Le 17 avril, le magazine d’information « Sept à huit » clôturait son édition par deux entretiens de 10 minutes avec, tour à tour, Marine Le Pen puis Emmanuel Macron. Audrey Crespo-Mara, ancien pilier du journalisme politique au sein du groupe Bouygues désormais en charge du « portrait » dans ce magazine, pilote les interviews. Dépolitisation maximale, mode d’emploi.
De la dentelle : sur quelques douces notes de guitare électrique, les plans ralentis des deux candidats balayent l’écran. Marine Le Pen et Emmanuel Macron, mis en scène comme de vrais personnages de petit écran, installés dans la salle à manger.
Rappelons que TF1, à ce moment-là, ce sont plus de 2,31 millions de téléspectateurs et 19,2% de part d’audience, soit la première télé du pays en « access prime time ». Si les émissions et interviews politiques traditionnelles ont depuis longtemps pillé bien des codes et pratiques des formats magazines et people, on peut dire que les seconds n’essayent même pas de donner le change. La dépolitisation est totale : absence de fond, communication et complaisance à gogo.
En définitive, à quoi sert la journaliste dans un tel dispositif ? À rien. Ou plutôt si : à déguiser une opération de communication en entretien journalistique doté, en apparence et comme le veut la mythologie, d’un médiateur aussi « impartial » que « professionnel ».
Pour s’en convaincre, une recension (exhaustive) des questions suffit, précédées d’une introduction d’Audrey Crespo-Mara en voix off, qui mérite aussi d’être citée in extenso :
Marine Le Pen se présente pour la troisième fois à la présidentielle et espère bien obtenir sa revanche sur 2017. Pour elle, qui veille à lisser son image, la priorité est de faire la preuve de sa crédibilité. Elle nous confiera aussi vers qui ira sa première pensée sur un plan purement personnel si elle est élue, et s’il s’agit de sa dernière candidature.
TF1 voudrait coller au cahier des charges (de la candidate frontiste) que la journaliste ne s’y prendrait pas autrement… Audrey Crespo-Mara :
1. Je voudrais savoir comment vous abordez cette dernière semaine cruciale qui vous portera, ou pas, à la tête de la France. Quel sentiment chez vous prédomine ?
2. Quel est votre plus grand regret à ce stade de la campagne ? La candidature d’Éric Zemmour et le ralliement de votre nièce Marion Maréchal ?
3. Une trahison familiale en pleine campagne, c’est violent non ?
4. Finalement, Éric Zemmour ne vous a-t-il pas rendu service ? On a souvent répété qu’il avait aidée à vous dédiaboliser, à vous rendre plus sympathique que lui, à lisser votre image.
5. Dans trois jours, vous serez à nouveau face à Emmanuel Macron pour le débat d’entre-deux-tours. Pour vous il sera réussi si vous arrivez à montrer quoi de votre adversaire ?
6. Et est-ce qu’il y a une chose chez lui que vous aimeriez mettre en lumière ?
7. On dit que le débat de 2017 vous a laissé un tel traumatisme que vous ne l’avez jamais revu. Est-ce que c’est vrai ?8. Votre mère dit que vous avez mis un an à vous en remettre. N’êtes-vous pas, par conséquent, dans l’appréhension de celui qui vient ?
9. C’était quand même un débat raté, vous l’avez reconnu, une humiliation publique enfin… comment, vous, vous l’avez vécu et ce qu’il en reste aujourd’hui ?
10. Au-delà du débat, en quoi la Marine Le Pen de 2022 est-elle différente de la Marine Le Pen de 2017 ?
11. Demain à l’Élysée, vous seriez à la tête d’un pays plus que jamais fracturé, on a vu les votes du premier tour, comment faire pour le gouverner ?
12. On le disait, un pays plus que jamais fracturé. Vous n’avez jamais gouverné un pays, une région, ni même une ville, quelle serait votre plus grande appréhension ?
13. Si vous remportez cette élection, sur un plan purement personnel, vers qui ira votre première pensée ? Pour votre père, non ?
