PRIVATISATION
« Hercule » : c’est le nom du projet par lequel le gouvernement envisage de démanteler EDF, et d’en privatiser une partie. Quelles en seraient les conséquences ? Que serait un véritable service public de l’énergie, face à l’enjeu climatique ? Entretien avec François Dos Santos, ex-responsable (CGT) du comité central d’entreprise.
En quoi consiste le projet Hercule, présenté par le gouvernement comme une « nouvelle régulation économique du nucléaire », et critiqué comme un démantèlement et une privatisation du service public de l’énergie ?
François Dos Santos : [1] Le projet Hercule coupe EDF en deux morceaux. D’un côté, on met la production nucléaire et le thermique à flammes – les centrales au gaz, au charbon, les turbines à combustion – regroupés dans une entité « bleu » qui serait détenue à 100 % par l’État. De l’autre, on crée une société, dont le nom de code est « vert », dans laquelle on place Enedis (la distribution), EDF Renouvelables, Dalkia (une filiale d’EDF), EDF en Outre-mer et en Corse, certaines activités internationales, ainsi que la direction commerciale – soit les 8500 salariés qui gèrent la facturation et les contrats d’électricité en France. Cette société « verte » pourra être ouverte à la privatisation jusqu’à 35% du capital. Une inconnue demeure : dans quelle entité sera placée l’hydroélectricité [10 % de la production en France, ndlr], alors qu’il est question de privatiser les concessions de barrages ? J’ai posé la question. On ne m’a jamais répondu.
Pourquoi ce découpage et cette ouverture au capital posent-ils problème ?
Les activités placées dans la holding « vert », qui sera partiellement privatisée, ont une même caractéristique : la plupart des revenus y sont garantis. Prenez Enedis, qui s’occupe de la distribution et gère les concessions – les postes de transformation qui amènent l’électricité jusqu’à chez vous par un réseau aérien ou souterrain. Le tarif d’utilisation des réseaux publics d’électricité est négocié tous les quatre ans. Donc Enedis sait combien il va percevoir par kilowattheure (kWh) acheminé sur le réseau pendant ces années, il a une visibilité sur les recettes. Prenez Dalkia, qui gère les délégations de service public pour les réseaux de chaleur, comme le chauffage urbain ou la géothermie. Là aussi, la contractualisation avec une collectivité signifie un revenu garanti.
EDF Renouvelable exploite les parcs photovoltaïques ou éoliens, contractualisés avec l’État dans le cadre d’appels d’offres où les prix sont garantis pendant quinze ans pour l’éolien, et vingt ans pour le photovoltaïque. Là encore, l’entreprise bénéficie d’une bonne visibilité sur les recettes. EDF Outre-mer et en Corse, c’est assez simple : EDF y garde un quasi monopole, synonyme de revenus garantis. Pour toutes ces activités, il existe donc une grande visibilité sur les recettes. C’est beaucoup plus facile à valoriser sur les marchés financiers !
Qu’en est-il de l’entité « bleu », qui demeurera publique ?
Côté « bleu », le nucléaire ne bénéficie pas de revenu garanti puisqu’il est soumis aux fluctuations du marché de gros de l’électricité. Le prix d’un même mégawatt-heure (Mwh) en bourse peut passer du simple au double. Il était, par exemple, à 70 euros au début de la décennie, pour descendre sous les 35 euros en 2016 et 2017. Ce n’est pas le cas pour les énergies renouvelables qui bénéficient d’un tarif d’achat garanti grâce à une subvention de l’État. Cela pose un vrai problème quand vous investissez : le nucléaire est un actif qui nécessite de gros investissements initiaux et pendant la durée d’exploitation – une centrale va produire pendant cinquante, voire soixante ans – alors que vous ne connaissez pas les prix de vente l’année suivante. Il n’est donc pas certain que l’actif sera rentable sur l’ensemble de sa durée de vie.
C’est pour cela qu’il ne se construit en France aucune nouvelle centrale, que ce soit nucléaire, au gaz ou même hydroélectrique : elles ne disposent pas de garantie de prix. Seule exception dans les énergies fossiles, le cycle combiné gaz de Landivisiau, porté par Total, va ainsi être construit grâce à une subvention sur vingt ans payée par… EDF ! Si les énergies renouvelables progressent, c’est parce qu’elles bénéficient d’un tarif subventionné, avec une durée d’amortissement beaucoup plus courte : un parc éolien ou photovoltaïque va vivre vingt ans. Il est facile de construire quand l’État vous garantit des recettes tout au long de la durée de vie de l’actif.
Le projet Hercule doit être finalisé d’ici l’été 2020. Pourquoi maintenant ?
