Entretien avec Aurélie Trouvé, porte-parole d’Attac France.
Samedi 3 juillet, Attac a organisé une action très médiatisée à la Samaritaine, qui s’inscrit dans une campagne plus globale contre les « profiteurs de la crise ». Peux-tu nous rappeler quels sont les grands axes de cette campagne, et d’où vous est venue l’idée de la mener ?
En réalité c’est une campagne que l’on mène depuis plusieurs mois, face au constat de l’enrichissement accéléré des ultra-riches pendant la crise : on a rapidement compris que les multinationales tiraient les marrons du feu de cette crise. Pendant le confinement, on avait déjà ciblé Amazon, et au-delà on parle ici de toutes ces grandes entreprises qui ont touché des dizaines de milliards d’euros qui ont été versés sans conditionnalité. Assez vite on s’est donc dit qu’il fallait mener une campagne autour de ces questions, d’autant plus qu’à côté de ça se dessinait la réforme des retraites bis et la réforme de l’assurance chômage, et donc l’idée qu’une fois de plus ce sont les plus pauvres et les plus précaires qui allaient devoir payer la crise.
Ce que l’on a voulu faire, c’est quelque chose que l’on essaie de faire depuis des années, c’est de déconstruire l’idée que ce système est inatteignable. C’est pour cela que l’on choisit des cibles concrètes, des firmes multinationales, mais aussi des personnes. D’où l’idée de s’en prendre à la petite quarantaine de milliardaires qui ont vu exploser leur fortune cette année. Et c’est d’ailleurs pour cela que lors de l’action à la Samaritaine, et ça les médias en ont beaucoup moins parlé que de la gouache sur les vitrines, on a déployé une grande banderole avec les têtes de Drahi, Bettencourt, Arnault et Pinault. L’idée est de montrer qu’il y a bien des personnes qui profitent d’un système.
Vous avez été surpris de la virulence, voire de la violence des réactions à votre action à la Samaritaine ?
On a pensé un peu au dernier moment à mettre de la gouache sur les vitres de la Samaritaine, on se doutait que ça allait faire réagir mais pas autant que ça… On a trouvé ça intéressant, ces réactions. Déjà parce que pour nous c’est une action réussie, car on voulait faire parler de l’indécence de la richesse des milliardaires, qui est une question largement passée sous silence, et on peut se dire que ça a fonctionné.
Ça a aussi permis de clarifier les positions des uns et des autres : quand quelques heures après l’action Anne Hidalgo nous dénonce, c’est bien le bloc bourgeois qui s’affirme. La réaction à laquelle on a assisté, en fait, c’est une réaction du type « Touche pas à mon milliardaire ». On a vu que s’en prendre nommément à Bernard Arnault c’était inadmissible pour certains, et on a vu se mettre en route des mécanismes de soutien, matérialisant le fait que tous ces dirigeants politiques gouvernent pour les plus riches, qu’ils sont dans une complicité totale avec eux, et que dès lors qu’on touche à l’un de ces ultra-riches, ici Bernard Arnault, le bloc bourgeois réagit et le protège. Avec en premier lieu les dirigeants politiques de ce bloc bourgeois : Pécresse, tout le gouvernement, Hidalgo, etc.
Tout cela est d’autant plus frappant que la Samaritaine est une sorte de palais remplis d’objets que les gens ne pourront jamais s’acheter, genre des montres à 150 000 euros. Les gens qui viennent à la Samaritaine ne pourront jamais s’offrir ce qui est exposé à la Samaritaine. Ce n’est pas pour rien que l’on a ciblé ce lieu symbolique.
En tout cas ces réactions, pour nous, c’est bien le signe que l’on a vraiment visé juste, et aucun doute : on va recommencer, rebondir à la rentrée.
Une cible d’autant plus symbolique que non seulement ces gens s’enrichissent, mais qu’en plus ils ne « jouent pas le jeu » en pratiquant massivement l’évasion fiscale.
