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Par Olivier De Bruyn
Publié le
À dix jours de la cérémonie des César où, comme chaque année, la « grande famille du cinéma français » célébrera les siens (soupirs), les réalisateurs hexagonaux les plus ambitieux zooment sur des sujets d’actualité et un univers social en lambeaux. Retour sur deux films parmi les plus importants du moment : « Un autre monde », de Stéphane Brizé et « Un peuple » de Emmanuel Gras.
Le vendredi 25 février, devant les caméras de Canal +, la rituelle cérémonie des César tentera de faire oublier une édition 2021 de sinistre mémoire et récompensera les fictions les plus méritantes de l’année écoulée. Parmi elles : la remarquable adaptation de Balzac signée Xavier Giannoli (Illusions perdues), le polar réaliste de Cédric Jimenez devenu absurdement objet de récupérations politiques (Bac Nord) et le délirant biopic de Valérie Lemercier consacré à Céline Dion (Aline).
En attendant (éventuellement) ce rendez-vous si souvent synonyme d’autocélébration et d’ennui abyssal, le cinéma tricolore se distingue cet hiver avec deux films – une fiction et un documentaire – qui jettent un regard implacable sur les réalités politiques et sociales de notre époque. Deux films à voir d’urgence.
« UN AUTRE MONDE » : DANS LA LOGIQUE EFFROYABLE DE L’ÉCONOMIE FOLLE
Dans le paysage du cinéma français, il est LE metteur en scène qui, inlassablement, filme avec le plus de pertinence la violence du monde du travail, les logiques délétères de l’ultralibéralisme et leurs conséquences sur les individus et leur vie intime abîmée. Après avoir mis en scène la souffrance d’un chômeur de longue durée (La loi du marché) et celle d’un ouvrier luttant contre la fermeture de son usine (En guerre), Stéphane Brizé récidive avec Un autre monde, un film tout aussi puissant que ses prédécesseurs.
Dans cette fiction magistrale qui n’a malheureusement rien de fictionnelle, il met en scène avec une rigueur de chaque plan Philippe Lemesle, un cadre officiant dans une multinationale et qui se voit contraint d’appliquer un plan de licenciement alors que son entreprise est largement bénéficiaire.
Petit soldat jusqu’alors zélé du capitalisme sauvage, Lemesle, sur le tard, s’interroge sur son métier, sur l’idéologie implicite à laquelle il se soumet et, plus généralement, sur son existence ravagée, lui qui est en instance de divorce et qui voit son fils, un étudiant dans une école de commerce, subir un sévère burn-out pour avoir été trop jeune confronté à la logique du rendement. Comme à son excellente habitude, Stéphane Brizé, en ne sacrifiant jamais ses personnages et leurs singularités sur l’autel de la théorie en images, filme l’univers du travail et ses déraisons en pagaille.
Doxa ultralibérale
Dans les colonnes du dernier numéro de Marianne, Stéphane Brizé s’explique sur le « cas » Philippe Lemesle et sur sa nouvelle fiction : « « Un autre monde » constitue le contrechamp de mes deux films antérieurs raconte-t-il. Très peu de fictions mettent en scène les cadres de façon non caricaturale. Il me semblait intéressant de montrer que les énormes problèmes induits par l’ultralibéralisme sont systémiques et dépassent de beaucoup la confrontation entre les classes sociales et les oppositions binaires. Les ouvriers sont les plus violemment impactés par les logiques du marché, mais de nombreux cadres, en silence, doutent du bien-fondé de ces dernières. »
Magistralement interprété par Vincent Lindon (l’acteur fétiche de Stéphane Brizé), dans le rôle du cadre au bout du rouleau, le film observe cette réalité « systémique » dans le blanc des yeux. Troisième volet d’une trilogie imparable sur l’horreur économique et sociale, Un autre monde s’impose comme une fiction majeure dont les enjeux, dans un « monde » normal, devraient être au cœur du débat politique à quelques semaines des élections présidentielles.
« Un autre monde », de Stéphane Brizé. Sortie le 16 février.
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« UN PEUPLE » : LES GILETS JAUNES SANS CLICHÉS
Ils sont filmés sans condescendance ni mépris et occupent la place qu’ils méritent : au centre de l’écran, eux qui ont si longtemps été « invisibilisés » ou réduits à quelques poncifs méprisants dans les reportages télévisés. Dans Un peuple un documentaire remarquable, Emmanuel Gras donne à voir sans clichés ni manichéisme quelques gilets jaunes de Chartres qui ont participé aux grandes heures du mouvement. Le cinéaste les a patiemment filmés pendant de longs mois en 2018 et 2019.
Ces Français « ordinaires » se nomment Agnès, Benoît, Nathalie et Allan. Confrontés à des fins, voire à des débuts de mois difficiles, prisonniers de la précarité et du surendettement, ces chômeurs ou travailleurs pauvres n’ont rien de fanatiques radicaux, mais tout de citoyens parmi d’autres qui, le temps d’une mobilisation, ont trouvé sur les ronds-points et dans les manifestations, disent-ils, de la « ferveur et solidarité » dans un monde qui en est dramatiquement dépourvu.
Contre la honte
Avec une subtilité et une intelligence qui hantent chaque plan du film, Emmanuel Gras donne à voir l’espoir qui habite ces militants d’un nouveau genre, leur organisation balbutiante, leur hantise du déclassement enfin dépassée. « On s’est aperçus qu’on était nombreux à avoir honte chacun dans notre coin raconte l’un d’entre eux. Ensemble, on s’est aperçus que l’on avait beaucoup moins honte. »
Sans rien dissimuler des ambivalences et contradictions qui ont accompagné le « phénomène » des gilets jaunes, Emmanuel Gras, avec ses protagonistes du « pays réel », enregistre une certaine réalité de la France d’aujourd’hui. À l’heure de la fin du mouvement, ces derniers, nostalgiques et démunis, s’interrogent sur ce qu’ils ont vécu et sur les perspectives pour demain. « Je ne peux pas croire que l’on ait fait tout ça pour rien, raconte l’une des héroïnes. Et je redoute des catastrophes sociales pour l’avenir. » À méditer.
« Un peuple », de Emmanuel Gras. Sortie le 23 février.
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