Zineb Redouane, 80 ans, est morte à l’hôpital, le 2 décembre 2018, après avoir été touchée par le tir de grenade lacrymogène d’un CRS en marge d’une manifestation de « gilets jaunes ».
Trois ans après, la justice n’a pas encore été rendue. Zineb Redouane, 80 ans, est morte le 2 décembre 2018 à l’hôpital de Marseille, après avoir été touchée par une grenade lacrymogène tirée par un CRS. L’octogénaire se trouvait chez elle, au quatrième étage d’un immeuble au pied duquel défilaient des « gilets jaunes ». Alors que l’information judiciaire se poursuit, franceinfo résume les principaux éléments de la procédure.
Acte 1 : Zineb Redouane meurt à l’hôpital, une information judiciaire est ouverte
Le 1er décembre 2018, Zineb Redouane, 80 ans, se trouve dans son appartement situé au quatrième étage du 12 rue des Feuillants, dans le quartier populaire de Noailles, à Marseille. Face à son logement, la Canebière, qui ce jour-là, s’embrase. C’est la troisième journée de mobilisation des « gilets jaunes ». Des poubelles brûlent et des manifestants affrontent les forces de l’ordre. Le cortège en rencontre un autre, celui du Collectif du 5 novembre, qui proteste contre l’habitat insalubre dans la ville après l’effondrement de deux immeubles de la rue d’Aubagne.
Autour de 19 heures, Zineb Redouane est indisposée par les odeurs de gaz lacrymogène qui s’infiltrent chez elle pendant qu’elle prépare le dîner. Au téléphone avec sa fille Milfet, qui vit en Algérie, l’octogénaire et mère de six enfants s’apprête à fermer ses volets quand elle est touchée par un tir de grenade lacrymogène. Sévèrement blessée au visage, Zineb Redouane a aussi inhalé une grande quantité de gaz lacrymogène, mais elle reste consciente après le choc. Les pompiers, gênés par les manifestations, peinent à venir la chercher, puis la transportent à l’hôpital de la Conception.
« Vers 20 heures, elle m’a appelé de l’hôpital, elle pouvait encore parler. Elle m’a dit qu’il y avait deux policiers devant le magasin C&A et qu’ils lui ont tiré dessus. »
Sami, fils de Zineb Redouaneà franceinfo
Le cœur de Zineb Redouane cesse de battre alors qu’elle est sur la table d’opération et anesthésiée, le 2 décembre 2018. Une information judiciaire est ouverte le 4 décembre pour déterminer les causes de sa mort.
Acte 2 : deux autopsies livrent des conclusions différentes
Au lendemain de la mort de Zineb Redouane, le procureur de Marseille, Xavier Tarabeux, affirme d’abord que l’octogénaire a succombé à « un arrêt cardiaque sur la table d’opération ». « A ce stade, on ne peut pas établir de lien de cause à effet entre la blessure et le décès », déclare-t-il. Il confirme toutefois la présence de plots de grenade lacrymogène dans l’appartement de l’octogénaire.
Une première autopsie est réalisée à la demande du parquet. Elle met en évidence « un traumatisme facial sévère avec fractures », ainsi que « des fractures costales et un œdème pulmonaire aigu qui serait la cause du décès, après une tentative de réanimation ». Cependant, les deux médecins légaux du CHU de la Timone concluaient que seul l’étude du dossier médical de la victime « pourrait déterminer avec plus de précision les circonstances de survenue du décès ».
Une seconde autopsie, dont le rapport est rendu le 25 décembre, est réalisée en Algérie. « Parce que ma mère était de nationalité algérienne, le procureur en Algérie a ouvert une enquête directement », explique Sami, l’un de six enfants de Zineb Redouane, à franceinfo, trois ans après les faits. Le rapport de cette autopsie est publié par Le Media, le 1er juillet 2019. Les experts algériens concluent à un « important traumatisme facial imputable à l’impact d’un projectile non pénétrant (…) pouvant correspondre à une balle lacrymogène ». « L’importance de ce traumatisme est directement responsable de la mort par aggravation de l’état antérieur de la défunte, malgré les soins intensifs prodigués en urgence », détaille encore le document.
Me Brice Grazzini, l’avocat du fils de Zineb Redouane, assure à franceinfo avoir à l’époque demandé à ce que le rapport algérien soit transmis aux autorités judiciaires françaises, et l’avoir joint au dossier, sans savoir si sa demande avait abouti. Me Grazzini précise qu’il restait alors nécessaire d’identifier exactement les conditions de réalisation de cette autopsie.
Acte 3 : l’affaire est dépaysée pour calmer les doutes
Au fil des mois, la famille de Zineb Redouane émet des doutes sur l’impartialité de l’enquête. Une première demande de dépaysement de l’affaire est demandée par l’avocat de la la fille de la victime, Me Yacine Bouzrou, en avril 2019. Une plainte est aussi déposée pour « faux en écritures publiques aggravés », le 5 juillet. Les proches de la victime contestent la version de l’IGPN qui affirme qu’une caméra de surveillance était hors d’usage le jour du drame ayant touché Zineb Redouane.
