Nathalie Quintane ( de Digne) : « Il n’y a pas de mutation du métier d’enseignant, il y a une liquidation » (Un hamster à l’école)

https://diacritik.com/

 Nathalie Quintane © Hélène Bamberger/P.O.L

Incisif, juste et remarquable : tels sont les mots qui viennent à l’esprit pour qualifier Un hamster à l’école de Nathalie Quintane qui paraît aujourd’hui. Entre autobiographie et réflexion, Quintane évoque avec force son expérience de l’école, de la collégienne qu’elle fut à l’enseignante en collège qu’elle est désormais depuis bientôt une trentaine d’années. Physique, politique, sociale : l’école est pour Quintane une traversée totale qui interroge chacun à la fois dans les discours qu’il tient sur l’éducation nationale que sur sa place dans la société. Diacritik ne pouvait manquer, à la parution de ce livre qui vite s’imposera vite comme un classique, d’aller à la rencontre de Nathalie Quintane pour un grand entretien.

Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre fort, incisif et si juste Un hamster à l’école. Qu’est-ce qui vous a décidé à évoquer et à revenir, entre autobiographie et réflexion, sur votre expérience d’enseignant, notamment en collège, où vous exercez depuis bientôt une trentaine d’années ? Si vous avez déjà pu brièvement évoquer notamment dans Ultra-Proust votre expérience d’enseignante ou encore mettre en scène une collégienne dans Antonia Bellivetti, y a-t-il eu un événement précis ou une scène en particulier qui a suscité chez vous l’écriture de ce livre ? Enfin, n’est-ce pas la mutation même du métier d’enseignant, et notamment les bouleversements induits par la récente réforme du collège, qui vous ont conduit à revenir sur votre propre expérience ?

En effet, j’ai mis très longtemps avant d’oser m’attaquer à la choseAntonia Bellivetti, sorti en 2004 chez P.O.L, parlait de l’adolescente que je n’ai pas été dans un contexte que j’ai bien connu (la banlieue) mais dans une époque mêlée (les années 70/80 de ma propre adolescence + les années 90/2000 des élèves auxquels j’enseignais). Ces vingt dernières années, j’ai souvent raconté à mes ami.e.s et à ma famille certaines anecdotes que je reprends dans le livre : elles étaient drôles, m’avaient marquée et me semblaient dire ce qu’est le métier de prof ou celui d’élève aussi bien qu’une saison complète de Répliques d’Alain Finkielkraut consacrée à l’Éducation nationale. Le livre a été à la fois facile à l’écriture (c’est une reprise de ces anecdotes jamais écrites, et une reprise qui en conserve l’oralité) et difficile à la « composition » (j’y reviendrai).

Ce qui me surprenait, aussi, c’est que j’avais beau raconter régulièrement et avec le plus de précision possible comment c’était (comment étaient les élèves, ce que je fabriquais avec eux, les rapports ou non-rapports avec mes collègues, avec l’administration, etc), les gens ne me croyaient qu’à demi parce que se superposait toujours ce qu’on ne cessait par ailleurs de dire sur l’Éducation nationale (le discours des médias et des politiques, en somme). Ce que je disais ne correspondait pas tout à fait. Il fallait donc faire le point, comme en photo, mais je ne voulais pas d’un texte pamphlétaire, qui n’aurait pas rendu justice à la complexité, à l’épaisseur d’une vie dans l’Éducation nationale. Et puis à quoi bon batailler encore sur un champ où l’adversaire vient d’envoyer ses équipes de nettoyage ? Mes parents étaient employés des Postes ; ils ont vu, dans les années 90, la fin de ce service public et du statut de fonctionnaire qui les avait relativement protégés. Idem chez France Telecom et à la SNCF ou à l’hôpital — partout, en fait. Nous assistons logiquement, en ce moment, à la même chose dans l’E.N. : c’est la fin, et les moyens mis en œuvre sont sensiblement les mêmes. Il n’y a pas de mutation du métier d’enseignant, il y a une liquidation. Mandeville a dit dès le début du XVIIIe siècle une vérité indépassable du capitalisme : une population cultivée, critique, émancipée, lui est nuisible. Il faut en finir avec le service public de l’éducation.

