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Toutes les émotions se sont confondues pour le tragique anniversaire du 4 août, journée de la tristesse et du recueillement, de la colère et du défoulement.
OLJ / Par Caroline HAYEK avec Lyana ALAMEDDINE, Salah Hijazi, Julie KEBBI, Iva KOVIC et Nada MAUCOURANT ATALLAH,
le 05 août 2021
Certains attendaient cette journée depuis des semaines, voire des mois. D’autres la redoutaient, tant elle s’annonçait imprévisible, tant toutes les émotions se confondaient dans les têtes et dans les rues. Journée de la tristesse et du recueillement, journée de la colère et du défoulement. Le 4 août est une date à part, inscrite dans toutes les mémoires, mais qui racontait hier beaucoup plus que le tragique anniversaire de la double explosion du port il y a un an, qui a fait 218 morts et 7 000 blessés. Dans de telles circonstances, impossible de faire le tri des émotions. Il s’agissait de pleurer les victimes, de réclamer justice, de faire renaître l’esprit révolutionnaire, de crier sa rage et de casser tout ce qui ressemble de près ou de loin aux symboles d’un pouvoir dont l’incurie n’a d’égale que la sournoiserie. Il s’agissait surtout de se rassembler, de faire à nouveau corps dans un pays passé par tous les états ces deux dernières années et de refuser de vivre son effondrement comme une fatalité.
Dès les premières heures de la journée, la capitale et ses faubourgs ont des allures de ville fantôme. Les magasins ont baissé leur rideau de fer. Les rues sont presque vides. Flotte comme un air de fin du monde. Puis, peu à peu, le cœur de Beyrouth recommence à battre. Son pouls s’accélère au fur et à mesure que la journée avance.
Drapeaux à la main, les manifestants gagnent les rues. Sur la place Sassine, Mechrine el-Hage, 49 ans, tient la photo de pompiers qui ont péri le 4 août 2020. Son visage pâle et ridé trahit son mal-être. Lors des explosions, elle a été blessée à la tête. Depuis, elle vit sous antidépresseurs. La politique s’invite dans cet impossible deuil. Les slogans appelant à mettre fin à « l’occupation iranienne », accusée d’être à l’origine de la descente aux enfers du Liban, sont légion. Partisans des Forces libanaises et révolutionnaires se regardent en chien de faïence. « Qui a insulté Geagea ? » s’énervent les uns. « On a le droit de l’insulter », rétorquent les autres, avant que des gens s’interposent pour calmer les esprits. Ici, comme partout ailleurs, le « kellon yaane kellon » (tous, ça veut dire tous!) a ses limites. Mais l’heure n’est pas aux règlements de comptes.
Le corps médical de l’hôpital LAU arrive sous les applaudissements. Lara, une infirmière, ne trouve pas les mots pour dire ce qu’elle ressent à cet instant. La marche qui traversera Achrafieh pour rejoindre le port démarre sous les klaxons des voitures.
Dans les quartiers généraux des pompiers à la Quarantaine, les familles se recueillent en silence. Des pompiers baraqués et tatoués accueillent les manifestants. Sur la route qui mène vers le port, un convoi de chars avance comme une démonstration de force. « Vous venez pour nous ? Mais allez au sud chez ceux qui ont des armes », hurlent des jeunes gens, en référence au tout-puissant Hezbollah. Roula Mallahi porte la tenue de son fils Ralph. Le jeune pompier a été l’un des premiers à arriver, il y a un an, sur les lieux de l’incendie, ignorant, comme les autres, que le hangar n° 12 contenait des centaines de tonnes de nitrate d’ammonium. Elle serre sa photo sur sa poitrine et n’a plus d’espoir qu’en Dieu. « Nos enfants ne sont pas morts pour rien, ils ne sont surtout pas morts pour eux », dit la mère du défunt.
« Ils crient mais personne ne les écoute »
Sur le bitume brûlant, des jeunes venus de Mazraat Yachouh insultent Michel Aoun. « Tu parles d’un père de la nation ! » tance l’un d’entre eux. À mesure que la foule s’avance vers le port, des slogans révolutionnaires resurgissent. Des « hela hela ho » anti-Bassil, des chants appelant « à la chute du régime » et à la démission de Michel Aoun. La révolution d’octobre 2019 n’a pas dit son dernier mot.