Après un premier refus en mai, le parquet général d’Aix-en-Provence fini par demander, le 14 juin, le dépaysement de l’affaire pour la « sérénité » de l’information judiciaire et « dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice ». Dans sa requête, le procureur général, Robert Gelli, relève que, selon deux témoignages de CRS, le procureur adjoint du parquet de Marseille était présent sur les lieux de la manifestation le jour du décès de Zineb Redouane, dans le cadre de ses fonctions. Mais ce magistrat a été chargé du début de l’enquête, jusqu’à ce qu’elle soit confiée à un juge d’instruction marseillais. De quoi remettre en cause son impartialité, selon Me Bouzrou.
Ce magistrat « pourrait être susceptible de fournir des éléments utiles » sur les faits et sera vraisemblablement entendu lors de l’instruction, « quand bien même sa responsabilité ne peut en aucun cas être recherchée », souligne le procureur général. Le 21 août 2019, neuf mois après la mort de Zineb Redouane, la Cour de cassation ordonne le dépaysement de l’enquête à Lyon.
Le parquet de Lyon devant prendre connaissance de l’intégralité du dossier, le dépaysement contribue, selon l’avocat du fils de Zineb Redouane, à ralentir la procédure judiciaire.
« On a rétrogradé de quatre vitesses. Le dépaysement a davantage eu un effet médiatique que judiciaire. »
Maître Brice Grazzini, avocat de Sami Redouaneà franceinfo
Acte 4 : un rapport balistique écarte la piste d’un « tir visé »
Le 20 mai 2020, une expertise balistique est rendue par un policier inscrit près la Cour de cassation et un médecin légiste. Y est défendue l’idée que Zineb Redouane n’a pas été ciblée par le policier auteur du tir. Le rapport de plus de 70 pages soutient que « l’arme a été utilisée selon les préconisations et les procédures d’emploi en vigueur dans la police nationale ». « La grenade a percuté le thorax de madame Redouane, située à une hauteur de plus de 16 mètres et à une distance rectiligne d’environ 37 mètres », écrivent encore les auteurs. « Compte tenu de la trajectoire de tir, on constate qu’il s’agit d’un tir non visé, dit ‘en cloche’, orienté en l’air. Il est impossible de voir la destination de ce tir qui est hors champ de la caméra, mais il est certain que la trajectoire est montante », avancent-ils encore.
« Compte tenu de la distance de tir, de l’obscurité et des dégagements de gaz lacrymogène dans la rue, il n’y a aucun argument permettant de dire que madame Redouane ait pu être aperçue par le fonctionnaire de police lors du départ du coup de feu », affirment encore les deux experts. La grenade « a atteint la victime de manière totalement accidentelle, au cours de la progression ascensionnelle du projectile », conclut le rapport.
Le policier auteur du tir a notamment pu être repéré, mais pas identifié, sur les photographies de quatre caméras, précise encore le rapport balistique. Les cinq CRS du groupe présent sur les lieux ce jour-là ont été auditionnés : aucun ne se reconnaît sur les images de vidéosurveillance et aucun n’admet être l’auteur du tir.
Acte 5 : une analyse indépendante contredit la version des forces de l’ordre
Le site d’investigation Disclose publie une reconstitution vidéo des faits, établie à partir du rapport balistique, d’images de vidéosurveillance et d’une modélisation 3D, le 30 novembre 2020. En analysant ainsi la scène, les journalistes concluent que Zineb Redouane a été tuée par un tir tendu, pourtant interdit avec un lance-grenade. Maître Yassine Bouzrou, avocat de Milfet Redouane, déclare à franceinfo qu’il estime « que le policier a tiré car il imaginait que Madame Redouane, qui était au téléphone avec son haut-parleur, filmait les violences policières qui avaient lieu en bas de chez elle. »
Ce rapport indépendant, qui met en doute les conclusions du premier rapport balistique, n’est pas versé au dossier. « C’est un rapport qui n’a pas été demandé par la justice, dont on ne connaît pas les auteurs, c’est un coup d’épée dans l’eau. Ça a fait du buzz mais il ne sert à rien dans une procédure judiciaire », regrette Maître Grazzini auprès de franceinfo.
Acte 6 : des révélations pourraient relancer le volet judiciaire
A l’automne 2021, l’affaire n’est toujours pas close. France Inter révèle, samedi 30 octobre, que l’auteur du tir de grenade a été identifié par l’IGPN, confirmant une information du livre du journaliste Frédéric Charpier, L’IGPN, une institution au-dessus de tout soupçon.
Le directeur général de la police nationale, Frédéric Veaux, a refusé de sanctionner l’auteur du tir et son superviseur, révèle encore France Inter. Frédéric Veaux estime que la nuit tombante, le bruit, la fumée et l’atmosphère insurrectionnelle de la manifestation des « gilets jaunes » pouvaient expliquer le « manque de discernement » des deux agents. Il a décidé de leur faire suivre un stage de formation continue obligatoire.
Frédéric Veaux ne suit donc pas l’avis de l’IGPN, qui recommandait de renvoyer les deux CRS devant un conseil de discipline, selon les informations de France Inter. Dans son rapport administratif remis l’été précédent, la directrice de l’Inspection générale de la police nationale, Brigitte Jullien, avait considéré que le tir de grenade était réglementaire mais « risqué et inadapté ».
Maître Grazzini voit dans l’identification par l’IGPN des deux CRS « une bonne nouvelle ». Bien que l’enquête administrative soit à présent fermée, l’information judiciaire, conduite à Lyon, se poursuit. La justice n’a communiqué sur aucune éventuelle mise en examen jusqu’à présent. Les conclusions du rapport de l’IGPN ont été transmises au juge d’instruction lyonnais chargé du dossier.
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