Nous analyserons dans ces lignes certains aspects technico-militaires de la guerre, d’abord du côté de l’armée russe, puis du côté ukrainien. Nous aborderons aussi la conjoncture actuelle, marquée par d’importants changements dans la stratégie russe à l’image de la prise de Marioupol et de la préparation de la campagne pour le Donbass.
jeudi 28 avril
Depuis le début de la guerre en Ukraine, nous avons publié une série d’analyses sous différents angles et abordé certains des principaux débats qu’elle a soulevé, dans la perspective d’une politique indépendante contre l’invasion de Poutine, mais aussi contre l’OTAN et le réarmement impérialiste. Dans cet article, nous nous concentrerons sur une dimension spécifique du conflit : la dimension militaire. Penser la situation mondiale actuelle, c’est inévitablement penser la guerre, et ceux d’entre nous qui luttent pour mettre fin à ce système capitaliste doivent également réfléchir à cette question.
L’analyse des guerres du point de vue du champ de bataille, comme une partie de ses multiples dimensions, a été caractéristique du marxisme, depuis Marx et Engels. Une difficulté centrale, comme l’a souligné Carl von Clausewitz, est que « l’incertitude de toutes les nouvelles et hypothèses, et l’intervention constante du hasard, font que dans la guerre les choses apparaissent sans cesse de manière différente de ce qui était attendu » [1]. Si cela est vrai pour les états-majors, cela l’est encore plus pour une analyse extérieure. Les informations et les analyses qui sont faites autour du conflit, dont la grande majorité sont biaisées, et qu’on trouve en abondance aujourd’hui grâce aux nouvelles technologies, font partie de la guerre elle-même.
Sous toutes réserves, nous analyserons dans ces lignes certains aspects technico-militaires de la guerre, en essayant d’aller au-delà de la conjoncture, d’abord du côté de l’armée russe, puis du côté ukrainien. De là, nous aborderons la conjoncture actuelle, marquée par d’importants changements dans la stratégie russe par rapport aux deux premiers mois de l’invasion, ainsi que par la prise de Marioupol (première ville importante – et stratégique – que la Russie a réussi à contrôler depuis le début de la guerre) et la préparation de la campagne pour le Donbass.
La doctrine militaire russe actuelle et ses origines
Nous commencerons par nous pencher sur la doctrine de l’armée russe. Toutes les armées se constituent autour d’une certaine doctrine, c’est-à-dire, une manière de considérer la façon dont les combats doivent être menés. Selon Carlos Javier Frías Sánchez, membre de l’état-major espagnol : « la doctrine russe actuelle est une évolution de la doctrine soviétique. Elle est toujours héritière des « opérations en profondeur » de Toukhatchevski, Triandafillov, Svechin, Issersson…, élaborées dans les années 1930 et employées avec succès lors de la Grande Guerre patriotique (la Seconde Guerre mondiale), un événement encore revendiqué aujourd’hui. Par la suite, les Soviétiques l’ont actualisée et affinée, mais sans en changer les idées fondamentales » [2].
Cette notion « d’opération en profondeur » à laquelle il est fait référence a été conçue originellement par Mikhaïl Toukhatchevski, l’un des principaux commandants militaires de l’Armée rouge pendant la guerre civile, nommé maréchal de l’URSS en 1933, avant d’être exécuté par Staline en 1937 [3]. Elle a été officialisée comme doctrine militaire de l’URSS en 1936 dans les termes suivants : « L’opération en profondeur consiste en des attaques simultanées de l’aviation et de l’artillerie sur les défenses ennemies dans toute la profondeur des positions défensives, la pénétration de la zone de défense par des unités blindées, avec un passage rapide du succès tactique au succès opérationnel dans le but d’envelopper et de détruire l’ennemi. Le rôle principal est joué par l’infanterie, avec le soutien du reste des différents types de forces travaillant dans l’intérêt de cette dernière » [4].
Toute cette conception était basée sur l’idée qu’avec des armées excessivement grandes, surtout au 20ème siècle, la destruction de l’armée ennemie est impossible en une seule bataille décisive. Des batailles simultanées ou séquentielles sont nécessaires, mais doivent être dirigées vers un seul objectif et exécutées par un seul commandement. D’où l’origine de l’idée d’un « art opérationnel », comme étape de transition entre les niveaux stratégiques et tactiques traditionnels. À ce niveau opérationnel, la campagne militaire est planifiée, conduite et soutenue, et les actions tactiques sont articulées de telle sorte que leur combinaison, leur coordination et leur synchronisation permettent d’atteindre les objectifs stratégiques. Ce niveau reste fondamental aujourd’hui. Bien que les armées soient plus petites – et que les batailles décisives ne puissent être exclues à l’avance – chaque adversaire reste un système complexe composé de bien plus que les forces directement engagées sur le champ de bataille, et dépend de toute une série de systèmes critiques (par exemple, les satellites, internet, etc.), ainsi que de l’opinion publique, dont le poids a augmenté de manière exponentielle en raison du développement actuel de divers moyens de communication de masse.