Des touristes se baladent entre les manifestants en mangeant des cacahuètes. Des badauds prennent des selfies devant les silos. Hanadi Hachem a installé son chien Pucci sous l’estrade et alpague les journalistes en brandissant une corde de pendu. « J’ai failli mourir à cause d’eux, jamais je ne me tairai », crie-t-elle à tue-tête en minishort et nattes blondes. Plus loin, un homme se met à hurler et rompt le demi-calme qui règne avant la tempête. Le portrait de son frère dans les bras, il déverse sa colère, son dégoût pour les politiciens. « Je n’ai plus de travail depuis deux ans. Mon neveu n’a plus de père, nous sommes là sous un soleil brûlant pendant qu’ils sont au restaurant. Mais qu’ils s’étouffent tous avec leurs dollars. » « Qui a du pain ? Qui a de l’électricité ? » hurle-t-il encore aux passants.
L’autoroute qui jouxte le port est rapidement noire de monde. Il fait 37 degrés à l’ombre. Un jeune arrive en trombe pour taguer sur un mur « Le Hezbollah et les Forces libanaises sont les deux faces d’une même monnaie ». À moins de dix mètres, des soldats regardent la scène sans broncher. Deux petites filles de mère philippine et de père libanais ont mis leurs plus belles robes blanches pour l’occasion. Le cortège des familles des pompiers arrive en premier sous des chants patriotiques. L’atmosphère se crispe. L’heure est au recueillement. Trois religieuses se faufilent, ralenties par une jeep sur laquelle est collé le portrait des trois pompiers de la même famille, Hitti-Karam, originaire de Qartaba. La messe du patriarche maronite qui se tient au port n’a pas encore commencé, et sœur Roula, de Jbeil, espère arriver à temps. « S’ils ne nous laissent pas entrer, on priera dehors. » Pendant ce temps, un autre cortège s’avance dans les rues de Mar Mikhaël. Une femme leur jette du riz depuis son balcon. Paul et Tracy Naggear, les parents de la petite Alexandra, trois ans, décédée lors de l’explosion, président la marche sous les applaudissements de la foule réunie devant le port. Marlène*, gagnée par l’atmosphère, se joint à ceux qui hurlent « Thaoura, thaoura ! » (révolution). « C’est censé être la célébration funèbre du premier anniversaire, on n’est pas là pour faire la révolution », lui lance son amie en l’attrapant par le bras.
« Notre fille est morte par leur faute »
Tous les regards sont désormais rivés sur la scène où la journaliste Dalal Mouawad s’empare du micro. Les hommages aux victimes pleuvent, mais aussi au corps médical qui a soigné les blessés, aux ingénieurs et aux volontaires qui ont reconstruit la capitale et aux avocats qui « ne ferment plus l’œil de la nuit » pour faire avancer l’enquête. On vante les mérites du juge en charge de celle-ci, Tarek Bitar, à qui « la classe politique essaie de mettre des bâtons dans les roues ». On hue et accuse Michel Aoun et « toute sa clique », qui « étaient tous au courant de la présence du nitrate d’ammonium dans le port et qui n’ont rien fait ». « Bonsoir, je suis Paul Naggear, je suis le papa d’Alexou. Notre fille est morte par leur faute alors qu’elle jouait avec ses poupées. Mais nous sommes tous des victimes », lâche-t-il, encouragé par la foule. Son épouse, Tracy, serre le portrait de leur fille contre sa poitrine. « Nous sommes là, réunis, alors que les responsables sont chez eux comme des traîtres ! » hurle Paul, suivi par des « Kellon yaane kellon ». « Il faut installer la potence », crie un homme dans la foule. D’autres parents de victimes prennent à leur tour le micro. Cinq avions Tucano de l’armée survolent le site de l’explosion, ainsi que trois hélicoptères. Il est bientôt 18h07. L’heure du crime. En quelques secondes, le brouhaha s’éteint. Une petite fille tenant un drapeau est assise sur les épaules de son père, comme Alexandra sur les épaules de Paul lors de la révolution d’octobre…
La minute de silence est finie. En un instant, l’ambiance change du tout au tout. Le recueillement cède la place à la colère. « Tous devant le Parlement! » hurle un homme au micro, comme un cri de ralliement. Des dizaines de milliers de manifestants se mettent en marche. Direction le centre-ville. Un groupe se forme devant la façade d’un immeuble abandonné où des militaires sont en train d’arracher une affiche sur laquelle est écrit : « Les dirigeants du nitrate et la milice de l’ammonium » au-dessus de photos du chef de l’État libanais, Michel Aoun, du secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, du chef du Parlement, Nabih Berry, de l’ex-Premier ministre Saad Hariri, du chef du Parti socialiste progressiste, Walid Joumblatt, du chef du Courant patriotique libre et gendre du président libanais, Gebran Bassil, et du chef des Forces libanaises, Samir Geagea. « Ce sont les FL ! Honte à vous », hurlent des manifestants, avant que l’un d’entre eux ne réinstalle la bannière.
