Le 10/12/2021 j.c.laumonier a écrit :
ALTERNATIVES ECONOMIQUES N°418 – 12/2021
Lever les brevets sur les vaccins : pourquoi ça coince ?
En dépit d’une inégalité vaccinale mondiale de plus en plus criante, la demande de l’Inde et de l’Afrique du Sud de suspendre temporairement les brevets est toujours bloquée à l’OMC. Une poignée de pays riches s’alignant sur l’intérêt de certains industriels.
Cela fait maintenant plus d’un an que de nombreux pays ont demandé la levée temporaire des brevets sur les vaccins contre le Covid-19. Cette requête est toujours au point mort. Avant même l’arrivée des premières injections, en octobre 2020, l’Inde et l’Afrique du Sud avaient demandé à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) de « faire en sorte que les droits de propriété intellectuelle tels que les brevets, (…) ne créent pas d’obstacles à l’accès en temps utile à des produits médicaux abordables, y compris les vaccins et les médicaments, (…) pour lutter contre le Covid-19 ».
Treize mois et 5 millions de morts plus tard dans le monde, dont 1,5 million en Europe, les déclarations prémonitoires de ces deux pays se sont malheureusement révélées exactes. Dans l’Union européenne, le taux de vaccination contre le Covid-19 s’approche des 70 %, et les dépasse même en France. En revanche, cette couverture chute à moins de 50 % au niveau mondial. Elle est très faible dans les pays pauvres du globe. Moins de 10 % de la population africaine est complètement vaccinée.
Quinze fois plus de doses pour les riches
Cette importante inégalité vaccinale menace la protection de l’ensemble des populations. Dans les régions où les injections de doses ont été plus faibles, le virus peut circuler sans entrave, favorisant l’apparition de nouveaux variants, potentiellement plus résistants aux vaccins. Et comme un boomerang, ils viennent fragiliser la couverture vaccinale des zones plus protégées. En provenance d’Afrique australe, le variant Omicron est aujourd’hui source d’inquiétude. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) le répète depuis deux ans : le combat contre une pandémie se fait à l’échelle mondiale.
Or, la répartition des doses montre le contraire. Les pays du G20 ont reçu plus de quinze fois plus de doses que les pays à faibles revenus. Et comme le résume Oxfam : « Pfizer et BioNTech ont livré moins de 1 % de leur fourniture totale de vaccins aux pays les plus pauvres, tandis que Moderna n’en a livré que 0,2 %. »
La position occupée par les laboratoires Moderna et Pfizer/BioNTech dans la lutte contre le Covid-19 se rapproche d’ailleurs de plus en plus d’un duopole. En début d’année était encore espérée l’arrivée de nouveaux vaccins sur le marché, notamment ceux reposant sur des technologies plus traditionnelles, mais ces recherches n’ont pas abouti. Si bien que le sujet de la levée des brevets se concentre de plus en plus sur les deux vaccins à ARN messager (ARNm) de Pfizer/BioNTech et de Moderna.
Rappelons tout d’abord ce qu’est un brevet : le laboratoire pharmaceutique qui trouve un nouveau traitement, vaccin ou médicament, peut déposer un brevet sur cette invention. En échange, il se voit attribuer un monopole mondial de vingt ans pour la production ou la vente de ce produit. Ce système est censé inciter le secteur privé à investir pour innover. Voilà pour le côté théorique.
Dans les faits, Moderna et Pfizer/BioNTech décident aujourd’hui de qui peut produire ou pas leurs produits, à qui ils le vendent et à quel prix. Ces laboratoires ont d’ailleurs usé de ce pouvoir cet été, en augmentant de quelques euros le prix des doses vendues à l’Union européenne.
Un monopole mondial de vingt ans
Mais ce système limite-t-il le volume de doses produites ? Assez logiquement, les deux laboratoires concernés répondent non et répètent depuis un an et demi qu’ils œuvrent à l’augmentation des capacités de production. Surtout, ils avancent que la levée des brevets serait une fausse solution, car produire des vaccins nécessite de réaliser des transferts de technologie. Autrement dit, au-delà de la recette de cuisine du vaccin, Moderna et Pfizer doivent expliquer à d’autres comment concrètement concevoir ses produits. Des délégations de production à des tiers que réalisent massivement les deux laboratoires selon leurs dires.