Pour en revenir à la continuité de la doctrine russe analysée par Frías – actualisée depuis- il convient de s’attarder sur les graves inconvénients qu’elle comporte, selon lui, pour l’armée russe actuelle. Premièrement, la conception originale de Toukhatchevski impliquait la nécessité, pour les commandants à tous les niveaux, de faire preuve d’une grande initiative afin de tirer parti des opportunités sur le champ de bataille. En effet, il n’est pas possible de prévoir à l’avance où se trouve le point faible de l’ennemi pour avancer davantage. Cette possibilité d’initiative n’était certainement pas une caractéristique de l’Armée rouge sous le stalinisme. Reflétant le bonapartisme ambiant, la culture de l’armée était hautement bureaucratique, basée sur des plans centralisés qui devaient être exécutés sans discussion. Tout changement pouvait être considéré comme une critique ou une violation de la hiérarchie et donc sanctionné. En ce sens, sous le bonapartisme de Poutine, les méthodes de l’armée ne varient pas beaucoup.
Le fait est que, sous l’URSS de Staline, ce manque d’initiative pouvait être compensé par une abondance de ressources mises en œuvre. Un plan rigide mais avec des moyens suffisants pour vaincre la résistance dans lequel, au lieu de profiter des opportunités données, on cherchait à les « provoquer » par la force, au moyen de l’artillerie de campagne, de contingents massifs de chars d’assaut et de l’infanterie motorisée. Cette approche s’exprimait également dans le domaine de la logistique. Le Manuel de campagne de l’Armée rouge de 1936 soulignait la nécessité d’empêcher l’ennemi de se réorganiser et de recréer un nouveau front défensif après une percée. En vue de cet objectif, la progression ne devait pas être arrêtée, ce qui signifie que, de manière générale, les forces offensives n’avaient pas à être relayées. Les unités de première ligne attaquaient jusqu’à ce qu’elles soient détruites, puis la deuxième ligne les dépassait et poursuivait l’attaque. Cela réduisait les efforts logistiques, puisqu’il n’y avait pas de plan de réapprovisionnement des forces détruites.
Trotsky avait anticipé toute une série de problèmes liés à cette contradiction entre l’abondance des moyens et le rôle de la bureaucratie après l’échec militaire de l’invasion de la Finlande en 1939. En effet, cette dernière allait ouvertement contre la capacité de combat de l’Armée rouge, et Staline avait entrepris d’éliminer son propre état-major expérimenté peu avant la Seconde Guerre mondiale, tandis que la force relative de l’économie nationalisée et de la planification (bureaucratique) permettait de disposer d’énormes ressources, afin de compenser cette incompétence bureaucratique.
Certains des éléments évoqués ci-dessus semblent correspondre de manière générale à la logique avec laquelle l’armée de Poutine a abordé l’invasion en Ukraine, selon ce qu’il est possible de retenir des diverses informations. La question centrale, cependant, est que la Russie de Poutine n’est pas l’URSS. C’est un pays capitaliste qui agit comme une sorte d’ »impérialisme militaire », mais qui n’a pas une projection internationale significative de ses monopoles et de ses exportations de capitaux et qui exporte essentiellement du gaz, du pétrole et des matières premières. Le processus de modernisation et de renforcement de l’armée engagé par Poutine n’est pas parvenu à échapper à ces coordonnées de base.
La doctrine de « l’opération en profondeur » et les problèmes de l’armée de Poutine
L’exécution de la doctrine de « l’opération en profondeur », sans capacité d’initiative dans les échelons subordonnés, nécessite une masse énorme de forces, qui dans le cas de la Russie capitaliste de Poutine n’existent pas. Une grande partie des problèmes observés au cours de ces deux premiers mois d’offensive russe peut être interprétée à partir de ce fait. Dans les lignes citées plus haut, Frías Sánchez aborde certains problèmes sous cet angle, qui nous parait pertinent et que nous reprenons en partie dans notre analyse.
