Le Covid-19 menace-t-il notre sécurité alimentaire ? Pour les spécialistes des scénarios d’effondrement de nos sociétés, il est temps de tirer les leçons de la crise sanitaire et économique provoquée par la pandémie. Constituer des stocks de nourriture et d’eau dans toutes les villes, repenser la globalisation agricole sans oublier les pays du Sud… Pour France 24, trois collapsologues tirent les leçons de la crise sanitaire qui secoue actuellement la planète.
Alexandre Boisson est un ancien policier du Groupe de sécurité du président de la République. Il a quitté la police en 2011 et a créé SOSMaires.org afin de conseiller les élus sur les risques à venir.
Pablo Servigne est agronome et biologiste, auteur de nombreux best-seller sur l’agroécologie, l’effondrement, la résilience, l’entraide et le renouveau de nos civilisations. Il est également corédacteur en chef du magazine-livre Yggdrasil, dont le dernier numéro est consacré à la sécurité alimentaire.
Dans cet entretien croisé en trois volets, Alexandre Boisson, Stéphane Linou et Pablo Servigne partagent pour France 24 leurs réflexions sur la sécurité alimentaire en temps de crise et apportent des solutions écologiques, administratives, économiques mais aussi militaires.
France 24 : Pendant cette crise du coronavirus, en particulier durant le confinement, la chaîne alimentaire semble avoir résisté en France (et dans le monde), quelles leçons en tirez-vous ? Cette crise a-t-elle diminué notre dépendance envers l’agro-industrie mondiale ?
Alexandre Boisson : La crise n’est pas terminée. Si nous avons pu bénéficier des stocks d’un mois et demi des supermarchés, nous ne savons pas si les grandes surfaces peuvent tenir sur le long terme, surtout en cas de reconfinement. Avec un tel stress autour de la santé des chauffeurs routiers (risque de contamination et de débrayage des routiers), il serait totalement irresponsable, voire pénalement condamnable, de ne pas anticiper une crise alimentaire. Si les chauffeurs routiers qui approvisionnent les supermarchés flanchent, c’est toute la France qui flanche. Le manque de nourriture créerait alors des troubles à l’ordre public. Ne pas constituer des stocks stratégiques alimentaires d’État représente, selon le code pénal, une mise en danger d’autrui et un manquement à l’obligation de sécurité. Cette crise montre notre dépendance à l’agro-industrie mondiale. Or vous pouvez constater qu’à l’échelle des territoires, il n’y a aucune anticipation de ces problématiques.
Stéphane Linou : Le talon d’Achille alimentaire de cette chaîne, à très court terme, ce sont les transports. Tout a été fait pour qu’ils tiennent. Or nous avons frisé la catastrophe lorsque le premier syndicat du transport routier a menacé de faire grève début mai. Nos territoires ne sont pas autonomes. Ils sont « alimentairement malades », car perfusés par les balais des camions de la grande distribution.
Pablo Servigne : Certaines chaînes d’approvisionnement ont tenu, d’autres pas. Ce qui est intéressant avec le confinement, c’est que la population, et même les grands distributeurs, se sont tournés vers les producteurs locaux. Voilà la preuve que les producteurs et les marchés locaux devraient être favorisés pour augmenter la résilience des territoires… Et aussi les revenus des producteurs ! L’agro-industrie globalisée a beaucoup de pouvoir et le confinement l’a déstabilisé. Nous devons nous organiser pour lui retirer ce pouvoir, inique, insupportable et toxique pour les peuples et pour la biosphère. Cela commence par ne plus dépendre d’elle.
