il venait de pleuvoir un peu plus bas dans la vallée et nous roulions vers Salers sous un ciel d’étain. Sur les pentes nues, le retour du soleil révélait un monde nouveau, il ne manquait aux prairies que jonquilles et narcisses pour revenir au printemps. En tout début d’après-midi, nous nous sommes arrêtés au bord d’une petite route départementale pour boire un café dans un bar-restaurant où quatre personnes étaient attablées en terrasse.
J’ai souvent écrit sur le charme intemporel de ces petits établissements qui nous permettent de retourner du côté de l’enfance quelque part sous les glycines où quelqu’un jouait un morceau de musette à l’accordéon entre le la pièce montée et la gnôle du patron. Où notre regard, après le tout premier verre de blanquette s’était un peu égaré dans le décolleté appétissant d’une lointaine apparentée.
Un lieu comme nous en avons connu des centaines où s’arrêtaient les éleveurs, les routiers, les marchands de matériel agricole, les voyageurs, les étrangers …, avec leurs bétaillères, leurs tracteurs, leurs 2CV fourgonnettes, leurs DS, leurs mobylettes… Un lieu où nous venions commenter, entre la Suze cassis et le rouge limé, les rumeurs du monde. Un comptoir recouvert d’une feuille de zinc, des chaises cannées, une table pour la belote, une arrière cuisine où l’on préparait des assiettes de charcuterie, des œufs mayonnaises, des omelettes aux cèpes ? Près de la fenêtre un veuf perdu dans ses silences, un mari égaré. Partout ailleurs, la fumée des cigarettes, l’odeur qui montait des tournées de pastis, des gratons que la patronne préparait pour l’apéritif du dimanche, de la bouse laissée par les chaussures, du cambouis aux mains des ouvriers…
Et puis vous êtes arrivée, le visage légèrement fermé comme habité par un pressentiment. Et vous nous avez demandé un laisser-passer. Alors, comme le voyageur qui n’a pas son ticket de transport, comme l’enfant qui n’a pas fait ses devoirs, comme le chien qui doit rester dehors, nous avons affronté le regard de l’autorité. Car, à ce moment-là, voyez-vous Mademoiselle, vous n’étiez plus la serveuse du petit bar-restaurant où l’on s’installe pour se sustenter et passer un bon moment, vous étiez la loi qui refoule le contrevenant. Vous étiez celle qui, en une fraction de seconde, nous fit passer de la convivialité à la réalité qu’imposent les commandements.
Je me souviendrai toujours de cet instant, car il correspond, en ce qui me concerne et à presque 58 ans, à la fin d’une époque. Vous êtes, sans le savoir et probablement à votre cœur défendant, à l’origine de cette tristesse dont j’aurai du mal à me dépêtrer car, lorsque vous nous avez dit « Je vais être obligée de vous demander de partir », c’est un peu ma France, celle des bons moments, celle du bon sens, celle du panache et de ma jeunesse que je vis définitivement s’éloigner.
Et puis, vous l’avez peut-être remarqué, il y avait ce couple qui souriait un peu plus loin, l’air satisfait. Barbe en collier, casquette à visière, écharpe tendance, décapotable bon marché garée sous les frênes émondés… La victoire de deux vieux cons qui ont probablement fait soixante-huit en juillet et assistaient à la défaite d’un couple de resquilleurs fort justement frappés par la disgrâce et la sanction. Leur sensibilité étant inversement proportionnelle à leur médiocrité, nous les avons laissés à leurs verres de rosé et à leur pizza 4 saisons.
C’est donc à vous, Mademoiselle, que ce modeste billet est adressé, à vous qui allez devoir cheminer dans cette étrange société. Cette société qui est en train de perdre ses quatre points cardinaux à l’aune de ce que nous n’aurions jamais pu imaginer. Quelque part sur une petite route de campagne désertée, à la terrasse d’un bistrot où nous avons, ce jour-là, abandonné un peu de notre liberté. Et, il faut bien le dire, un peu de notre dignité.
Jean-Paul Pelras
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