« Il est vrai qu’au cours de l’année 2021, les capacités de production et les volumes de vaccins ont énormément augmenté », précise Maurice Cassier, sociologue au CNRS et spécialiste des questions de santé. Moderna ou Pfizer ont notamment passé de nombreux partenariats avec des industriels pour que ces derniers participent à l’effort de production.
« Ils délèguent ainsi une partie de la production à des tiers en transférant de la technologie et du savoir-faire, poursuit Maurice Cassier, mais quasi uniquement sur des parties bien spécifiques du processus de production, de telle manière que leurs partenaires ne maîtrisent qu’une partie de la production et n’ont pas de vision globale sur l’ensemble du processus de production qui reste donc sous le contrôle de Pfizer ou de Moderna. »
Par exemple, les usines de Sanofi ont été appelées en renfort pour produire des vaccins pour Pfizer. Mais le géant français se contente de réaliser l’embouteillage, la partie finale de la production qui n’est pas la plus complexe, alors que son savoir-faire et ses équipements lui permettraient de faire bien plus. Le géant suisse Novartis se trouve dans le même cas. Pour éviter de voir l’apparition d’un potentiel concurrent, Pfizer/BioNTech et Moderna limitent la diffusion de leur technologie et donc in fine la production.
Production locale
« Pour l’instant, la fabrication de vaccin à ARN messager contre le Covid-19 se réalise quasi uniquement dans les pays du Nord », précise Gaëlle Krikorian, sociologue et ancienne directrice des politiques d’accès au médicament de Médecins sans frontières (MSF). L’un des rares contre-exemples est le sud-africain Bivouac, qui doit produire à partir de 2022 le vaccin de Pfizer/BioNTech.
Mais, d’une part, ces doses destinées au marché africain devraient avoisiner seulement 100 millions par an pour un continent de 1,3 milliard d’habitants ; sachant qu’il faut au moins deux injections par personne, cette production locale restera mineure. D’autre part, le laboratoire africain se contentera de mettre la substance en flacon. Cette activité bien limitée autorisera peu de transfert de technologie. Or, l’un des enjeux centraux pour booster la vaccination mondiale est d’assurer des productions locales pour fournir localement les marchés.
Les pays du Sud n’ont-ils pas de capacités pour produire ? « Si, insiste Gaëlle Krikorian, que ce soit l’Afrique du Sud, l’Inde, le Brésil, la Thaïlande, le Bangladesh, etc. ces pays ont de quoi développer des capacités de production pour les vaccins à ARN messager contre le Covid-19. »
« Plusieurs pays émergents ont des industries de santé qui sont équipées et organisées, précise Maurice Cassier, ils produisent d’ailleurs des vaccins contre d’autres maladies et ces industries se sont déjà manifestées auprès de l’OMS pour recevoir les technologies et fabriquer des vaccins contre le Covid-19. » Mais sans accord des propriétaires des brevets, c’est mission impossible.
Inde et Afrique du Sud : un savoir-faire reconnu
Pourtant, ces pays ne manquent pas de ressources. En témoigne le Serum Institute of India, l’un des plus grands fabricants de vaccins au monde. Il produit par exemple celui de AstraZeneca contre le Covid-19, le laboratoire suédo-britannique ayant davantage partagé sa technologie que Pfizer/BioNTech et Moderna.
Faute de pouvoir bénéficier de la levée des brevets, la start-up sud-africaine Afrigen tente, en partenariat avec l’OMS, de copier le vaccin de Moderna. Partant du produit fini, elle essaie de comprendre le processus de production pour proposer un vaccin à ARNm. Les premières doses sud-africaines sont espérées pour 2023.
« Afrigen essaie ainsi de développer un candidat-vaccin tout en évitant de tomber sous le coup du brevet de Moderna, détaille Gaëlle Krikorian, c’est un point de blocage qui ralentit et complique le développement et donc la production. » Autrement dit, si Afrigen pouvait recopier le brevet de Moderna, le processus irait plus vite, et encore plus vite si Moderna lui donnait quelques conseils.