Tout d’abord, on peut noter les limites de l’organisation et du système de commandement propres à l’armée russe. L’unité de base de l’armée russe est le groupe tactique de bataillon (BTG, pour Battalion Tactical Group), qui compte entre 700 et 900 membres et comprend l’infanterie motorisée, les chars, l’artillerie, l’ingénierie, etc. L’armée actuelle mélange des troupes professionnelles avec des troupes de remplacement avec seulement un an de service militaire, de sorte que le premier bataillon de manœuvre de chaque brigade est constitué de troupes professionnelles, tout comme la première batterie des groupes d’artillerie de chaque brigade, ainsi que la première compagnie des unités de soutien. Mais le reste sont des troupes de remplacement, dont certaines positions critiques sont occupées par des professionnels. Cela signifie que s’il est décidé de ne pas employer de troupes de remplacement dans une opération, le niveau de la brigade n’existe pas et, par conséquent, les BTG se retrouvent sans les éléments d’artillerie essentiels du niveau de la brigade (tels que les radars de contrebatterie, les postes de commandement, les moyens d’intégration de l’artillerie anti-aérienne dans le système de défense aérienne) et sans le soutien essentiel également de leur brigade en matière de logistique, de transmissions et de véhicules aériens sans pilote. A leur tour, les sous-officiers sont des troupes professionnelles, mais les unités basées sur des troupes de remplacement n’ont pas de sous-officiers au commandement ; les sous-officiers professionnels occupent plutôt des postes nécessitant certaines compétences techniques, projetant les fonctions de commandement sur des niveaux supérieurs. En raison de ces incohérences, les postes de commandement des grandes unités de l’armée russe se retrouvent à devoir contrôler directement un nombre variable de BTG, sans échelons de commandement intermédiaires. Tout cela serait cohérent avec les informations faisant état d’une proportion importante de commandants supérieurs tombés dans les combats, devant s’engager directement ou à proximité des zones de combat. Certaines sources avancent le nombre de vingt, dont sept généraux tués au front.
Deuxièmement, il faut mentionner les limitations logistiques et de coordination entre les armes. Les bataillons russes ne disposent que d’une section de soutien logistique, aux capacités limitées. Ces capacités ne sont étendues qu’au niveau des brigades, qui disposent d’un bataillon d’approvisionnement et d’un bataillon de maintenance. Cela signifie que si les BTG ne sont pas renforcés par leur brigade, ils ont peu de possibilités de récupérer les véhicules endommagés ou de se réapprovisionner. Cela expliquerait les pertes de matériel roulant russe dont de nombreuses images ont circulé – bien qu’un pourcentage important d’entre elles aient été truquées ou ne correspondent pas à la guerre actuelle. Un autre élément qui pourrait expliquer ces pertes est une mauvaise ou faible utilisation des drones pour la reconnaissance aérienne qui permettraient de limiter la vulnérabilité des colonnes blindées, d’anticiper les attaques et de répondre au moyen de l’artillerie. Au cours de ces deux mois de guerre, nous avons vu des images de colonnes de véhicules russes se déplaçant sur les routes ukrainiennes sans protection anti-aérienne, ce que l’analyse mentionnée par Frías attribue au déploiement déficient et isolé des batteries anti-aériennes, étant donné que la puissante artillerie anti-aérienne russe n’est pas conçue pour agir de manière isolée et qu’elle a manqué de moyens de coordination et de directives sur la manière et l’endroit où la déployer.
Troisièmement, aujourd’hui, malgré sa supériorité, la Russie peine toujours à prendre le contrôle de l’espace aérien ukrainien. Cela est dû en grande partie aux renseignements américains fournis à l’Ukraine au début de la guerre, qui ont permis de réduire sa vulnérabilité en dispersant ses avions avant les attaques russes, lesquelles visaient essentiellement les aires de stationnement des avions et les installations clés telles que les dépôts de carburant, sans s’engager dans la destruction des pistes, peut-être dans l’intention de les saisir et les utiliser. D’autre part, les avions russes sont très exposés lorsqu’ils utilisent des bombes gravitaires, ce qui les oblige à voler beaucoup plus bas afin d’avoir un minimum de précision, les laissant ainsi à portée des défenses anti-aériennes. Certains analystes [5] affirment qu’il existe des preuves que l’Armée de l’air russe soit en train d’augmenter le nombre de ses avions de surveillance radar déployés autour de l’Ukraine afin de mieux cibler les avions ukrainiens. La prise de contrôle de l’espace aérien par la Russie serait décisive, mais elle n’y est pas encore parvenue.