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La quasi absence d’impact sur la chaîne alimentaire que vous qualifiez d’invisible dans l’un de vos livres, n’est-elle pas une mauvaise nouvelle ? Cela n’incite pas vraiment à changer de modèle…
Pablo Servigne : Je pense que l’on n’a pas encore fini d’entendre parler du Covid-19 et des effets du confinement, au niveau local, national et international. Comme l’a déjà dit l’ONU fin avril, des famines « de proportion biblique » se profilent à l’horizon, à la faveur d’invasions de criquets, de super sécheresses, de décisions géopolitiques, de deuxième vague de pandémie, ou encore de grève des travailleurs des chaînes d’approvisionnement. Ce confinement a levé le voile sur la vulnérabilité de l’économie globalisée et de nos approvisionnements en nourriture. Je pense que beaucoup de gens et de fonctionnaires sont désormais conscients des enjeux, mais il faut le temps que la résilience se mette en place. Nous ferons sûrement des erreurs, et nous serons en mesure de tester nos avancées à la faveur des prochaines crises, par exemple, avec la sécheresse qui s’annonce cet été.
Au début de la pandémie, les gens se sont précipités dans les supermarchés pour faire des stocks de nourriture, n’est-ce pas une première étape pour les habituer à constituer des réserves stratégiques à l’échelle d’une famille, réserves que vous recommandez afin de faire face au risque d’effondrement ?
Stéphane Linou : Il faudrait préparer la population à la « culture du risque alimentaire territorialisé », selon le modèle suédois. Dans ce pays, le gouvernement a distribué un livret intitulé « If crisis or war comes » (« Si survient une crise ou une guerre »). En 20 pages illustrées, ce fascicule énonce les menaces auxquelles le pays peut être exposé : guerre, attentat, cyberattaque, accidents graves ou catastrophes naturelles…
Il invite notamment l’ensemble de la population à stocker de la nourriture en quantité bien supérieure aux préconisations du Plan familial de mise en sûreté français qui n’est pas obligatoire et reste assez léger. Les informations du vademecum suédois portent principalement sur la façon dont les personnes peuvent se préparer à gérer l’approvisionnement en eau, les aliments, le chauffage et les communications lorsque les services publics ne fonctionnent pas normalement.
De tels plans suggèrent qu’en étant mieux préparés, les individus sauront mieux résister à un stress important. En France, pourrions-nous profiter de l’état d’urgence actuel pour entamer la préparation des populations à la « culture du risque alimentaire territorialisé” ?
Le résumé de la semaineFrance 24 vous propose de revenir sur les actualités qui ont marqué la semaine
Alexandre Boisson : Une fois de plus, il s’agit de respecter la loi. Même si on peut considérer les recommandations familiales et individuelles du gouvernement comme peu élaborées (au niveau alimentaire), il est bien spécifié sur le site officiel du gouvernement que les citoyens doivent constituer des kits afin de parer à une crise. Le gouvernement invite chaque citoyen à réaliser un plan personnalisé pour son foyer car chaque famille a ses particularités : mode d’habitation, lieu de travail, école, nombre d’enfants ou de personnes âgées, malades, etc. Maires et préfets doivent relayer ces obligations de prudence mais c’est à chaque citoyen d’assurer in fine sa protection.
Concrètement, qui le fait aujourd’hui ? Je recommande donc à chaque administré de vérifier que la loi de modernisation de la sécurité civile est bien appliquée. Et pour cela, il doit solliciter son maire pour savoir ce qui est mis en place sur sa commune en termes de résilience alimentaire locale. Sans coordination locale, la protection des citoyens est une illusion.
Pablo Servigne, vous liez l’insécurité alimentaire à la multiplication par deux, voire par dix des prix du pétrole. Or, la pandémie de Covid-19 montre qu’une crise peut être décorrélée des cours de l’or noir ?
Pablo Servigne : Effectivement. Et ce que j’ai dit reste vrai : si le cours du pétrole repart à la hausse, il y a des grands risques d’insécurité alimentaire. La particularité de cette pandémie, c’est que l’on a eu une crise simultanée de l’offre et de la demande, et donc nous n’avons aujourd’hui pas de problème d’approvisionnement en pétrole… à court terme ! Mais des prix trop bas sont catastrophiques pour la filière pétrolière à long terme, et aussi pour la stabilité sociale des pays producteurs. Notre alimentation dépend presque entièrement du pétrole, qui est une ressource encore abondante, mais en voie de raréfaction, et surtout dépendante de tellement de facteurs extérieurs. Cela rend les pays industrialisés très vulnérables aux variations de prix, aux décisions géopolitiques, aux conflits, donc aux armées.
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