Sans doute aura-t-il fallu, par-dessus le marché, pour que je m’y mette, que la question de la transmission devienne centrale dans mon travail — elle l’est depuis Tomates, paru chez P.O.L il y a une dizaine d’années. Tomates ne parlait pas du tout de l’enseignement mais, d’une certaine manière, du trou des années 80, qui nous avait coupé.e.s de ce qui avait été gagné dans les années 60/70 en terme de libération, de réflexes critiques (et dont j’avais très tôt fait l’expérience au collège, en Seine-Saint-Denis, grâce à quelques profs qui avaient vécu 68) pour nous jeter dans le monde dans lequel nous étions encore il y a peu.

Pour en venir au cœur même d’Un hamster à l’école, je voudrais évoquer sans attendre l’épisode liminaire et programmatique de votre récit. En effet, vous y racontez qu’adolescente, à la fin des années 70, après avoir été scolarisée dans le 93, vous avez déménagé puis avez été scolarisée dans le 95. C’est alors que tout a changé comme vous le dites : « De mon côté c’était le 93, et l’autre côté c’était le 95. De mon côté, plutôt bonne, et même très bonne et de l’autre côté : nulle. » Cette expérience paraît former une première révélation qui ne quittera pas la parole du livre : une révélation double.
La première révélation est sociale : elle consiste à poser d’emblée l’école comme un lieu qui ne connaît aucune uniformité. L’école n’est pas uniforme. Elle est une violente expérience de dépaysement, comme quand vous trouvez que Dunkerque ressemble à la Pologne et plus violemment encore une expérience de déclassement, d’affrontement de classes. Diriez-vous que ce savoir, celui d’une intime lutte des classes, non-dite, fonde votre rapport premier à l’école et s’inscrit comme votre éveil politique ?

Comme je l’ai dit, mon éveil politique date clairement du collège. Je me souviens qu’on y parlait régulièrement, avec certains profs, de… la situation géo-politique, disons. Qu’on ne cessait de mettre en rapport ce qui se passait dans tel ou tel pays (telle famine, telle guerre) avec l’influence de tel autre pays, le rôle de la France dans tout ça, etc. J’ai dû plus ou moins obscurément comprendre que l’intelligence d’une situation passait par sa mise en relation avec autre chose, par sa mise en perspective. Je suis devenue bête au lycée. Tout le monde partait à la conquête du BAC, et pour le reste on épinglait la main de Touche pas à mon pote au revers de l’anorak. Je me suis enfermée dans la littérature, la musique, le cinéma… Bouclée là-dedans à double tour.

Le réel (ou quel que soit le nom qu’on lui donne) a frappé deux fois : à l’arrivée dans le 95, donc, et la découverte d’une bourgeoisie plutôt à l’aise dont je ne soupçonnais pas l’existence, puis, en khâgne à Paris, celle de la bourgeoisie parisienne (un cran au-dessus!), que je raconte dans l’anecdote de la séance de diapositives de la Cappadoce, du thé et des petits gâteaux. C’était la première fois que je voyais d’autres diapos que celles que mon père avait ramenées de l’Algérie, où il a fait la guerre.

Or je n’avais pas lu Bourdieu ni Marx à l’époque… C’est là que se place le travail littéraire : ne rien subsumer ni « expliquer » par des catégories savantes (bien connues de toute façon de la plupart des lecteurs) mais reprendre l’esquisse d’une histoire (et d’un dévoilement) qui tient en trois mots : Cappadoce, thé, gâteau… et le choc et la gêne terrible… En trois coups de pinceaux.

Là-dessus, je deviens prof dans le Nord, et le rapport s’inverse : élève sérieuse de la classe moyenne, je découvre des gosses qui bossent à la ferme au retour du bahut dès douze ans… et des profs qui répètent en chœur : Il faut refaire les exercices ! Il faut travailler davantage, vous en êtes capable ! Quelle blague…

Ce qui fait, d’autre part, que je ne pouvais pas poser « classe », et encore moins « lutte des classes », sur ce que je vivais et voyais, c’est tout simplement… que ces mots avaient disparu dans les années 80 ! On était dans une purée insensée où la « société » d’un seul tenant marnait dans un état, ou statu quo, étale et sans rapports.

