Crise économique et pandémie : où pourrait on aller? 

Henri Wilmo: Juin 2020

Tenter de « faire l’analyse concrète d’une situation concrète » susceptible d’affecter la marche de l’économie capitaliste (Ernest Mandel)

Les premiers résultent du fonctionnement même de cette économie : les évolutions du taux de profit, le cycle de l’investissement… Ce fut le cas de la crise de 2008-2009 dont le facteur déclenchant fut la spéculation financière et immobilière

Les seconds sont liés à des phénomènes qui, s’ils ne sont pas indépendants du capitalisme, ne sont pas directement liés à son fonctionnement régulier : c’est le cas des guerres.

La crise actuelle mélange les deux types de facteurs. 

  • Le coronavirus présente des caractéristiques communes avec les guerres. Il est pour partie la conséquence d’un capitalisme productiviste et mondialisé. Il a comme les guerres inter-impérialistes une dimension qui ne ressort pas de la marche « normale » du capitalisme.
  • Depuis de longs mois existaient les signes annonciateurs d’une crise économique : surproductions sectorielles, endettement des entreprises, cours boursiers déconnectés de la réalité des profits, etc. La situation était donc potentiellement instable et n’importe quelle étincelle importante aurait pu déclencher une crise d’ampleur plus moins grande.

Au fil des mois on voit que la composante coronavirus prédomine (jusqu’à maintenant)

  • Difficulté de prendre en compte la spécificité de cette crise. Il y a eu et il y a des hésitations parmi les marxistes (tenants de la crise « permanente », de la crise essentiellement « classique »- Michael Roberts, Éric Toussaint,…)
  • Le Covid 19 n’est pas la première pandémie grave, y compris sous le capitalisme, mais la première pandémie grave dans le cadre de la mondialisation et d’un capitalisme mal relevé de la crise de 2007-2009
  • Certes, la possibilité même d’une pandémie renvoie aux effets de l’agriculture productiviste sur les écosystèmes et à l’intense circulation des personnes et des marchandises à travers la planète.
  • Il n’en reste pas moins que cette crise n’est pas essentiellement une crise «classique».
  • On ne peut donc l’analyser en tant que telle, ni envisager des scénarios pour «l’après», de la même manière qu’on pouvait le faire avec la précédente crise.

Bourgeoisies et gouvernements face à la pandémie : résumé de l’ enchaînement

  • Le capital a besoin que l’économie tourne pour faire du profit. Pour cela il faudrait que les salariés soient au travail.
  • Mais les Etats même bourgeois ne peuvent politiquement (sauf en temps de guerre) envoyer les gens à l’abattoir (pas de masques, de tests, trop de lits d’hôpitaux supprimés) d’où le confinement.
  • D’où l’effondrement économique (qui, comme les économies sont interpénétrées, touche même les Etats qui ont mieux géré la situation ou ont moins confiné)
  • Bourgeoisie et Etats sont alors obligée de renoncer en partie à leurs règles et tabous (équilibre budgétaire, etc.) pour accompagner la situation (éviter les faillites de banques et d’entreprises).

Cette crise a des caractéristiques tout à fait particulières

  • Les marchés financiers n’ont pas un rôle déterminant. Les principaux indices boursiers internationaux ont début juin presque retrouvé le niveau de la première quinzaine de mars. « Dans ce contexte de grande incertitude, un décalage apparaît entre les marchés financiers et l’évolution de l’économie réelle » (FMI, juin 2020)
  • C’est la première véritable crise mondiale : en 2007-2008, la Chine et d’autres pays avaient été touchés surtout par leur commerce extérieur
  • L’effondrement est simultané et très rapide : contrairement à la crise de 29 et même à celle de 2007-2008.

Prévisions du FMI

 Prévisions pour quelques pays (OCDE –juin 2020)

PIB             Tx chômage officiel -2019 entre ( ) 

• United States -7,3 11,3 (3,7)
• Zone € -9.1 9,8 (7,6)
• Chine 1.0
• Inde -3,7
• Allemagne -6,6 4,5 (3,2)
• France – 11,4 11,0 (8,4)
• Suède – 6,7 10,0 (6,8)

 Recul du commerce mondial : -13% selon l’OMC (prévision de juin).