Quatrièmement, la taille limitée des forces russes déployées expliquerait la lenteur de nombreux mouvements, rendant la deuxième ligne d’unités pratiquement inexistante, ce qui, dans un schéma « d’opération en profondeur » comme celui mentionné ci-dessus, serait essentiel pour maintenir la dynamique. Les ressources logistiques initiales étant épuisées, il manque des unités à l’arrière pour permettre la poursuite des opérations. Les quelques 180 000 soldats employés dans l’invasion se sont révélés insuffisants au vu du déploiement et de l’ampleur pris dès le départ. De même, dans ce contexte, et contrairement à ce que semblent penser la plupart des analystes, il serait étrange qu’avec une partie seulement de ces troupes – réparties sur plusieurs fronts – Poutine aspire à occuper une ville comme Kiev qui, agglomération comprise, compte plus de 3,5 millions d’habitants (autre chose serait l’assiéger). Il n’y aurait aucune comparaison possible, par exemple, avec la deuxième bataille de Falloujah en Irak : là, les forces américaines étaient au nombre de 18 000 pour prendre une ville de 321 000 habitants défendue par des milices de 5 000 hommes, et les combats ont duré un mois et demi jusqu’à ce que les forces impérialistes réussissent à prendre la ville.
Tous ces éléments contribuent aux énormes limites dont l’armée de Poutine a fait preuve dans la réalisation de toute sorte « d’opérations en profondeur ». Cependant, la prise actuelle de la ville de Marioupol, dans le sud du pays, qui compte 441 000 habitants en majorité russophones – ce qui est aussi un élément à prendre en compte – correspond beaucoup plus aux proportions que nous avons mentionnées. Cela nous amène au changement d’orientation que semble connaître la stratégie de la Russie en Ukraine, depuis l’abandon du siège de Kiev et la concentration des forces dans le sud et l’est du pays. Mais avant d’aborder ce sujet, passons brièvement en revue certaines questions concernant l’armée ukrainienne.
L’armée ukrainienne et les réformes de l’OTAN
Bien sûr, l’armée russe n’est pas la seule à avoir son passé lié à l’URSS. L’Ukraine avait hérité de l’une des plus grandes armées d’Europe, avec 780 000 soldats, 6 500 chars, 1 100 avions de combat, plus de 500 navires et le troisième arsenal nucléaire du monde. Il en va de même pour sa doctrine, sa culture organisationnelle et le type de formation de ses membres. Après l’effondrement de l’URSS et la semi-colonisation de l’Ukraine, cette armée disproportionnée a été démantelée (elle a cessé d’avoir des armes nucléaires en 1996). Depuis lors, le pays a suivi un mouvement de balancier marqué par la confrontation entre les oligarchies capitalistes locales « pro-russes » et « pro-occidentales ». C’est dans ce contexte qu’en 2014, ses forces armées ont été réduites au minimum.
En 2013-2014 a émergé la révolte contre le gouvernement pro-russe de Ianoukovitch, devenue célèbre sous le nom d’Euromaïdan. Brutalement réprimée, la révolte sera de plus en plus relayée par les forces réactionnaires et pro-occidentales d’extrême-droite. Après la chute de Viktor Ianoukovitch, des groupes armés pro-russes ont pris le contrôle des gouvernements de Donetsk et de Lougansk, ainsi que du parlement de Crimée, une région que la Russie a finalement annexée. Dans la région du bassin du fleuve Donets, une guerre civile de faible intensité avec l’intervention de forces russes irrégulières s’installe. Dans ce contexte, les organisations paramilitaires d’extrême-droite qui sont apparues autour de l’Euromaïdan et qui se sont ensuite tournées vers la lutte contre la guerre dans le Donbass ont consolidé leur poids. Il s’agit notamment de l’organisation Secteur droit (dont l’ancien dirigeant Dmytro Yarosh a affirmé en 2021 avoir été nommé conseiller du commandant en chef des forces armées) ; du bataillon Dnipro-1, surnommé « bataillon de Kolomoïsky » du nom de l’oligarque qui l’a financé dès le début et du bataillon Azov, qui a ensuite été intégré à la Garde nationale ukrainienne, entre autres.
Dans ce cadre, en août 2015, le ministère ukrainien de la Défense a officiellement lancé la politique de réforme des forces armées avec l’intervention et le financement de l’OTAN. Les militaires ukrainiens ont suivi des activités de formation spéciales fondées sur les approches et les pratiques de l’OTAN. Le système de gestion de la défense de l’Ukraine a intégré les approches de l’OTAN, ses systèmes de commandement et de contrôle, sa structure. En 2020, l’OTAN lui a accordé le statut de « partenaire nouvelles opportunités », et le sommet de 2021 a réaffirmé l’accord stratégique selon lequel l’Ukraine deviendrait membre de l’Alliance. Dans le même temps, le budget militaire ukrainien est passé de 1,5 % du PIB en 2014 à plus de 4,1 % en 2020, et de 6 000 soldats prêts au combat à 150 000, selon le Service de recherche du Congrès américain. Parallèlement, elle a progressé dans la modernisation de son armement : chars, véhicules blindés et systèmes d’artillerie ; elle a obtenu des pièces maîtresses comme les missiles antichars portables Javelin et les drones Bayraktar TB2, entre autres.