Actuellement EDF reste le principal producteur en France. Les autres fournisseurs d’énergie, comme Leclerc ou Total Direct Energie, ne produisent que très peu d’électricité par eux-mêmes. Ils doivent l’acheter à EDF. Il leur est donc difficile de proposer un prix moins cher et, ainsi, de gagner des parts de marché sur EDF. Sur une facture, la structure des coûts est quasiment la même quel que soit le concurrent : les taxes, le coût d’accès au réseau – qui finance son entretien, les réparations après une tempête, le remplacement des compteurs, etc. –, et l’énergie proprement dite, l’électricité qui sort de la centrale, chacun représentant environ un tiers de la facture finale. Les coûts commerciaux et donc la marge propre à chaque fournisseur, ne représentent que 5 % à 10 % du prix.
Avec ses propres capacités de production, EDF dispose d’un avantage compétitif. Pour qu’il existe une concurrence dans le marché de détail, on a inventé en 2010 le système « Arenh » [Accès régulé à l’électricité nucléaire historique, mis en place sous le mandat de Sarkozy, ndlr] : EDF doit céder à bas prix un quart de sa production nucléaire à ses concurrents pour que ceux-ci puissent la vendre au détail et lui piquer des clients. C’est donc EDF qui, de fait, subventionne ses concurrents en attendant qu’ils se dotent de leurs propres moyens de production.
Le système « Arenh » doit prendre fin 2025. A cette date, les fournisseurs privés doivent s’être dotés de leur propre capacité de production. La « concurrence libre et non faussée » sera donc censée exister. Problème : pas grand-chose n’a été construit. Total dispose de quelques centrales au gaz, mais il n’est pas dans son intérêt économique ni climatique de les faire fonctionner si leur coût d’exploitation est supérieur au prix du marché. Mieux vaut alors acheter l’électricité sur le marché de gros que de faire tourner une centrale à énergie fossile. Seul Engie [Ex GDF, privatisé, ndlr] dispose d’un vrai avantage avec ses barrages hydroélectriques, qui ont un faible coût de fonctionnement.
Donc, pour eux, le projet Hercule, c’est formidable : EDF en tant que fournisseur d’énergie – la holding « vert » – sera dans la même position que ses concurrents, puisqu’elle devra acheter la majeure partie de son électricité à EDF « bleu ». Hercule est donc un artifice pour permettre aux fournisseurs privés de se développer.
Cela signifie-t-il que les nouveaux fournisseurs privés vont, de fait, profiter des masses considérables d’argent public engagés par le passé, en particulier dans les centrales nucléaires ?
Oui, cette libéralisation est un simulacre car elle repose pour l’essentiel sur un détournement de la rente liée aux capacités de production d’EDF. On permet également à des actionnaires de rentrer au capital des activités qui ont les profits les plus rapides. On demande à la puissance publique de supporter les investissements de long terme et de privatiser le fruit de ce risque financier, qui bénéficiera à tous les fournisseurs d’énergie, et plus seulement à EDF en tant que service public.
Précisons qu’il n’est pas très compliqué de devenir un fournisseur d’électricité « alternatif ». Vous installez quatre traders dans une pièce qui achètent de l’électricité en gros en fonction des fluctuations du marché, et un chef dans une autre pièce qui gère un contrat de sous-traitance avec un centre d’appel délocalisé à l’étranger, qui va démarcher des clients.
Le projet Hercule représente-t-il une menace pour les salariés ?
Le modèle économique et social des activités commerciales d’EDF n’aura plus d’avenir. Aujourd’hui, tous ses conseillers clientèles sont basés en France. Le projet Hercule signifie un plan social dans les années qui viennent et une précarité de l’emploi. C’est déjà le cas avec la fermeture d’agences commerciales de proximité. De plus en plus d’activités téléphoniques sont sous-traitées.
Quelles seront les conséquences du démantèlement d’EDF pour les usagers ?
C’est une spoliation d’un bien public sans amélioration du service rendu aux usagers. Les baisses de tarifs ne sont pas à l’ordre du jour, ni l’amélioration du service de proximité. Quelles seront les effets quand les actionnaires privés voudront aspirer leurs dividendes de l’entité la plus rentable ? Cette question, il faut la poser à ceux qui portent ce dossier.
Face à ce risque de démantèlement du service public de l’énergie, les régies publique locales constituent-elles, selon vous, une alternative pour intégrer plus facilement des usagers dans leur gestion ?
Aujourd’hui, le réseau électrique est organisé nationalement et joue sur la solidarité. La région Rhône-Alpes, par exemple, avec ses barrages et ses centrales nucléaires, produit plus d’électricité qu’elle n’en consomme. A l’inverse, la Bretagne en produit très peu et en consomme énormément. C’est aussi le cas de l’Île-de-France qui compte peu de centrales sur son territoire, et aucune nucléaire. Un réseau national permet d’équilibrer cela en apportant aux régions déficitaires l’électricité dont elles ont besoin. La question se pose aussi pour les renouvelables : il y a davantage de soleil au sud qu’au nord, des régions sont plus venteuses que d’autres. Les solidarités territoriales s’expliquent aisément et ont un intérêt. Cela plaide pour une implantation nationale des moyens de production.
Poster un Commentaire