La seconde révélation fixée par cet épisode liminaire renvoie plus largement au titre même choisi pour le livre : Un hamster à l’école, titre qui traduit avec force l’ensemble de votre démarche. De fait, l’école apparaît immédiatement comme une violente expérience d’étrangeté qui donne le sentiment à la narratrice de n’être jamais à sa place, aussi bien en tant qu’élève que, plus tard, en tant qu’enseignante. L’image même du hamster s’impose alors pour traduire ce sentiment d’estrangement que provoque en vous le fait d’être enseignant au sein de l’institution : « Et mon passage dans la salle des profs, un passage de hamster ? C’est en tant que hamster que j’ai pu tenir aussi longtemps dans ce contexte parce que je fais tourner très vite la roue et que je suis extrêmement concentrée sur l’effet d’optique que produit la vitesse au niveau des rayons ».
Comment cette image du hamster s’est-elle imposée à vous pour traduire au mieux ce sentiment d’appartenir au corps enseignant tout en ayant le sentiment de ne pas exactement coïncider avec lui ? En quoi cette sourde étrangeté au statut d’enseignant vous permet-elle finalement d’écrire ?

L’expression qui rendrait au plus juste mon rapport à l’institution et à son personnel, à quelques rares exceptions près, c’est : les bras m’en tombent. Cela fait plus de trente ans que les bras m’en tombent régulièrement. Si je n’avais pas pu me ressaisir en me ressaisissant de tout ce dont il m’a été possible de me ressaisir (par l’écriture ou autre chose, peu importe), je crois que je me serais enfoncée dans une longue dépression plus ou moins bien déniée.

J’aurais pu écrire un texte ou un poème où j’aurais décrit des bras qui tombent, par exemple, des bras qui tombent en cascade dans l’indifférence générale et dans le coton, sans bruit. Sans le son. Une littérature sourde du mutisme des autres. Heureusement, Ludovic Janvier m’a fait découvrir en licence, à Paris VIII, les fragments de Kafka… Professeur merveilleux, rare, très rare, qui poussait chez nous (la salle était comble) l’intelligence du texte à un point que je n’ai pu retrouver ensuite. Bref, rien de mieux que l’animal pour rendre compte de ce décalage permanent, de cette distance, en effet. Il faut savoir, par exemple, que quand j’ai compris que les enseignants, fonctionnaires, étaient notés, ça m’a fait rire… J’étais persuadée que les notes, c’était pour les gosses, et qu’ensuite on en avait fini pour le restant de ses jours… Qu’est-ce que c’est que cette société où on note les gens ?! Et ça ne s’est certes pas arrangé ! Aujourd’hui encore, je ne comprends pas ; je trouve ça bizarre. Si tu me notes, c’est que tu m’as à l’œil, et si tu m’as à l’œil, c’est que tu ne me fais pas confiance. Si tu ne me fais pas confiance, on n’a rien à se dire. L’évaluation, quelle qu’elle soit (chiffrée, par lettre, par couleur, etc) instaure d’emblée un rapport de défiance — un début d’année scolaire consiste à tenter de mâtiner ce rapport originel de défiance d’un minimum de confiance pour pouvoir se parler et travailler ensemble : le mois de septembre est un mois extrêmement délicat de ce fait ; tous les enseignants le savent.

Le hamster est l’enseignante que j’ai très longtemps été : je fais le taf (je tourne ma roue sous tes yeux, institution, en échange du pognon que tu me promets) mais je ne te cause pas parce qu’on n’a rien à se dire. Je ne te cause pas : la position énonciative se place à l’intersection, ou au croisement, entre l’enfant consentante, l’adolescente rétive, l’adulte révoltée que j’étais et que je suis encore. Les trois parlent en même temps dans ce livre, les adjectifs restant mobiles suivant les situations (adulte consentante ou rétive, enfant révoltée, etc). Ce sont tous ces autres qui parlent et c’est cette colère de base qui fait que s’est posée la question de la coupe : de la poésie. Il y a eu des versions plus lisses du Hamster, des versions non coupées, plus aisées à la lecture peut-être ; en tout cas plus conventionnelles. Les coupes, telles qu’elles sont choisies, cassent ou bousculent la syntaxe, mettent l’accent sur des mots et des moments qui sans cela auraient été coulés dans la fausse naturalité de la phrase.

