Mark MacGann: « J’étais celui qui parlait aux gouvernements »

« J’étais celui qui parlait aux gouvernements » : le lanceur d’alerte des Uber Files décrit des années d’un lobbying « affreux, injuste et mensonger »

Mark MacGann, lobbyiste pour le compte d’Uber entre 2014 et 2016, est la source qui a transmis au « Guardian » les documents qui ont donné lieu à l’enquête de l’ICIJ conduite avec la cellule investigation de Radio France, baptisée les Uber Files.

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Mark MacGann est la source qui a transmis au Guardian les 124 000 documents qui ont donné lieu à l’enquête de l’ICIJ conduite avec la cellule investigation de Radio France, baptisée les Uber Files. Chef lobbyiste pour le compte d’Uber entre 2014 et 2016, il était en charge de L’Europe, l’Afrique et du Moyen Orient. À ce titre il a pris part aux dérives décrites à travers les Uber Files.

>> Uber files : regardez l’enquête montrant comment Emmanuel Macron a facilité l’installation du géant des VTC en France lorsqu’il était ministre de l’Economie 

Mark MacGann a ensuite été en conflit avec son ex-société à qui il reprochait de ne pas avoir assez pris en compte les pressions qu’il subissait de la part des chauffeurs de taxi. Il s’explique dans un entretien exclusif que The Guardian a partagé avec ses confrères de l’ICIJ.

Paul Lewis (The Guardian) : Pourquoi avez-vous été engagé chez Uber précisément ?
Mark MacGann : J’ai été embauché par Uber pour diriger une équipe chargée d’élaborer et de mettre en œuvre notre stratégie de lobbying auprès des gouvernements d’Europe, d’Afrique et du Moyen-Orient, afin que nous puissions entrer sur le marché et nous développer, malgré des règlementations qui, dans la plupart des cas, empêchaient la mise en place d’Uber.
Vous et d’autres cadres supérieurs d’Uber étiez-vous conscients à l’époque que la société bafouait la loi dans des villes et des pays où il existait une réglementation sur les taxis ?
Dans la plupart des pays sous ma juridiction, Uber n’était pas autorisé, n’était pas agréé, n’était pas légal.
Alors est-il juste de dire, en termes simples, que la stratégie était d’enfreindre sciemment la loi et de la changer ensuite ?
Le mantra que les gens répétaient d’un bureau à l’autre était celui de la direction : ne demandez pas de permission, lancez-vous, bousculez, recrutez des chauffeurs, allez sur le terrain, faites du marketing et rapidement les gens se réveilleront et verront à quel point Uber est une chose géniale.
Vous avez rencontré des présidents, des premiers ministres, des chanceliers, des maires. À quel point était-ce difficile d’obtenir ces rendez-vous pour Uber ?
Je pense que je n’ai jamais eu, au cours de ma carrière, aussi facilement accès à des hauts fonctionnaires du gouvernement, à des chefs de gouvernement, à des chefs d’État. C’était enivrant. Je pense qu’Uber était à l’époque, dans le monde de la tech, et peut-être dans le monde des affaires en général, l’acteur le plus convoité.

« Dans une certaine mesure, tant du côté des investisseurs que des politiques, tout le monde se bousculait pour décrocher un rendez-vous avec Uber et entendre ce que l’on avait à leur proposer. »

Mark MacGann

au Guardian

En passant vos documents au peigne fin, nous avons remarqué de nombreuses rencontres entre vous, ainsi que d’autres dirigeants d’Uber, et des ministres britanniques. Mais ces rendez-vous n’étaient jamais déclarés. Le public ne devait pas savoir qu’ils avaient lieu. Comment expliquez-vous cela ?
Peut-être s’agissait-il simplement d’une série d’oublis administratifs ou peut-être était-il préférable de ne rien dire. Je ne sais pas, il faudrait demander aux politiciens.
Quelle serait votre réponse ?
Tout le monde a des amis, et les gens acceptaient les demandes de leurs amis. Ils leur rendaient la pareille, et il n’était dans l’intérêt de personne que cela soit mis en évidence. Que cela soit rendu public.
Donc en clair, il s’agissait de rendez-vous secrets ?
Il s’agit de réseaux feutrés, qui existent depuis très longtemps, mais qui parviennent à changer de forme et à continuer d’exister. L’accès au pouvoir n’est pas quelque chose qui se démocratise.
Travis Kalanick (l’ancien patron d’Uber) a dit “La violence garantit le succès”. Que pensez-vous qu’il voulait dire par là ?
Je pense qu’il voulait dire que le seul moyen d’amener les gouvernements à changer les règles, à légaliser Uber et à permettre à Uber de se développer, comme Uber le souhaitait, c’était de continuer le combat, de maintenir la controverse. Et si cela revenait à ce que les chauffeurs Uber se mettent en grève, qu’ils manifestent dans les rues, qu’ils bloquent Barcelone, Berlin ou Paris, alors c’était la voie à suivre.
Ne pensez-vous pas que c’est dangereux ?
Bien-sûr que c’est dangereux. C’est aussi très égoïste, d’une certaine manière. Parce que lui, il n’était pas la personne qui se trouve dans la rue, qui se faisait menacer, attaquer, frapper et dans certains cas tuer… Pour moi, cela a commencé par des insultes sur Twitter. Et puis j’ai commencé à me faire hurler dessus dans des aéroports, les gares, à tel point que des chauffeurs de taxi me suivaient partout où j’allais. Ils avaient repéré l’endroit où je vivais, ils venaient frapper à ma porte, ils publiaient des photos de moi avec des amis, avec les enfants de mes amis.