Selon la BM, de 70 à 100 millions de personnes pourraient tomber dans l’extrême pauvreté, avec moins de 1,90 dollar par jour.

Conséquences sur l’emploi

Au niveau mondial, selon l’OIT, 300 M d’emplois auraient disparu au T2. Un jeune sur 6 aurait perdu son emploi.

En France, des millions de travailleurs sont concernés par le « chômage partiel ». Et le chômage total a commencé à augmenter fortement.

500 000 emplois ont été supprimés au 1er trimestre dont 300 000 postes d’intérimaires

Effondrement de l’utilisation des capacités de production 

Industrie française : 2ème trimestre 66,8%

Aéronautique mondiale : 2/3 de la flotte à l’arrêt.

Pourquoi une telle récession ?

Quatre facteurs se sont conjugués avec plus ou moins de force selon les pays :

  • L’interruption de l’activité en Chine, première à se confiner le 23 janvier, a retenti non seulement sur l ’activité du pays mais sur le reste du monde Le pays compte pour un cinquième de la production mondiale de produits intermédiaires, nécessaires à la fabrication d’autres biens.
  • Lorsque le Covid-19 a gagné d’autres pays, les gouvernements ont dû se résoudre à l’arrêt d’un certain nombre d’activités. Alors, en plus de la pression des salariés pour assurer des conditions sanitaires décentes ou cesser le travail, l’interdépendance entre les entreprises a pesé. Les premières interruptions se sont cumulées aux ruptures d’approvisionnement internationales et en ont entraîné d’autres.
  • En miroir des problèmes d’approvisionnement se pose celui des débouchés. Au niveau national (du fait du confinement : demande des ménages et investissement) et au niveau international (recul du commerce mondial).
  • La disponibilité de la main-d’œuvre (fermeture des écoles, retrait, ) 

Les incertitudes sur la pandémie

Selon l’OCDE, deux scénarios sont possibles (10/06/2019)

– « Scénario de deux chocs successifs : une deuxième vague épidémique survient avant la fin de l’année

  • Un nouvel épisode de l’épidémie provoque le retour des mesures de confinement.
  • La production économique mondiale chute de 7.6 % cette année, avant de repartir au rythme de 2.8 % en 2021.
  • Le taux de chômage de l’OCDE double quasiment au niveau mondial et atteint 10 %, avec peu de reprise de l’emploi en 2021

– Scénario du choc unique : une deuxième vague est évitée

  • Au niveau mondial, l’activité économique recule de 6 % en 2020 et le taux de chômage de l’OCDE passe de 5.4 % en 2019 à 9.2 %.
  • Les niveaux de vie baissent moins brutalement que dans l’hypothèse d’une deuxième

vague, mais l’équivalent de cinq ans de croissance de revenus sont effacés dans toute l’économie d’ici 2021. »

Quelle sera la suite ?

Trois scénarios pour réfléchir

Le scénario de la reprise en V (le V peut être plus ou moins ouvert).

Dans l’hypothèse où il n’y aurait pas de reprise forte de la pandémie.