Au-delà de votre rapport à l’institution scolaire, Un hamster à l’école se propose, comme par cercles concentriques, d’approcher l’école afin de la définir. On retrouve ici avec joie et vigueur la manière dont vous procédez depuis Chaussure ou encore dans Que faire des classes moyennes ?, à savoir éprouver, de l’intérieur et depuis vous-même, la manière dont les discours se construisent autour d’une question. Car vous éprouvez les discours jusqu’à les détraquer depuis leur supposée rectitude. L’école n’échappe pas ici à votre attention tant les propos endoxaux sur le collège ou le lycée deviennent l’objet d’une défaisance et déconstruction, et cela en deux temps.
Le premier temps se consacre à la définition même de l’institution scolaire : plus on l’approche depuis les discours, plus cette institution ne ressemble en rien à ce que l’on dit d’elle. Vous parlez ainsi à son propos de « bobine », de « lieu amorti » ou encore d’une institution « transparente » qui, au moins jusqu’aux années 80, « allait de soi ». En quoi, selon vous, l’école ne peut pas en vérité s’épuiser comme vous le montrez dans une simple définition ? Partant, pourquoi vous paraît-il important de procéder par précisions successives, à savoir par épanorthose ?

Donc, en effet, la coupe « détraque » la phrase, et sans doute est-ce précisément là, au moment où ça coupe, que je me situe — que le je se situe : je coupe pour pouvoir mieux voir, considérer, détailler, etc. Mais je coupe tout aussi bien pour me couper de moi-même, me mettre à la place des autres, des élèves, des collègues, des amis… Et puis tout le monde a quelque chose à dire de l’Éducation nationale puisque tout le monde y est passé. Comme je suis prof, sans avoir à le solliciter, la discussion finit toujours par aborder le sujet, souvent en m’étant adressée (qu’est-ce que tu en penses ? C’est bien ça ? C’est bien ce que je crois que c’est ?). Certains passages du livre reprennent ces autres points de vue ; comme ce sont souvent les points de vue de gens modestes, inquiets (pour leurs enfants), hésitants, qui ont besoin d’être rassurés — et surtout informés, car ils comprennent encore moins cette réforme que les précédentes —, ces points de vue communiquent en quelque sorte leurs hésitations et leur perplexité et empêchent, du moins je l’espère, une vision trop monolithique de l’Éducation nationale (qui serait celle du prof ou des profs). Oui, au fond, j’espère que ce livre est perplexe autant que critique.

Quant à l’épanorthose, figure de l’hésitation par excellence, c’est pour moi un autre nom de la littérature, presque pour moi son ethos : ne jamais être sûr, ne pas savoir, être toujours en position de faiblesse (Beckett, Kafka…) et pourtant attaquer, et pourtant se permettre la plus maligne des cruautés (Swift…). La littérature n’est jamais sur la défensive, elle est offensive de fait. On n’oublie pas, on ne pardonne pas, comme on dit. Je n’oublie pas ce père paniqué à la perspective des « décisions d’orientation » pour son fils. Ce n’est pas normal. Et c’est quand on se dit que ce n’est pas normal, que ça ne va pas de soi, que tout peut commencer.

A propos de cruauté, j’ai écrit un deuxième livre, bien plus « méchant », sur l’Éducation nationale. Il paraîtra en mars chez un petit éditeur, Hourra éditions, et reprend comme titre une phrase de notre ministre : J’adore apprendre plein de choses. Il y a dans ce texte pas mal de phrases de nos grands experts sur le sujet. Comme d’habitude, je n’ai rien inventé ; et c’est encore plus splendide et désespérant.