La demande de ces pays s’avère en outre très précise et complète. Il ne s’agit pas uniquement de suspendre les brevets sur les seuls vaccins mais d’instaurer « une dérogation à l’ensemble des droits de propriété intellectuelle sur les produits médicaux luttant contre le Covid-19 », détaille Maurice Cassier. Cela comprend par exemple les données cliniques qui ont permis entre autres de préciser la posologie des vaccins. Pour établir celle sur des publics spécifiques, comme les enfants, Afrigen en aura besoin. Sans ces données, l’entreprise sud-africaine devra réaliser ses propres essais cliniques, demandant donc davantage de temps.
Quelles conséquences pour les labos ?
Comme un vote à l’unanimité est nécessaire à l’OMC, une poignée de pays riches – l’Allemagne, qui héberge la société BioNTech, l’Union européenne, ou encore la Suisse qui compte plusieurs des plus grands laboratoires pharmaceutiques au monde (comme Roche et Novartis) – bloquent soit par idéologie, soit par pure défense de leur industrie.
Le risque est de voir leur contrôle sur cette technologie se diluer. Une entreprise comme Moderna, start-up qui pour l’instant ne vend qu’un seul produit, son vaccin contre le Covid-19, affiche une valorisation boursière supérieure à celle de grands laboratoires comme Sanofi ou GSK, qui commercialisent pourtant un nombre de vaccins et de médicaments largement supérieur.
En cas de levée des brevets, son cours de Bourse, qui a été multiplié par plus de quinze depuis l’apparition de la pandémie, risquerait de diminuer. En outre, les laboratoires pourraient également céder une part des ventes à d’autres en cas de suspension des brevets. Mais seulement une part ! Dans les pays riches, les vaccins de Moderna et Pfizer/BioNTech sont peu menacées. Sanofi a, malgré de bons résultats aux tests cliniques de son vaccin ARNm contre le Covid-19, renoncé à le développer car il estime qu’il n’y avait plus de place sur le marché. Ce qui est en jeu en cas de levée des brevets est donc bien le marché des pays plus pauvres.
En cas de suspension des brevets, les prix des vaccins pourraient également être revus à la baisse du fait d’une plus grande concurrence. Etant donné les marges très importantes de Pfizer/BioNTech ou Moderna en la matière, leur rentabilité serait pourtant loin d’être remise en cause, juste légèrement entamée. Sur les neuf premiers mois de 2021, Moderna a enregistré un bénéfice net de 7,3 milliards de dollars pour un chiffre d’affaires de 11,2 milliards, ce qui donne une idée de l’ordre de grandeur des coûts de fabrication.
Pour garder le contrôle sur sa technologie, certains laboratoires sont d’ailleurs prêts à se fâcher avec leurs financeurs et jusqu’aux premiers d’entre eux. Moderna est par exemple engagé dans un bras de fer avec Washington. Le gouvernement américain, via l’agence des instituts nationaux de santé (NIH), avance que trois de ses scientifiques sont à l’origine d’un composant du vaccin. Ils devraient donc à ce titre être cités dans le brevet et la puissance publique en être codétentrice. Cela pourrait potentiellement changer la donne sur le front des brevets. Le président Joe Biden s’est publiquement déclaré favorable à la suspension temporaire des brevets sur les vaccins du Covid-19.
Moderna se refusant pour l’instant à mentionner le NIH dans son brevet, l’affaire pourrait se poursuivre devant les tribunaux. Mais ce litige rappelle surtout que derrière ces inventions, le concours public est primordial. Que ce soit dans la découverte de certaines technologies comme l’ARNm, dans le financement des laboratoires – Moderna ayant été directement financé par les agences gouvernementales –, aux pré-commandes de doses en passant par les essais cliniques qui se déroulent à l’hôpital, etc. Si le mécanisme des brevets peut se défendre, le rapport entre contribution publique et attribution d’un monopole privé appelle à revoir en profondeur son équilibre. Car il n’est pas seulement question de gros sous mais de vies humaines
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