  • Le scénario du « mauvais moment à passer » avant le retour à la « normale » comme après 2008. Il y aura beaucoup de chômage, des entreprises feront faillite mais ça redémarrera. Comme l’a dit le directeur général de Safran : « Quand on regarde les crises précédentes, en 2001 ou en 2008, par exemple, cela a pris plus ou moins de temps, mais la croissance est revenue en ligne avec les prévisions (…) Après la crise, les choses devraient redevenir telles qu’elles étaient. ». Même si cette déclaration vise à rassurer les actionnaires et à se faire bien voir de l’Etat français, elle  est  significative  des  espérances  de  ce  type  de dirigeants.
  • L’économie repartirait plus ou moins doucement (il y a des scénarios plus ou moins optimistes) sans transformations majeures avec sans doute quelques redéploiements des chaines de production (pour réduire la dépendance vis-à-vis de la Chine) et un peu plus de capitalisme d’Etat. Des capacités de production excédentaires seraient éliminées, les entreprises survivantes se restructureraient et renouvèleraient leur équipement tandis que le chômage resterait à des niveaux élevés. La dette serait gérée
  • C’est le scénario de Macron et des autres dirigeants capitalistes qui font le pari que les mécontentements accumulés ne seront pas suffisants pour les bousculer sérieusement.
  • Pour qu’il se concrétise, ils mettent le paquet au niveau financier et, en Europe, n’hésitent pas à bousculer les critères de Maastricht et le pacte de stabilité : en France, 134 milliards budgetés, plus de 300 milliards de prêts garantis par l’Etat, dette publique portée à 121% du PIB. En Allemagne, le plan de soutien a été encore plus important (plus de 1000 milliards au total)
  • En France, le gouvernement s’est bien gardé de toute remise en cause de ses réformes structurelles (Code du travail, retraites, chômage, ) Tout au plus certaines sont-elles suspendues. En matière fiscale, niet à la proposition de la convention citoyenne d’un taxe sur les dividendes. Mise en place d’in dispositif particulier pour rembourser l’accroissement de dette publique résultant de la crise.
  • De plus, le patronat (avec la complicité du gouvernement) joue la « stratégie du choc »

Les incertitudes qui pèsent sur ce scénario

Même si le mécontentement social laisse les mains libres aux dominants :

  • Les chaînes de valeur sont désorganisées et le commerce international ne va pas repartir immédiatement
  • La coordination internationale des principales puissances économiques n’est plus ce qu’elle était
  • Les entreprises, endettées, aux débouchés incertains, vont hésiter à investir et chercher à réduire les emplois et les salaires (en France, les investissements baisseraient de 7% dans l’industrie) ;
  • Les ménages, appauvris ou inquiets, vont limiter leur consommation, privilégier une épargne de précaution ou reporter leurs achats de biens durables ;
  • Les pays du Sud étaient déjà souvent écrasés par le poids de la dette. Avec la crise, ils sont confrontés à une dégradation de leur commerce extérieur, la chute des prix (pétrole et autres) et au reflux des capitaux internationaux (100 Mds $ depuis le début de la crise). Pour ce qui est de la dette, le G20 et le FMI ont seulement décidé de suspendre les remboursements et les intérêts de la dette des pays les plus pauvres pour cette année et la
  • Les grands Etats capitalistes vont finir par chercher à rétablir les finances publiques et à réduire la dette

Une nouvelle épreuve pour l’Union européenne

  • Dans un premier temps, peu de solidarité entre les Etats
  • Puis assouplissement des règles (BCE, UE). Plus des prêts européens aux Etats (financement chômage partiel, )
  • Inégalités devant les perspectives de reprise : niveaux d’endettement public, inégale capacité à lancer des plans de soutien, toutes les activités ne pourront repartir au même rythme tourisme…
  • Clivages autour du plan de relance de 750 milliards d’€ (500+750) (le Parlement européen demande 2000 milliards)
  • Les règles sont suspendues mais n’ont pas changé.

Dépression longue et désordre mondial

L’autre hypothèse extrême est celle d’une pandémie par vagues et/ou d’une crise financière qui perpétueraient l’embolie des circuits économiques, bloqueraient un temps le redémarrage, et susciteraient une accumulation de rage et de mécontentement dans la population. Dans ce cas, il serait difficile de repartir « comme avant » bien que des capacités de production excédentaires aient été éliminées. Ce serait d’autant plus le cas si s’amplifiaient les tensions internationales.

Pour gérer la crise qui perdurerait et faire face au mouvement populaire, les différentes bourgeoisies pourraient mettre en œuvre des formules politiques encore plus autoritaires (cf. Hongrie).

Si le mouvement ouvrier ne se montrait pas à la hauteur des enjeux, le risque serait que dans une fraction de la petite bourgeoisie, voire des classes populaires,  montre ce que Trotsky en septembre 1930 appelait le « désespoir contre-révolutionnaire » et donc l’emprise de l’extrême-droite.