Dans Un hamster à l’école, le second temps de votre défaisance des discours sur l’école touche aux clichés qui entourent le rôle social et politique de l’école. Le lieu commun le plus remarquable concerne la question de l’estrade, et notamment du rapport symbolique qu’elle induit en termes d’autorité. Contre le cliché contre-révolutionnaire qui affirme que l’enseignant n’a plus de magistère depuis Mai 68 et se voit incidemment dévalorisé, vous soutenez notamment que parler avec ou sans estrade, c’est désormais la même chose tant, dites-vous, « tout ça ne change rien à la hantise de la distraction » qui fonde l’école.
En quoi vous paraissait-il important de revenir sur ces clichés réactionnaires qui traînent dans le débat public ? Enfin, en opposant précisément un argument déceptif, celui qui pose la question de la distraction en lieu et place d’un argument qui, par exemple, soulignerait le rôle négatif de l’estrade, s’agit-il pour vous à la fois de montrer la nullité des deux arguments mais aussi et surtout de souligner combien la pratique de l’enseignant est méconnue ?

Cette histoire d’estrade m’a fait me poser plein de questions ! J’arrive dans ce nouvel établissement… des estrades dans chaque salle ! Aucun des six établissements dans lesquels j’avais exercé n’en avait ! C’est donc (premier point) que l’Éducation n’est pas si « nationale » que ça… Chaque établissement, ie. chaque chef à sa tête, décide de ce qu’il y a lieu de conserver ou pas, en terme d’ « estrade ». Voilà une chose difficile à faire comprendre : aucune politique d’établissement n’est semblable à une autre, et à chaque changement de chef, ça change ! Un « bon » chef (autoritaire mais juste, naturellement !) va te décharger de pas mal de tâches et d’angoisse. Un « mauvais » chef peut précipiter en deux temps trois mouvements un établissement dans un chaos indescriptible… L’organisation bien verticale des établissements que j’ai connus, qui n’étaient pas (à une exception près) classés Z.E.P ou R.E.P. (éducation dite « prioritaire », où les enseignants, souvent par la force des choses, doivent s’entendre et former des équipes soudées), produit une fragmentation totale du corps enseignant, et donc l’isolement des plus fragiles (les profs qui se font « bordéler », que tout le monde connaît, et dont on évite le regard en salle des profs…). Voilà une institution et un personnel bien ancrés à droite… Persuadés que tout se mérite et que tout s’acquiert par le travail… La poignée de profs qui ont essayé (en vain) de changer les choses après 68 ont vraiment traumatisé la société entière, pour qu’on nous les ressorte régulièrement ! Des idées d’une école « ouverte » ne subsistent que des bouts de Montessori, des injonctions de ci de là (les « îlots »…), sans cohérence d’ensemble et avec cette seule hantise : surtout pas le bordel ! Vous les mettez en îlots (en gros, ils bossent par quatre puisque vous avez des tables de deux) mais pour étudier la littérature « patrimoniale » ! Car on ne dit plus « classique » sous Blanquer…

Et donc, cette fameuse estrade, qu’on avait sortie… pour repeindre la salle… Aucune intention là derrière, à mon avis, parce qu’on ne sait plus depuis longtemps ce que ça peut symboliser… Juste un objet encombrant, qu’on vire pour cette raison. Deuxième point : défaite du sens, par défaite de la transmission. On transmet la règle d’accord du participe passé (je le fais, bien sûr !) mais on ne sait plus ce que c’est que l’école, on ne regarde pas assez l’école telle qu’elle est, c’est-à-dire la dimension des salles, ces mêmes chaises sur lesquelles on assoit des enfants de dix ans et des ados qui dépassent en 3e le mètre quatre-vingt, les menus de la cantine, la disparition programmée des savoir-faire derrière le « savoir-être »… Tout ça se dissipe dans le brouillard d’une moralisation générale où planent deux trois panneaux… « laïcité »… « république »… Il est impératif de parvenir à se détacher de tout ça si l’on veut encore.. enseigner. J’essaye, dans le livre, de rendre compte d’un cours — un peu particulier, puisqu’il s’agit, en mai dernier, d’accueillir une quinzaine d’élèves de 5e confinés pendant deux mois… Il y a ce que vous avez à faire passer (le « programme ») et ce que, eux, ont à vous dire… La partie improvisée du cours, toujours importante, était ici capitale… C’est en général là qu’on commence à réfléchir, à partir du programme, au-delà du programme.