Oui. C’est aussi pour ça qu’on avait ciblé LVMH, en raison de l’évasion fiscale, largement documentée par OpenLux, les Paradise Papers, etc. LVMH, c’est 305 filiales dans des paradis fiscaux, un champion de l’évasion fiscale, et aussi un champion de l’optimisation fiscale grâce à la Fondation Louis-Vuitton qui permet de récupérer des centaines de millions d’euros par an en exonérations d’impôts. LVMH, c’est aussi 3 milliards de dividendes versés cette année et, malgré les discours sur le thème « Oui mais LVMH crée de l’emploi », c’est 13 000 suppressions d’emplois dans le monde, dont 1 000 en France, pour l’année 2020, tout en touchant de l’argent public avec par exemple les aides au chômage partiel chez Sephora. Il y a tout là-dedans ! C’est un symbole très fort de la complicité des gouvernements avec les milliardaires pour les aider à s’enrichir, les laisser avoir des pratiques sociales insupportables. C’est sûrement pour ça que l’on a vu cette réaction défensive si forte.
Avec y compris certains, politiques ou éditorialistes, qui ont mis dans le paysage la question de la dissolution d’Attac. Vous prenez ces menaces au sérieux ?
Non, pas vraiment. Enfin oui et non. Pour moi tout cela ce sont des galops d’essai. Toutes ces attaques qui sont faites contre les associations, il y a eu le cas de l’Unef, contre la liberté associative, et au-delà, comme avec la campagne contre l’islamo-gauchisme à l’université, ça prépare progressivement à l’avénement d’un gouvernement de droite extrême, à des politiques que Macron, la droite LR ou le Rassemblement national pourront mener à partir de 2022. Donc oui et non, on ne croit pas à une dissolution maintenant, mais cela fait partie d’un climat plus global inquiétant. Et je dois dire que pour moi, ça a été une première car ça m’est revenu en boomerang dans mon boulot d’enseignante-chercheuse. Je n’en dirai pas plus mais ça montre que ça va quand même assez loin.
Une dernière question : quelles sont vos propositions concrètes, dans le cadre de votre campagne et au-delà, pour en finir avec ces politiques d’accaparement des richesses par les ultra-riches et pour mettre en place de véritables mécanismes de redistribution ?
Les revendications premières de la campagne, qui en réalité ne sont pas très révolutionnaires, tournent autour d’une mise à contribution exceptionnelle des plus riches dans le cadre de la crise, avec une taxation des patrimoines des 1 % les plus riches et une taxation des dividendes des grandes entreprises, le tout sur plusieurs années, pour rembourser la dette Covid, qui est supérieure à 100 milliards d’euros.
Ensuite, ce que l’on demande, c’est une taxation unitaire sur les multinationales, sur le même principe que ce qui est demandé à l’OCDE, mais à une tout autre échelle, donc pas un taux de 15 % mais de 25 %, un reversement à tous les pays en fonction de l’activité réelle des multinationales, etc. Au total cela va beaucoup plus loin que les propositions de l’OCDE, qui sont vraiment ras les pâquerettes, voire contre-productives.
Au-delà, c’est une véritable révolution fiscale que l’on porte : impôt sur le revenu beaucoup plus ponctionnant pour les plus riches, ré-augmentation de l’impôt sur les sociétés, fin des cadeaux fiscaux (5 milliards d’euros par an avec Macron), etc.
Et à quoi servirait cet argent ? Cela permettrait de dégager les centaines de milliards d’euros supplémentaires dont on a besoin pour la transition écologique, d’embaucher les millions de chômeurEs avec un État qui garantisse un emploi à chacunE, dans la transition écologique où il y a des centaines de milliers d’emplois à créer, dans les services publics – on a ainsi calculé, avec les syndicats, qu’il y a besoin de 100 000 emplois supplémentaires pérennes dans la fonction publique hospitalière. Pour donner une idée des chiffres, l’augmentation de la fortune personnelle de Bernard Arnault l’année dernière, cela correspond aux dépenses de personnel des hôpitaux publics sur un an… Donc oui, l’argent existe.
Et pour ceux qui avancent l’argument « Oui mais les riches vont partir », on a d’autres propositions plus globales, avec le contrôle des capitaux, le développement d’un service public qui permette d’exercer ce contrôle : quand on pose les questions de fiscalité, on pose en réalité des questions beaucoup plus profondes de transformation de la société.
Propos recueillis par Julien Salingue
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