Toutefois, jusqu’au début de la guerre actuelle, les protagonistes de cette réforme continuaient de débattre de l’efficacité du « reformatage » de l’armée ukrainienne par l’OTAN. Le lieutenant-colonel britannique Glen Grant, ancien conseiller du ministère ukrainien de la défense et consultant des États-Unis, affirmait en 2021 que le système de défense ukrainien n’avait pas été réformé. « Les raisons, disait-il, sont extraordinairement complexes et entremêlées. Elles vont de l’absence de direction politique à la sélection continue d’officiers supérieurs qui sont des « commandants rouges » de la vieille école, c’est-à-dire qui s’opposent à l’OTAN et souhaitent maintenir l’héritage soviétique ; en passant par l’incapacité ou la réticence des officiers à remettre en question un système marqué par des lois, des règles et des règlements obsolètes ou nuisibles, puisque leur violation est synonyme de sanction et d’échec professionnel ». Il concluait : « L’Ukraine n’a pratiquement pas fait de changements autres que ceux qui se seraient produits naturellement par évolution dans le temps ou en réaction aux attaques russes » [6].
Bien que l’armée déclarât publiquement compter 250 000 hommes, Grant estimait que sa force de combat réelle n’était que de 130 000 troupes ou moins. Deux questions étaient à souligner : les problèmes d’approvisionnement non résolus et le fait que l’artillerie n’ait pas été réformée et soit considérée comme obsolète. Il n’y avait pas de capacité de production pour les munitions de 152 mm – les munitions utilisées par l’armée ukrainienne – et depuis 2014, cinq explosions de dépôts avaient déjà fait sauter des tonnes de munitions. Il se plaignait également du fait que Zelensky avait laissé le commandement de l’armée aux mains du général Rouslan Khomtchak, diplômé de l’école de commandement militaire de Moscou, avant l’effondrement de l’URSS. Si Khomtchak a par la suite été évincé, son parcours n’est pas différent de celui d’autres commandants supérieurs, comme l’actuel commandant en second, Serhiy Chaptala.
Irakli Jhanashija, ancien membre du Bureau des projets réforme du ministère de la Défense, postulait que les dirigeants politiques ukrainiens comprenaient mal la véritable nature de l’OTAN et estimaient que c’était à l’Alliance atlantique de combattre la Russie. Grant s’interrogeait : « Il est difficile de savoir combien de hauts responsables de la défense ukrainienne sont encore issus du « monde russe » (Russkii Mir), mais certains se distinguent par leur éloge de l’OTAN et de ses alliés, tout en veillant à ce qu’aucune réforme significative n’ait jamais lieu ». La conclusion était que le personnel militaire étudiait et se formait aux normes de l’OTAN avec l’aide des États-Unis et de leurs alliés mais essentiellement à un niveau tactique, et qu’aux niveaux stratégique et opérationnel, l’éducation et la formation restaient essentiellement « soviétiques », y compris dans l’enseignement de l’art opérationnel.
Au niveau tactique, l’OTAN a formé les forces armées ukrainiennes pendant plus de huit ans, notamment aux tactiques de guérilla et aux méthodes de guerre non conventionnelles (y compris l’utilisation de drones, le piratage téléphonique, la médecine du champ de bataille, etc.) Des tactiques qui ont été utilisées et ont porté leurs fruits pendant la guerre civile dans le Donbass et à plus grande échelle face à l’invasion russe actuelle. L’accent de la critique de Grant porte principalement sur le niveau stratégique et opérationnel. Il note, par exemple, que « les idées occidentales telles que le commandement de mission, la flexibilité ou la proactivité sont exclues ». Dans l’approche de l’OTAN, les objectifs de combat de haut niveau sont transmis à la chaîne de commandement et adoptés avec souplesse.