Un peu probable scénario « social- démocrate »

ll ne s’agirait pas d’un retour de la social-démocratie traditionnelle mais d’une situation où, comme après la crise des années 30 et la Deuxième guerre mondiale, le capitalisme se remettrait en selle en rompant plus ou moins partiellement avec le modèle néo-libéral en relocalisant certaines productions, en réhabilitant les services publics et en faisant des concessions aux travailleurs.

Pour qu’un tel scénario se concrétise, il faudrait des mouvements sociaux suffisamment forts pour faire peur à la bourgeoisie mais pas assez puissants pour renverser sa domination.

Outre ses conditions sociales et politiques, la stabilisation d’un tel scénario se heurterait à la faiblesse des gains de productivité du capitalisme actuel : contrairement aux années 1950 et 1960, les gains de productivité ne seraient sans doute plus suffisants pour financer à la fois la valorisation du capital (via les profits), la hausse des salaires réels et la hausse des dépenses publiques.

L’ouverture de brèches propices à l’action révolutionnaire ? 

  • La conjonction du coronavirus et du recul économique (sans oublier la question écologique) manifeste l’absurdité de ce mode de production. Elle laisse entrevoir qu’un autre monde est nécessaire et souhaitable. Pour de larges secteurs de la population mondiale, les conséquences matérielles de la crise sont immédiates et seront
  • Ce qui peut créer les conditions à des luttes permettant l’ouverture de brèches par lesquelles pourraient éventuellement s’engouffrer les forces sociales et politiques œuvrant à une rupture révolutionnaire.

Le « jour d’après »

Durant la période de confinement, il y a eu en divers endroits des initiatives collectives.

Ont également fleuri des textes sur le jour d’après. Certaines de ces réflexions sont utiles. Mais une chose est certaine : en France et ailleurs, les dominants ne « changeront pas de logiciel » autrement qu’à la marge.

Rapport récent d’un centre de recherche internationale sur la montée des risques d’instabilité politique, l’augmentation des risques d’émeutes, de grèves générales et de contestations diverses.

Les affrontements sociaux seront un éléments déterminants des contours de la suite.

« Toute situation de crise contient des facteurs importants d’indétermination. Les états d’esprit, les opinions et les forces (…) se forment dans le processus même de la crise. Il est impossible de les prévoir à l’avance de façon mathématique. » Trotsky  en septembre 1930 (un an après le déclenchement de la crise de 1929)

Il peut y avoir des sorties capitalistes

Malgré l’épuisement structurel du mode de production capitaliste que traduit la crise écologique, le système ne s’effondrera pas de lui-même : il peut y avoir des sorties capitalistes de la crise, du moins dans son aspect économique :

  • Lénine : Dès le deuxième congrès de I’IC, Lénine avait polémiqué à la fois contre , les économistes bourgeois, qui présentent la crise comme un simple malaise, et “les révolutionnaires [qui] s’efforcent parfois de démontrer que cette crise est sans issue, pour la bourgeoisie. Or c’est une erreur. Il n’existe pas de situation absolument sans issue ». (voir, « À l’Ouest, questions de stratégie » A. Artous, D. Bensaid, Critique communiste, 1987).
  • Trotsky (1923) : « … aussi longtemps que le capitalisme reste en vie, il continuera d’inspirer et d’expirer ». Mais elles impliqueront très vraisemblablement le passage par une phase de « barbarie  ».

Les limites du mode de production capitaliste ?

  • Enfin, un autre sujet mérite réflexion. La crise climatique et ce type de pandémie reposent sans doute avec acuité la question de l’économiste marxiste François Chesnais : le capitalisme a-t-il atteint un moment historique où il rencontrerait des limites qu’il ne pourrait plus repousser tenant en particulier à la destruction des équilibres écosystémiques ?
  • Chesnais poursuit ainsi : « La rencontre par le capitalisme de limites qu’il ne peut pas franchir ne signifie en aucune manière la fin de la domination politique et sociale de la bourgeoisie, encore moins sa mort, mais elle ouvre la perspective que celle-ci entraîne l’humanité dans la barbarie. L’enjeu est que celles et ceux qui sont exploités par la bourgeoisie ou qui n’ont pas partie liée avec elle, trouvent les moyens de se dégager de son parcours mortifère. »
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