s’étend bien au-delà des frontières helvétiques. Le système a permis pendant des décennies aux riches du monde entier de dissimuler leurs patrimoines aux services fiscaux.
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À l’image des autres lanceurs d’alerte du secteur, depuis ses premières révélations, le citoyen suisse a fait l’expérience d’un long chemin de croix : plusieurs procès, plus de six mois de prison, un placement en isolement, sans compter l’interdiction d’exercer son métier. Pourtant, le sexagénaire ne lâche rien. « La Suisse est un paradis fiscal et un paradis légal », nous dit-il quatorze ans après le début de son affaire. Le paradis pour les riches et les multinationales est un enfer pour d’autres.
Chef comptable basé aux Îles Caïmans
Le 26 août dernier, la Cour européenne des droits humains (CEDH) a rejeté, pour la quatrième fois, une plainte de Rudolf Elmer qui dénonçait le traitement que la justice suisse lui a réservé. Le 13 octobre, le lanceur d’alerte a donc décidé d’envoyer une lettre ouverte directement au président de la Cour européenne. « Je pense que la proportionnalité des poursuites du ministère public suisse à mon encontre, durant quatorze ans, au titre des lois suisses sur le secret bancaire, sans pouvoir me prévaloir d’aucune protection des lanceurs d’alerte telles que reconnues par la CEDH, le Conseil de l’Europe et maintenant par l’Union européenne dans une nouvelle directive (…) devrait être une question juridique importante pour la Cour européenne des droits humains », y écrit-il.
La France a adopté une loi de protection des lanceurs d’alerte en 2016 – la loi dite « Sapin 2 » –, mais il n’existe rien de tel en Suisse, ni quand Elmer a commencé à dénoncer les pratiques de sa banque, ni aujourd’hui.
En 2008, l’ex-banquier commence à échanger des informations avec Wikileaks, et le site de Julian Assange publie une première salve de données de la banque. Julius Bär se tourne alors vers la justice états-unienne pour faire fermer Wikileaks, sans y parvenir.Le « cas » Elmer commence au début des années 2000. L’homme travaille alors depuis la fin des années 1980 à la banque suisse Julius Bär. Depuis 1994, il est basé aux Îles Caïmans, un paradis fiscal notoire, comme chef comptable puis comme directeur des opérations, avant d’être licencié en 2002. En 2005, les autorités suisses lancent une première procédure contre Elmer pour avoir fourni un CD de données bancaires à l’administration fiscale de Zurich et à un magazine suisse.
En janvier 2011, deux jours avant le début du premier procès de Rudolf Elmer pour violation du secret bancaire, l’homme se trouve à Londres aux côtés de Julian Assange. Il lui remet deux CD de nouvelles données confidentielles sur des clients de Julius Bär. La presse internationale en rend compte. Mais la médiatisation ne protège pas Elmer. La justice suisse le condamne une première fois pour violation du secret bancaire, puis à nouveau en 2014 et 2015.
Un an plus tard, cette fois, c’est sa banque, Julius Bär, qui se retrouve dans le viseur de la justice des États-Unis. Impossible de savoir quel rôle les données fuitées par Elmer ont joué, mais la banque est accusée d’avoir aidé des contribuables états-uniens à cacher des milliards de dollars au fisc grâce à des comptes offshore. La procédure se termine par un plaider-coupable de la banque – comme il est fréquent aux États-unis : Julius Bär paie plus de 500 millions de dollars et l’affaire est réglée [1]. Mais les ennuis continuent pour Rudolf Elmer.
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« Nos banques sont des crapules »
Aujourd’hui, Julian Assange est en prison au Royaume-Uni, affaibli, menacé d’extradition vers les États-Unis où il risque une peine de plus de 100 ans de détention. Rudolf Elmer, lui, a été définitivement acquitté, en octobre 2018, des accusations de violation du secret bancaire. La justice a finalement considéré que le secret bancaire suisse ne s’appliquait pas à Elmer, puisqu’il était en fait employé d’une succursale basée aux îles Caïmans.