Dans un document rédigé en réponse aux critiques de Grant, l’ancien ministre ukrainien de la Défense (2019-2020) Andriy Zagorodnyuk, ainsi que d’autres personnes impliquées, soulignait l’importance d’introduire de nouveaux documents fondateurs, conformes aux approches et pratiques de l’OTAN, et niaient la domination de l’idéologie, des valeurs et de la culture soviétiques dans les forces de défense, tout en reconnaissant qu’il fallait des générations pour changer les mentalités et la culture institutionnelle. Mais il concluait que : « Les officiers ukrainiens partagent la même culture militaire que leurs homologues de l’OTAN et sont le résultat de leur éducation, de leur formation et de leur expérience ». [7]
Grant et Zagorodnyuk détiennent probablement tous deux une partie de la vérité. Mais cela soulève un problème profond qui a des conséquences sur la manière de penser la guerre actuelle, puisque celle-ci dépend directement de l’articulation effective et efficace entre l’OTAN et les militaires ukrainiens. La stratégie de l’Alliance atlantique, et en particulier des Etats-Unis, consistant à « encourager les forces ukrainiennes par derrière » sans engager de troupes, par le biais d’une coopération opérationnelle, de renseignement et financière et de livraisons massives d’armes, celle-ci présuppose la compatibilité non seulement de la politique générale mais aussi de la doctrine et de l’entraînement (tactique, stratégique et opérationnel) de l’interlocuteur militaire sur le terrain, c’est-à-dire l’armée ukrainienne, ses généraux et ses troupes.
Les armes de l’OTAN et la main qui les manie
Clausewitz affirmait que « le physique est semblable à la poignée de bois, tandis que le moral est le noble métal de la lame ; l’arme véritable et brillante à manier » [8]. Dans la guerre actuelle, il est clair que la « force morale » se trouve du côté de l’Ukraine, qui résiste à l’invasion de Poutine. Une force dilapidée par le gouvernement de Zelensky et instrumentalisée par l’OTAN à ses propres fins. Clausewitz disait également qu’à la guerre, lorsqu’il s’agit de mesurer les forces, la « force morale » et la « force matérielle » ne sont pas deux éléments séparables en réalité : « la mesure des forces morales et matérielles [est donnée] par ces dernières » [9], c’est-à-dire par les forces matérielles.
L’OTAN n’a cessé de fournir des armes à l’Ukraine avant même le début de la guerre. À lui seul, l’impérialisme américain a déjà dépensé ou alloué environ 2,6 milliards de dollars en matériel militaire depuis le début du conflit, l’Union européenne environ 1,5 milliard d’euros. Biden a récemment annoncé une autre enveloppe de 800 millions de dollars. Dans sa note, Grant écrit à propos de l’armement de pointe livré par l’OTAN à l’armée ukrainienne qu’« on pourrait comparer cela à un invité qui arrive à la fête d’anniversaire d’un végétarien avec un steak texan de première qualité de deux livres. Le cadeau paraît superbe pour celui qui l’offre, mais totalement inapproprié pour celui qui le reçoit ». Grant faisait référence, entre autres, à la fourniture d’armes antichars Javelin. Dans ce cas précis, il semble s’être trompé, ces armes antichars paraissant infliger des dégâts importants aux chars russes – à tel point que certains analystes parlent de la disparition définitive du char. Le véritable problème ici est que l’Ukraine a déjà reçu environ 7 000 Javelin, ce qui représente environ un tiers du stock américain, avec un délai de remplacement estimé à trois ou quatre ans.
Malgré cela, le problème soulevé par Grant existe bel et bien. L’apprentissage du maniement d’un char de dernière génération peut prendre jusqu’à six mois. L’armement lourd dont disposent les États-Unis nécessiterait un temps de formation que la guerre actuelle ne permet pas. Selon un article récent du New York Times, seule une douzaine de soldats ukrainiens ont par exemple été formés à l’utilisation de drones de combat ultramodernes, tels que les Switchblade – conçus pour voler directement sur la cible et exploser – dont les États-Unis doivent fournir 700 exemplaires. Même dans le domaine des munitions, l’OTAN utilise des obus de 155 millimètres, tandis que l’armée ukrainienne utilise le standard de l’ex-URSS de 152 millimètres.
Ainsi, Robert Gates, ancien secrétaire américain à la défense, a fait remarquer que les États-Unis « devraient piller les arsenaux » des anciens pays du Pacte de Varsovie afin de se procurer des systèmes blindés et antiaériens, « avec la promesse des États-Unis de réapprovisionner à terme les alliés de l’OTAN en matériel ». Selon le NYT, Washington et de nombreux alliés se concentrent sur la fourniture d’armes datant de la « guerre froide » que les Ukrainiens savent utiliser, ainsi que d’armes occidentales que les Ukrainiens peuvent plus facilement apprendre à manier. Cette course logistique pourrait être décisive pour le déroulement de la guerre, notamment en raison de la nouvelle étape que devrait marquer la lutte pour le Donbass et des caractéristiques de celle-ci.