« J’ai commencé à recevoir des menaces de mort sur Twitter. Alors Uber a dit : “OK, on doit te protéger.” Ils m’ont donc obligé à avoir des gardes du corps à chaque fois que je quittais mon domicile, ce qui était tout le temps puisque je voyageais en permanence… »

Mark MacGann

au Guardian

À Rome, nous sommes montés dans une voiture et une foule de chauffeurs de taxis en colère nous a bloqué la route, ils nous traitaient comme si nous étions l’ennemi. C’est quelque chose que je n’avais jamais vécu. Et je n’en veux pas aux personnes qui m’ont directement témoigné cette colère et cette haine. Voilà une entreprise qui était prête à enfreindre toutes les règles, et à utiliser son argent et son pouvoir pour détruire… pour ruiner leurs moyens de subsistance. Alors ils avaient besoin de quelqu’un contre qui être en colère. Ils avaient besoin de quelqu’un sur qui crier. Ils avaient besoin de quelqu’un à intimider, quelqu’un à menacer. Je suis devenu cette personne.
Tenez-vous Uber pour responsable des menaces et de l’environnement hostile auxquels vous avez fait face dans l’exercice de votre métier ?
Je tiens Uber pour responsable du fait que l’entreprise n’a pas changé sa façon de se comporter. Sa réponse à la violence contre l’un de ses cadres supérieurs a été de lui fournir des gardes du corps. Il n’y a pas eu de changement de comportement. Aucun changement de tactique. Aucun changement de ton. C’était : continuez le combat, continuez à entretenir le feu.
N’auriez-vous pas pu faire quelque chose de plus, pendant que vous travailliez encore chez Uber, pour vous plaindre de ces pratiques en interne ?
La culture d’entreprise ne permettait pas réellement de résister, de remettre en question les décisions de l’entreprise, sa stratégie ou ses pratiques. J’ai fini par me rendre compte que je n’avais aucune influence, que je perdais mon temps dans cette entreprise. Et ce sentiment, à ce stade de ma carrière, combiné au fait que je m’inquiétais non seulement pour ma propre sécurité, mais aussi pour celle de ma famille et de mes amis… m’ont poussé à démissionner.
Qu’est-ce que vous diriez à ceux qui vous reprocheraient d’avoir fait fuiter ces documents pour vous venger d’Uber ?
Je pense que les gens doivent regarder les faits que j’aide à mettre au jour. J’ai indéniablement eu des griefs contre Uber dans le passé. Ce n’est pas facile, mais je crois que c’est la bonne chose à faire.
Vous sentez-vous en partie responsable ou coupable des conditions de vie actuelles des chauffeurs ?
Oui, effectivement. Je suis en partie responsable, et c’est ce qui me motive à faire ce que je fais en tant que lanceur d’alerte. Ce n’est évidemment pas une chose facile, mais parce que j’étais là, à l’époque, j’étais celui qui parlait aux gouvernements, qui insistait auprès des médias, j’étais celui qui disait qu’il fallait changer les règlementations et que ça allait avantager les chauffeurs, que ça allait créer tellement d’opportunités économiques. Il s’est avéré que ce n’était pas le cas. Nous avons vendu un mensonge aux gens. Comment peut-on avoir la conscience tranquille si on n’assume pas sa propre responsabilité dans la manière dont les gens sont traités aujourd’hui ?
Est-ce que c’est un moyen pour vous de faire amende honorable ?
Il s’agit de faire amende honorable. Il s’agit de faire ce qui est juste. Je suis responsable de ce que j’ai fait. Ce dont j’essayais de convaincre les gouvernements, les ministres, les présidents et les chauffeurs se trouve être vraiment affreux, injuste et mensonger. Alors il m’incombe de revenir en arrière et de dire : je pense que nous avons fait une erreur. Et je pense que, dans la mesure où les gens veulent bien que je les aide, je ferai ma part en essayant de corriger cette erreur.

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