Ce qui ne manque pas de frapper dans Un hamster à l’école, ce n’est pas tant le rapport au savoir que vous laissez entrevoir mais combien l’école s’impose comme une expérience physique totale tant pour l’élève que pour l’enseignant. Elle peut être de deux ordres : tout d’abord quotidienne. Par exemple, l’une des expériences qui vous apparaît parmi les plus remarquables de votre parcours est la cantine de ce collège où, pour une cantine scolaire, vous avez remarquablement bien déjeuné. Ensuite une expérience physique systémique, celle du tri social qui s’opère invariablement à la fin de la classe de troisième avec l’orientation qui correspond à un tri d’organes : ceux qui vont se servir de leur tête, et ceux qui vont se servir du reste de leur corps.
En quoi l’école apporte-t-elle selon vous une expérience physique irréductible, peut-être plus intense en un certain sens que l’enseignement intellectuel ?

Je suppose que c’est en partie pour ça que je suis restée au collège… L’organisation sociale y est à nu ; en tout cas beaucoup plus crue qu’aux lycées où le tri est déjà fait. Mais je ne vois pas très bien ce que vous entendez par « enseignement intellectuel »… Mon expérience des classes prépa et de la fac (Paris VIII et la Sorbonne dans les années 80) a été tout aussi physique et crue. Ces régiments d’élèves de prépa épuisés et exsangues dès le mois de novembre… Mes années vampire ! Si vous évoquez le « télé-travail », la chose est simple : ça ne marche pas. Heureusement qu’il y a eu le COVID pour nous le prouver… Ils nous auraient encore baladés dix ans en nous faisant croire que c’était la solution… L’enseignement, c’est la rencontre de corps qui transfèrent tous azimuts… Deux choses seraient indispensables dans la formation des profs : 1/ des séances d’orthophonie. 2/ des rudiments de psychanalyse.

 Dans votre exploration de l’école, vous ne manquez pas, évidemment, de vous intéresser à ce que, de manière générale, peut être défini comme prof. « Qu’est-ce qu’un prof ? », telle pourrait être la question qui rôde dans votre texte, question qui, ici, se voit posée politiquement. De quel bord politique sont les enseignants désormais ? Vous y répondez de la manière suivante : « Y avait cette espèce de réputation que les profs, ils étaient tous de gauche. Eh bien, je peux vous assurer que cette réputation est totalement usurpée. Je veux dire, ils ont peut-être le sentiment, ou la sensation, d’être plutôt à gauche, mais par leurs habitudes et leurs valeurs la plupart sont de droite. »
L’image de l’enseignant gauchiste est-elle donc une idée qui, selon vous, a vécu et correspond à un profond changement de paradigme dans le métier d’enseignant ? Est-ce qu’en dépit de la paupérisation du métier ou à cause d’elle, les enseignants sont désormais plutôt à droite ? Mais ne peut-on pas également se demander si, avec les Gilets jaunes, la donne n’a pas quelque peu changé, avec certains enseignants rejoignant le mouvement comme vous le racontez dans Un œil en moins ou comme vous le rappelez dans Un hamster à l’école ? Ou alors faut-il parler d’une dépolitisation du métier, qui correspond finalement à une droitisation du corps ?

Je me suis penchée sur la question pour écrire… un troisième livre ! Dans La cavalière, qui paraîtra chez P.O.L cet automne, je pars d’un fait divers qui s’est passé au milieu des années 70 dans la petite ville de province où je vis : une jeune prof de philo, normalienne, est mise au vert dans les Basses-Alpes vraisemblablement parce qu’elle a été un peu trop remuante ailleurs… Elle milite au M.L.A.C. (le mouvement pour la libération de l’avortement et de la contraception), ouvre un local où les jeunes passent, fument, discutent, écoutent de la musique… Finit par être accusée d’atteinte aux bonnes mœurs et d’avoir proposé à ses classes un poème d’Antonin Artaud ! Déchaînement médiatique (la presse à scandale de l’époque) ; procès ; suspension avec traitement (elle avait des soutiens importants, c’est-à-dire à Paris)… Elle part, sera réintégrée et amnistiée en 81 comme pas mal de profs qui avaient été révoqués par l’Éducation nationale dans les années 70.