Le nouveau chapitre de la guerre et la campagne pour le Donbass
Bien sûr, l’état actuel de la guerre présente de multiples inconnues pour celui qui l’étudie. Deux d’entre elles sont peut-être les plus importantes : le niveau d’usure et le moral des troupes russes d’une part, et ce qui reste réellement de l’armée ukrainienne, d’autre part. Sur la base des éléments que nous avons analysés, nous pouvons maintenant souligner certains aspects qui nous semblent pertinents pour comprendre ce qui va se passer en ce qui concerne le champ de bataille.
Par rapport à la logique « d’opération en profondeur », le retrait du siège de Kiev, la réorganisation et le retrait des troupes russes au sud et à l’est de l’Ukraine constituent, pour la prochaine étape de la guerre, un changement significatif dans l’approche plutôt conservatrice de la Russie. Pas nécessairement en ce qui concerne les hypothèses plus audacieuses qui postulaient que l’objectif de Poutine était de conquérir le pays ou une partie importante de celui-ci (formulées par certains analystes), mais plutôt au vu du large déploiement et de la dispersion des troupes initiés au début de la guerre. Il est difficile de dire à quel point les diverses limites de l’armée de Poutine décrites dans cet article ont joué un rôle dans ce changement de cap, mais il est probable qu’elles aient joué un rôle.
La prise de la ville de Marioupol représente un premier succès significatif pour l’armée russe, qui s’empare ainsi du principal port de la mer d’Azov (et du Donbass) et peut établir un corridor terrestre depuis la péninsule de Crimée jusqu’aux territoires contrôlés par la Russie dans la région du Donbass. La conquête de cette position est très significative, au regard d’une stratégie qui se concentre désormais sur le sud et l’est. Elle a le potentiel de compenser certains des problèmes logistiques évoqués ci-dessus, en permettant des lignes d’approvisionnement plus courtes et moins exposées qu’auparavant. D’autres problèmes, tels que le manque de coordination, sont susceptibles de persister. En ce qui concerne les problèmes de commandement, la nomination à la tête de l’armée russe du général Alexandre Dvornikov, anciennement stationné au sud et ancien commandant des opérations en Syrie, devrait permettre de résoudre ce problème pour la période à venir.
Globalement, les combats dans le Donbass – la Russie ne contrôle qu’une partie de la région – posent de nouvelles conditions qui élimineront, ou du moins réduiront considérablement, certains des obstacles auxquels l’armée russe était confrontée. En effet, il s’agit d’un territoire largement plat et ouvert, contrairement par exemple aux banlieues plus urbaines de Kiev. De ce point de vue, la zone est idéale pour l’artillerie et les chars russes, même si les pluies peuvent compliquer le terrain. La proximité de la frontière russe est un avantage qui, avec la prise de Marioupol et le corridor vers la Crimée, permettra de réduire les problèmes d’approvisionnement et de communication, y compris sur le plan organisationnel, car il s’agira d’un combat plus concentré.
Toutefois, il est également vrai, comme le soulignent certains analystes, qu’au cours des dernières années, l’armée ukrainienne a fortifié ses positions défensives dans le Donbass, notamment par des systèmes de tranchées étendus et des véhicules blindés renforcés. Mais d’un autre côté, la situation de l’armée ukrainienne se complique, car elle s’est jusqu’à présent largement appuyée sur des tactiques de guérilla, qui semblent avoir eu une certaine efficacité et infligé des dégâts aux troupes russes. Mais le terrain du Donbass, face à une armée régulière comme celle de la Russie, rendra ces tactiques irréalisables, étant donné la géographie plus ouverte et le peu d’endroits où se cacher. Dans le même temps, elle mettra amplement en évidence les lacunes de l’armée ukrainienne en termes d’artillerie et de combinaison d’armes que nous avons relevées précédemment, et il est peu probable que les livraisons d’armes de l’OTAN arrivent à temps pour compenser ces faiblesses.
Bien entendu, une attaque réussie contre la zone fortifiée par les troupes ukrainiennes dans le Donbass nécessiterait une grande puissance de feu de l’artillerie et des blindés, ainsi qu’une infanterie agressive et résistante et un commandement tactique compétent. Cette possibilité se heurte à certaines des limites que nous avons soulignées.
C’est pourquoi certains analystes [10] prévoient que les forces russes tenteront une manœuvre opérationnelle visant à encercler l’ennemi sur au moins trois côtés, une variante du mouvement en tenaille, dans laquelle le défenseur est attaqué sur les deux flancs. L’objectif est de contraindre l’ennemi à une « bataille d’anéantissement », à se rendre ou à battre en retraite le long d’un front étroit laissé par l’attaquant.
