1er mars 2022 à 16h15Mis à jour le 2 mars 2022 à 10h25
Alors que le nouveau rapport du Giec promet un avenir sombre, le militant Nicolas Haeringer rappelle que la question climatique ne peut être consensuelle : il faut accepter la confrontation, notamment avec États, entreprises et ultrariches.
Nicolas Haeringer est activiste depuis le début des années 2000. Il est directeur des campagnes 350.org, une organisation non gouvernementale environnementale internationale. Fondée en 2007 aux États-Unis par le journaliste, auteur et militant écologiste Bill McKibben, elle œuvre à mettre un terme à l’ère des combustibles fossiles.
Reporterre — Comment avez-vous accueilli la parution du nouveau rapport du Giec, lundi 28 février, sur les conséquences du changement climatique sur les sociétés humaines et les écosystèmes ?
Nicolas Haeringer — Ce rapport est extrêmement important. Les scientifiques nous apportent la preuve irréfutable que le réchauffement, dont nous faisons l’expérience dans un monde à +1,2 °C, a déjà des conséquences désastreuses. Les +1,5 °C, qui sont au cœur de l’Accord de Paris, ne représentent pas un seuil de sécurité qui nous permettrait de conserver sur Terre des conditions de vie inchangées et harmonieuses. Le monde dans lequel nous vivons ne sera plus jamais le même. Il est trop tard, il faut arrêter de se raconter des histoires. Des points de non-retour ont été atteints en matière de risque climatique.
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C’est un constat terrible et douloureux. On peut en arriver à se dire que tout ce qu’on fait est vain. Mais le rapport nous permet de dépasser cet état d’abattement, puisqu’il montre aussi qu’on peut encore inverser le cours des choses. Nous avons des marges de manœuvre pour peser, pour nous adapter aux effets du changement climatique. Pour que l’adaptation soit efficace, il y a un préalable : supprimer les émissions. Sinon, on n’y arrivera pas.
La feuille de route est assez claire pour les gouvernements, qui sont ceux qui commandent et approuvent ces rapports. Si la Russie, l’Arabie Saoudite, les États-Unis ou la France ne mettent pas en œuvre des politiques en phase avec la situation, nous sommes d’autant plus légitimes, en tant qu’activistes, à aller les chercher, les forcer à agir.
Quatre mois après une COP26 où la communauté internationale a reconnu, timidement, la nécessité de sortir des énergies fossiles, où en est le front de la lutte contre le réchauffement climatique ?
Lors de la COP26, on pouvait en effet se dire qu’il y avait quelques soubresauts positifs sur les énergies fossiles, même s’ils intervenaient trente ans trop tard. Mais il persiste toujours un décalage entre les engagements pris, aussi imparfaits soient-ils, et les actes. « Le réel, c’est quand on se cogne », disait Jacques Lacan. En matière de climat, le réel, c’est quand on se cogne à la question énergétique. De ce point de vue là, très clairement, on recule. Le gaz, le pétrole et le charbon, qui ont permis d’assurer la prospérité et la puissance des grandes puissances mondiales, se portent très bien.
La semaine dernière, l’assemblée du Giec s’est achevée en pleine guerre, après l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe. Nous verrons quelles seront ses conséquences exactes, mais on peut estimer que ça va pousser un certain nombre d’États européens à sortir moins vite du charbon pour compenser l’absence de gaz russe, ou à se tourner vers la fracturation hydraulique et les gaz de schiste, puisque ce sont des gisements domestiques. En France, ça va donner du grain à moudre à ceux qui veulent promouvoir une nouvelle phase du plan nucléaire. De surcroît, les exportations de gaz des États-Unis vers l’Europe vont s’accroître. La première réaction de nos dirigeants ne sera pas : « Tiens, on va en profiter pour développer les renouvelables. » Pourtant, à chaque fois qu’on temporise, à la crise suivante, c’est toujours la transition énergétique qui en pâtit. C’est un cercle vicieux.
- Des militants d’Extinction Rebellion ont organisé une série d’actions contre la major pétrolière Total, à Lyon, en décembre 2021. © Moran Kerinec/Reporterre
Selon un sondage [1], le dérèglement climatique représenterait aujourd’hui un « enjeu capital » pour 94 % des Français interrogés. Pourtant, ce sujet occupe une place marginale dans les débats : 2,7 % du « volume rédactionnel » consacré à la campagne lors de la semaine du 8 au 13 février [2].
Il y a un consensus social des classes dominantes pour ne surtout pas changer de système. Tous les procédés que les ultrariches peuvent déployer pour préserver les conditions de leur richesse et de leur domination sont à l’œuvre. Leurs intérêts sont défendus par de nombreux candidats et candidates et par les médias de masse.