Ce que j’ai compris, en rencontrant les personnes qui l’avaient connue et en me documentant, c’est que la répression dans l’Éducation nationale a été intense au début des années 70. Les lycéens sont bien organisés, par exemple, mais à partir de 72/73, les chefs d’établissement virent des classes entières ! Font passer en conseil de discipline et excluent pour un tag… Le grand nettoyage a été ordonné très vite après 68, dans l’Éducation nationale comme ailleurs, en faisant passer la pilule avec la majorité à 18 ans, par exemple. A partir de 75, il n’y a plus de gauchistes à l’école — ou alors convertis… Puis les choses suivent leur cours et les enseignants, représentatifs de l’ensemble de la population, se dépolitisent comme tout le monde. Aujourd’hui, et en tenant compte du fait que ce n’est que mon point de vue, celui d’une prof qui exerce en province, je sens, disons, une crispation… Le clivage (qui a toujours existé) entre les profs de droite assumés et la poignée de profs de gauche tout aussi assumés (6/60 dans mon établissement) se creuse… Le conflit se précise. Au milieu, les autres, qui regardent les balles passer (je parle de balles de tennis, naturellement…).

Enfin ma dernière question voudrait porter sur la vision de la littérature qui est véhiculée et construite par l’école notamment à l’occasion des examens et, en particulier, des oraux du bac. Vous revenez, dans le prolongement d’Ultra-Proust où vous évoquiez déjà la vision scolaire contestable d’Apollinaire entre renouveau et tradition, sur la manière dont les élèves doivent tordre le texte et son sens pour faire plaisir aux autorités. Vous dites notamment à propos d’une explication d’un texte de Maylis de Kerangal que pour « avoir un diplôme et du boulot éventuellement mieux vaut, quitte à tordre un peu le texte te placer sans hésiter du côté de l’auteur, du narrateur, du prof, du maire et de la police. »
À ce titre, en quoi, plus généralement, l’étude des textes à l’école n’est-elle que la reconduction d’une voix policière ? Diriez-vous qu’avec la réforme du baccalauréat de Blanquer, ce tournant policier s’est accentué ? Et, enfin, est-ce que, dans Un hamster à l’école, précisément la forme libre de votre récit, comme portée par des enjambements incessants, ne constitue pas une réponse pour vous à cette vision verrouillée du texte à l’école ?

J’espère, oui, que ce texte à la fois contraint et cassé, « mal écrit » et pensé, est une réponse aux choses mornes qu’on cherche à nous imposer de manière nettement plus autoritaire que par le passé.

Je n’ai été convoquée pour le BAC que récemment. J’ai parfois été surprise par l’analyse des textes que donnaient les élèves de 1ère, préparés par leurs professeurs. Alors, qui anticipe ?

Le prof qui, prudent, prévoit l’examinateur réac et oriente l’explication ? C’est possible… Si j’étais moi-même prof en lycée, je préviendrais mes élèves ! Attention ! N’y allez pas trop fort ! Préférez une conclusion sociale-démocrate qui ne risque pas de choquer ! Après tout, l’essentiel, c’est qu’ils aient le BAC. Je dis toujours à mes élèves de 3e : l’examen, c’est juste pour vérifier que vous maîtrisez bien les codes, inutile d’être sincère ou que sais-je !

Ou bien l’élève anticipe : il s’est tellement tapé de profs de droite dans sa scolarité qu’il conclut sagement et habilement que, bien entendu, dans ce texte de Kerangal, la narratrice est du côté du maire et de la police… Patatras ! Contre-sens ! Car certains de ces écrivain.e.s modernes sont d’épouvantables gauchistes ! Qui critiquent les élus ! Pire : la police ! Heureusement, il y a la littérature patrimoniale… Enfin, pas Jules Vallès non plus ! Encore moins Artaud !!

Nathalie Quintane, Un hamster à l’école, La Fabrique, janvier 2021, 144 p., 13 € — Lire un extrait

Ce champ est nécessaire.

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*