Face à un tel scénario, le moyen d’améliorer les chances de l’armée ukrainienne est de refuser l’encerclement. Mais pour ce faire, elle devrait lancer une série de frappes préventives pour empêcher le renforcement des forces russes. Les forces ukrainiennes devraient passer d’une situation défensive à une situation offensive et utiliser des positions fortifiées pour absorber les attaques et comme plates-formes pour préparer une percée et saisir les opportunités d’attaques sur les flancs russes. Cela ne semble toutefois pas être une ligne de conduite évidente pour les forces ukrainiennes telles que nous les avons vues agir jusqu’à présent.
Si ces éléments laissent présager des changements favorables aux forces de Poutine, il faut voir ce que donneraient concrètement ces batailles sur le terrain, en sachant que le champ de bataille n’est pas le seul facteur en jeu. Ce que l’on peut dire, c’est que le développement de la guerre en Ukraine tel que nous l’avons observé jusqu’à aujourd’hui semble entrer dans une nouvelle étape.
Penser la guerre
La guerre en Ukraine montre que la tendance au développement de conflits militaires de plus grande envergure est une réalité. Le bellicisme et le capitalisme demeurent de fait des frères de sang. Comme nous l’affirmions au début, ceux d’entre nous qui luttent pour mettre fin à ce système capitaliste doivent aussi avoir une réflexion en ce qui concerne la guerre. Nombre des grandes révolutions de l’Histoire ont vu le jour face à la barbarie de la guerre et aux souffrances qu’elle impose. C’est le cas de la Commune de Paris avec la guerre franco-prussienne, de la révolution russe de 1905 avec la guerre russo-japonaise, de la révolution russe de 1917 et de la révolution allemande de 1918-19 avec la Première Guerre mondiale. La Seconde Guerre mondiale a été suivie par la révolution chinoise de 1949, entre autres, tandis que pour prévenir les soulèvements révolutionnaires en Allemagne, l’impérialisme américain a largué des tonnes de bombes explosives et incendiaires sur la population civile de Dresde. C’est pourquoi la réflexion sur la guerre fait partie de la réflexion sur la perspective révolutionnaire et restera décisive jusqu’à ce que la révolution socialiste mette fin à la barbarie capitaliste. Jusqu’à ce que, comme le disait Engels : « La société, réorganisant la production d’une manière nouvelle sur la base d’une libre association de producteurs égaux, [renvoie] toute la machine d’État à la place qui lui revient : au musée des antiquités, à côté du rouet et de la hache de bronze » [11].
Traduit de l’espagnol par Kenza Adel
[1] Clausewitz, Carl von, De la guerre, Tome I, Buenos Aires, Círculo Militar, 1968, p. 85.
[2] Frías Sánchez, Carlos Javier, Ucrania y el ejército ruso : primeras impresiones”, avril 2022, p. 2.
[3À titre préventif, face à l’approche de la guerre et afin de préserver son pouvoir, Staline met en oeuvre ce qui est connu sous le nom de « procès de Moscou », au cours desquels la grande majorité des dirigeants bolcheviques encore en vie sont exécutés. Les « procès » se sont déroulés en plusieurs vagues ; ceux qui ont eu lieu entre mai et juin 1937 concernaient plus spécialement le domaine militaire, et parmi les exécutés figurait Mikhaïl Toukhachevsky.
[4] Cité dans Campos Robles, Miguel, “El Arte Operacional Ruso : de Tukhachevsky a la actual ‘Doctrina Gerasimo’”, document de l’Institut Espagnol des Etudes Stratégiques, 29 mars 2018.
[5 Voir par exemple : Jensen, Benjamin, “How to Win the Battle in Eastern Ukraine”, Center for Strategic & International Studies, avril 2022.
[6] Grant, Glen,” , “Seven Years of Deadlock : Why Ukraine’s Military Reforms Have Gone Nowhere, and How the US Should Respond”, The Jamestown Foundation, juillet 2021.
[7] Zagorodnyuk, Andriy ; Frolova, Alina ; Petter Midtunn, Hans ; Pavliuchyk, Oleksii,“Is Ukraine’s reformed military ready to repel a new Russian invasion ?”, Atlantic Council, décembre 2021.
[8] Clausewitz, Carl von, De la guerre, Tome I, ob. cit., p. 272.
[9] Clausewitz, Carl von, De la guerre, Tome I, ob. cit., p. 145.
[10] Jensen, Benjamin, ob. cit.
[11] Engels, Friedrich, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat, Madrid, Editorial Albor, 1998, p. 296.
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