INTERVIEW « 20 Minutes » a interrogé Sebastian Roché, directeur de recherches au CNRS, auteur De la police en démocratie (Grasset) sur les violences policières
- Depuis des mois, des violences émaillent les manifestations.
- Selon un décompte du ministère de l’Intérieur fin novembre, 2.500 manifestants et 1.800 membres des forces de l’ordre ont été blessés depuis le début du mouvement des « gilets jaunes ».
- A la veille d’une nouvelle journée de manifestation ce mardi contre la réforme des retraites, « 20 Minutes » a interrogé Sebastian Roché, directeur de recherches au CNRS, auteur De la police en démocratie (Grasset).
Depuis plusieurs mois, les manifestations se font sous tension. Présence de casseurs, affrontements avec les forces de l’ordre, utilisation de LBD… Dans un récent article, de nombreux lecteurs de 20 minutes affirment d’ailleurs avoir renoncé à se mobiliser, de peur d’être victimes de violences policières. A la veille d’une nouvelle mobilisation ce mardi contre la réforme des retraites, 20 Minutes a interrogé Sebastian Roché, directeur de recherches au CNRS, auteur De la police en démocratie (Grasset).
Comment expliquer que de nombreuses personnes n’osent plus aller manifester ?
Les pouvoirs publics ont rendu plus compliqué la participation à ces manifestations, avec la multiplication des contrôles préventifs, parfois très en amont de lieux de mobilisation. Cela peut freiner la participation. Le deuxième effet de dissuasion est la quantité d’armes utilisée pour maintenir l’ordre. Il y a eu 20.000 tirs de LBD d’après l’IGPN [en 2018, les policiers ont tiré 19.071 munitions de lanceurs de balle de défense et lancé 5.420 munitions de grenades de désencerclement], une quantité jamais vue à l’échelle de l’Union européenne.
Les blessures se sont aussi multipliées. On parle de blessures irréversibles et de mutilations, la perte d’un œil, des mains arrachées, sur 30 personnes, c’est du jamais vu en seulement quelques mois. Les vidéos de violences relayées sur les réseaux sociaux ont participé à un phénomène d’identification : les gens ont alors craint pour leur propre sécurité.
Estimez-vous qu’un cap a été franchi depuis le début du mouvement des « gilets jaunes » ?
Il faut reconnaître que nous ne sommes pas dans la France du début du XXe siècle, où c’était l’armée qui faisait le maintien de l’ordre. En revanche, par rapport aux vingt dernières années, un cap a été franchi dans l’autorisation par le gouvernement d’un certain degré de violence. Le ministre [Christophe Castaner] a même décoré certains policiers soupçonnés de violences. Bien sûr, il ne s’agit que de certains agents, il ne faut pas tous les mettre dans le même sac. Il faut aussi prendre en compte l’épuisement physique et le stress des policiers, sous tension depuis un an.
Mais par la quantité de projectiles utilisés et l’attitude des responsables politiques, je dirais qu’un cap a été franchi. Un exemple : en Catalogne, l’équivalent des LBD a été interdit après avoir fait plusieurs blessés [seules les polices régionales en Catalogne et au pays Basque ont renoncé à l’utilisation de balles en caoutchouc après deux incidents en 2012]. En France, le pouvoir politique soutient l’utilisation de ces armes, de type LBD. Elles étaient pourtant réservées au départ à des brigades d’intervention d’élite, comme le GIGN. Elles ont ensuite été étendues aux BAC (Brigade anti-criminalité), puis généralisées comme outils de maintien de l’ordre au fil des crises.
Le ministère refuse pour sa part de parler de « violences policières ». Pourquoi ?
C’est une stratégie de communication. Il y a l’idée que ce sont les « gilets jaunes », les black blocs qui sont les méchants, on parle même d’ultra-jaunes ou de jaunisation des manifestations désormais, comme pour expliquer qu’ils mériteraient la violence qu’ils reçoivent. Le fait de ne pas reconnaître ces actes est une manière de protéger la police et donc, de se protéger soi-même, cela n’a rien d’exceptionnel. Est-on un bon ministre de l’Intérieur quand on éborgne plusieurs Français ?
Les black blocs sont régulièrement présents et participent à une forme de violence lors des mobilisations. N’y a-t-il pas une radicalité plus forte aussi de la part de certains manifestants ?
Bien entendu, certains utilisent les manifestations pour dénoncer le capitalisme, détruire des banques, des fast-foods. Ça n’explique pas pourquoi certains policiers ont tiré sur des mères de famille, pourquoi des journalistes ont été blessés. Il y a une plus grande tolérance à la violence policière chez les responsables politiques. L’utilisation des armes est pourtant très codifiée, les agents doivent aussi porter des matricules RIO. Ces violences sont le résultat d’une absence de volonté politique de corriger le tir.
Beaucoup de personnes dénoncent également le manque d’impartialité de l’IGPN…
L’IGPN [Inspection générale de la police nationale] est placée sous la direction générale de la police nationale. Ce n’est pas le cas en Angleterre, ou en Belgique par exemple. Elle ne peut donc pas faire son travail en toute indépendance. Quand des journalistes parviennent à trouver les auteurs de violences en analysant les vidéos, alors que l’IGPN n’y parvient pas, cela crée un malaise de nature à douter de l’impartialité de cet organisme de contrôle.
De manière plus générale, la politique policière se fait en France à huis clos, avec les syndicats et le gouvernement. Il n’y a pas de lieu pour organiser des débats contradictoires et l’on confond trop souvent les dénonciations de pratiques inacceptables avec les critiques contre la police.
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