Voilà toute l’ironie du cas Elmer. Les banques suisses possèdent, à l’image de nombreuses autres banques, des filiales dans des paradis fiscaux notoires comme les Îles Caïmans justement pour échapper au droit. Elles ne peuvent donc pas faire condamner un lanceur d’alerte basé dans ces États pour avoir enfreint le droit national. Autre paradoxe de l’affaire : même après avoir définitivement acquitté Rudolf Elmer, la justice suisse lui réclame toujours près de 300 000 euros (320 000 francs suisses) de frais de procédures.
- (crédit : DR)
« C’est la première fois qu’un lanceur d’alerte est acquitté en Suisse. Les faits sont tels qu’ils ont été obligés de m’acquitter, mais la justice veut me punir d’une autre manière », dénonce aujourd’hui l’ancien banquier à Basta !. Le jugement de 2018 ne lui donne par ailleurs droit à aucune compensation pour les six mois passés en prison à l’isolement, ni pour l’interdiction de travailler dans la finance pendant plus d’une décennie. « C’est un peu un acte de vengeance du système, car le système ne peut pas s’autoriser qu’un lanceur d’alerte gagne. »
C’est pour cela que l’ancien banquier a tenté de se tourner vers la Cour européenne des droits humains. Si les quatre plaintes qu’il y a déposées entre 2008 et 2019 ont toutes été déclarées irrecevables, c’est, selon Elmer, parce que c’est un juge suisse qui les a examinées à chaque fois. « Ce qui me tient à cœur, c’est de lancer la discussion sur les lanceurs d’alerte. Il ne s’agit pas de moi ou des 320 000 francs suisses que je ne pourrai de toutes manières jamais payer, mais que le débat ait lieu dans la société. Je pense que le moment est propice. Il est tout à fait clair aujourd’hui que ce que je disais en 2004 est vrai : nos banques sont des crapules. »
« Le secret bancaire suisse n’est pas terminé, il est au contraire florissant »
Selon l’ex-banquier, ce n’est pas l’annonce de la levée du secret bancaire suisse, l’an dernier, qui y change quoi que ce soit. Depuis l’automne 2018, les banques suisses doivent échanger automatiquement leurs données sur les comptes en Suisse avec les autorités fiscales des autres pays. C’en est donc officiellement fini du secret bancaire ancré dans la loi suisse depuis 1934. En octobre 2019, l’Union européenne a retiré la Suisse de sa « liste grise » des paradis fiscaux.
« Mais le secret bancaire existe encore, relativise Elmer. L’échange automatique d’information ne fonctionne que si vous avez un compte à votre nom en Suisse. Si vous l’avez au sein d’une structure de trust, là, on ne pourra pas avoir accès à ces données. Le secret bancaire n’est donc pas terminé, il est au contraire florissant, tout comme les constructions offshore, très lucratives. » Pour l’ONG Tax Justice Network aussi, la fin officielle du secret bancaire suisse ne change presque rien. Le pays est toujours en première place de leur index du « secret financier » sur la carte mondiale des paradis fiscaux.
Même après les scandales à répétition, les Panama Papers, les Luxleaks, les Swssleaks, les lanceurs d’alerte n’ont pas encore gagné face aux colosses de la finance. « J’ai mis longtemps à comprendre que je ne pourrai pas changer la Suisse de l’intérieur. » Alors, il vise au-delà. « Si je n’arrive pas à voir mon cas traité à la Cour européenne, j’irais à la Cour internationale de justice des Nations unies. »
Rachel Knaebel
Photo de une : © DR
Le site de Rudolf Elmer, et sa campagne de crowdfunding pour sa procédure auprès de la Cour européenne des droits humains.
Un salon dédié aux lanceurs d’alerte
Le 5ème salon “Des livres et l’alerte” se déroulera les 22, 23 et 24 novembre 2019 à la “Parole Errante”, 9 rue François Debergue à Montreuil (entrée libre). Basta ! y sera présent : Ivan du Roy participera à un débat « Travail et suicide, du mal-être à l’alerte » (dimanche, 13h30 – 15h). |
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