Cette emprise se déploie avec une efficacité redoutable. Et la question climatique, qui préoccupe les Françaises et les Français mais qui bouscule les intérêts des dominants, reste sur le carreau. Résultat, les débats ne sont pas à la hauteur. On compte une poignée de candidates et candidats qui ont des positions climatiques réellement ambitieuses, même si seulement deux d’entre eux, Yannick Jadot et Jean-Luc Mélenchon, devraient obtenir leurs parrainages.
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C’est peut-être une bonne nouvelle, car cela pose clairement l’enjeu : la lutte contre le changement climatique impose un changement de système. On aimerait parfois que ce soit un sujet consensuel, qu’il dépasse les intérêts partisans, mais c’est un oxymore. Le climat est complètement imbriqué dans les intérêts de classe, dans des relations de domination, qui se déploient autour de la question raciale, du genre… Il suscite des résistances et nécessite d’entrer en confrontation avec le système actuel. Il faut sans doute assumer ce clivage, le prendre à bras le corps, pour un changement radical. Nous ne sommes pas à l’abri d’une bonne surprise en avril puis juin prochain, et certaines et certains y travaillent d’arrache-pied.
Il faut aussi se rappeler que le temps du changement n’est pas soluble dans le temps des élections : pour des changements d’une telle ampleur, les mobilisations sont fondamentales.
En tant que mouvement climat, comment pouvez-vous renverser l’échiquier ? Avec quels modes de lutte ?
En gros, il nous reste dix ans pour avoir des élues et des élus à tous les niveaux — locaux, nationaux et supranationaux — qui prennent à bras le corps la question du réchauffement climatique et la nécessité de changer de système. La question des débouchés politiques est donc effectivement centrale.
Jusqu’à présent, pourtant, on constate un décalage entre les aspirations sociales et le temps des mouvements, et celui du politique. Aux États-Unis, Bernie Sanders portait l’idée d’un Green New Deal, avec les élues et les élus qui sont au cœur du renouvellement du parti démocrate. L’espoir d’une nouvelle vague a fait long feu : Joe Biden a gagné. En Allemagne, où les grèves du climat sont massives, cela n’a pas suffi à faire émerger une coalition réellement ancrée dans une écologie de transformation sociale. On peut espérer que la France fasse exception, quoique les sondages laissent peu d’espoir.
Je reste persuadé que nous sommes proches d’un point de bascule vertueux. Qu’un jour prochain, nos mobilisations déboucheront sur cette transformation tellement nécessaire, radicale et brutale, du système. D’ici là, nous devons continuer à monter en intensité, à élargir notre répertoire d’action et à déployer des tactiques aussi diverses que complémentaires. Au passage : nous avons parfois un imaginaire un peu viriliste de la gradation. L’intensité, ce n’est pas forcément la confrontation. Les liens avec les comités de lutte contre les violences policières ou les initiatives telles que la création de la maison de l’écologie populaire Verdragon participent à cette intensification.
- En juillet 2020, dans le Val-d’Oise, la génération Adama et la génération climat ont marché ensemble pour exiger vérité et justice pour Adama. © Amanda Jacquel / Reporterre
Le propre d’un point de bascule vertueux, c’est qu’il n’est visible qu’après qu’on l’ait atteint. À la veille d’un bouleversement majeur, on peut avoir l’impression que le statu quo est immuable, que rien ne bougera jamais. Mais une fois le point de bascule atteint, les choses peuvent aller très vite. Nous nous apprêtons d’ailleurs à lancer un Giec alternatif citoyen sur la justice climatique, pour contribuer à identifier ces points de bascule.
Il y a aussi des mesures transitoires évidentes et simples à mettre en place, qui font par ailleurs le lien entre la manière dont l’industrie fossile alimente la logique de guerre et la question du climat. Total vient par exemple annoncer qu’il poursuit ses activités en Russie. Le temps est donc venu de socialiser les profits de la multinationale — aucun dividende ne devrait être versé et les profits de l’entreprise devraient être saisis par l’État — pour financer des mesures de transition, et pour soutenir la population ukrainienne. Ce genre de mesures nous rapprocheraient du point de bascule : après tout, il n’y aura pas de paix dans un monde dans lequel Total resterait libre de forer, de transporter et de brûler du gaz ou du pétrole. Mais Total n’y renoncera jamais de son plein gré. Il faut donc prendre le contrôle de la firme, en commençant par saisir ces gigantesques profits.
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