14. Au final, est-ce que votre père vous aura plus portée ou empêchée ?
15. On dit : « Vous vous êtes délepénisée ». D’ailleurs, les gens vous appellent Marine. « Délepénisée », autrement dit, vous ne faites plus peur. Que répondez-vous à cela ?
[Votre nom] est gommé de l’affiche aujourd’hui.
[Marine Le Pen : Mais tout est gommé de l’affiche, il n’y a ni mon nom ni mon prénom sur l’affiche voyez, donc…]
Pour rassembler ?
16. Une femme, célibataire, à l’Élysée, ce serait inédit. En effet depuis 5 ans, vous vivez en coloc’ avec votre amie d’enfance, qu’est-ce que ça dit de vous ?
17. Si vous échouez, dimanche prochain, est-ce que ce sera votre dernière candidature ?
Est-il besoin de commenter ?
Il en va sensiblement de même face à Emmanuel Macron. Si un journaliste politique lambda entreverrait bien volontiers quelques bribes de questions « tatillonnes », l’entretien passe les plats, choisissant de ne s’attarder sur aucun élément de bilan précis : communication partout, journalisme nulle part. Audrey Crespo-Mara, en voix off :
Président-candidat, Emmanuel Macron termine un mandat où les crises, Gilets jaunes, Covid, Ukraine, se sont enchaînées. Lui entend mettre en évidence sa capacité à gouverner par gros temps et pointe le déficit de son adversaire en la matière. Il nous confiera aussi vers qui ira sa première pensée sur un plan purement personnel s’il est réélu, et s’il s’agit de sa dernière candidature.
Et rebelote :
1. Je voudrais savoir comment vous abordez cette dernière semaine cruciale qui vous reconduira, ou pas, à la tête de la France. Quel sentiment chez vous prédomine ?
2. Quel est votre plus grand regret à ce stade de la campagne ? De ne pas être descendu plus tôt dans la mêlée ? D’avoir sous-estimé peut-être la dynamique de votre adversaire ?
3. Aucun regret ?
4. Face à vous, Marine Le Pen, talonnée par Jean-Luc Mélenchon alors qu’au soir de votre victoire, il y a cinq ans, vous disiez : « Je ferai tout pour qu’il n’y ait plus aucune raison de voter pour les extrêmes. » N’est-ce pas là votre échec ?
5. Et vous n’avez pas su apaiser ces peurs, ces colères ?
6. Si l’affiche de la présidentielle est la même qu’il y a cinq ans, son issue semble en revanche plus incertaine que jamais. Redoutez-vous chez les Français un front anti-Macron ?
7. Dans trois jours, vous serez à nouveau face à Marine Le Pen, pour le débat d’entre-deux-tours. Pour vous il sera réussi si vous arrivez à montrer quoi de votre adversaire ?
8. Alors au-delà du débat, en quoi le Emmanuel Macron de 2022 est-il différent de l’Emmanuel Macron de 2017 ?
9. Demain, de retour à l’Élysée, vous seriez à la tête d’un pays plus que jamais fracturé, on a vu les votes du premier tour. Comment faire pour le gouverner ?
10. On parle d’un pays fracturé, vous estimez que votre second mandat sera plus périlleux que le premier, est-ce que vous arriverez plus soucieux que soulagé finalement ?
11. Si vous remportez cette élection, sur un plan purement personnel, vers qui ira votre première pensée ?
[Emmanuel Macron : « […] et j’aurai une pensée pour ma grand-mère qui n’est plus. »]
Qui ne vous a pas vu accéder à l’Élysée d’ailleurs.
12. Lors de votre meeting à Paris, vous avez rendu hommage à votre épouse, « celle qui m’importe le plus, qui m’apporte le plus ». Qu’entendez-vous par là ?
13. Si vous échouez, dimanche prochain, est-ce que ce sera votre dernière candidature ?
Archétype du journalisme de normalisation en ce qui concerne Marine Le Pen, prototype d’interview suiviste et passe-plat pour Emmanuel Macron, les deux entretiens ont en commun leur dépolitisation. Psychologie de comptoir, peopolisation, relais de la communication, absence totale d’interrogation sur le fond des programmes… La mort du journalisme, de nouveau en direct sur TF1.
Pauline Perrenot