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Des jeunes gens équipés de casques et de masques à gaz courent vers les rues du centre-ville, prêts à en découdre. De la fumée s’échappe entre l’hôtel Le Gray et la mosquée al-Omari. Le face-à-face entre les révolutionnaires et l’armée peut commencer. Il va durer pendant des heures, faisant ressurgir là encore le souvenir des protestations de 2019 ou de celles du 8 août 2020. L’insouciance en moins. Des jeunes hommes assommés par les gaz lacrymogènes tombent au sol. Certains se replient pour fumer une cigarette en regardant la scène de loin. Un épais brouillard enveloppe le centre-ville. Les forces de sécurité n’ont pas l’intention de laisser la rue revendiquer une quelconque victoire. Comme s’il ne suffisait pas de se faire humilier au quotidien, d’avoir été spolié de toutes ses économies, de voir son monde s’écrouler, de devoir encourager ses enfants à quitter le pays, d’avoir perdu un proche, une maison, une partie de soi dans une explosion dont les responsables sont connus de tous mais dont aucun n’a encore été jugé, et qu’il fallait en plus y ajouter le terrible sentiment de la défaite et de l’impuissance. Celui de ne pouvoir rien y faire. « Alors, c’était comment en bas ? Il y a eu du grabuge ? » lance Rami, chauffeur de taxi, sur le chemin du retour. En 2019, il y avait cru lui aussi. Aujourd’hui, il n’a plus le temps de descendre dans les rues. « À quoi bon ? dit-il. Et même si je le voulais, je ne le pourrais pas. » Ce photographe, professeur de plongée sous-marine et guide de randonnée n’a plus d’autre choix que de sillonner les rues 21 heures sur 24 depuis des mois pour « joindre les deux bouts ». « Ce pays nous a tout pris… »
*Les prénoms ont été modifiés.
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Comme si les bombes lacrymogènes des forces de l’ordre ne suffisaient pas pour dissuader les libanais de faire leur révolution pour en finir avec ces mafieux, il a fallu lancer une bataille dans le sud du pays pour tendre l’atmosphère et créer un vent de panique dans le cœur des libanais déjà affaibli et battant à peine. La politique de la terre brûlée se confirme de jour en jour et les militaires sont à pied de guerre contre les citoyens au lieu de se trouver là ou leur serment l’exige, sur les frontières du pays pour défendre son territoire de tous les terroristes et usurpateurs qui n’ont de cesse de le noyer dans les méandres d’un conflit qui ne nous concerne pas. On a cru jusqu’au bout à leur discours de soutenir le peuple puisqu’ils en font partie mais c’est avec desolation qu’on constate que même à ce niveau là ils essaient de nous gruger sous prétexte d’éviter le chaos comme si le pays baignait dans la sérénité et l’apaisement en ayant à sa tête et dans ses institutions des voleurs assassins et vendus protégés par les seuls garants de l’indécence et de la sécurité du peuple et du pays, L’ARMÉE. Comment peuvent ils ne serait ce qu’élever la voix face à ce peuple meurtri et humilié? A les entendre, ils utiliseront tous les moyens de répressions pour mettre fin au sursaut du peuple alors que le monde entier les observe abasourdi. Empêcher le peuple de s’exprimer est aussi un crime vu la gravité des actes de ces politiciens qu’ils s’évertuent bêtement à protéger.
Sissi zayyat
10 h 25, le 05 août 2021