« On a souvent le sentiment de lutter contre un bulldozer, mais on ne gagne pas si on ne lutte pas et c’est d’autant plus important de le faire dès le début. »
Loin des clichés habituellement brandis pour désigner les « ayatollahs, khmers verts » et autres empêcheurs de tourner en rond, une étude menée par le sociologue Kévin Vacher vient tordre le cou aux idées reçues sur ces citoyens et citoyennes qui décident de s’engager pour sauver leur territoire. Leur motivation commune initiale : une profonde colère face à un déni de démocratie grave pour imposer des projets démesurés. Aujourd’hui, c’est un véritable mouvement social fait d’entraide et d’échanges qui se construit en France. Tour d’horizon de ces « David contre Goliath » qui remportent parfois de belles victoires.
De citoyens lambda à des collectifs en lutte
Pour réaliser cette étude, le sociologue Kévin Vacher du Groupe de Diffusion, de Recherche et de Veille citoyenne (GDRV) s’est appuyé sur la carte des luttes locales, alimentée par la journaliste Laury-Anne Cholez de Reporterre, et le travail des associations Terres de Luttes, Notre Affaire à Tous et ZEA.
« Notre objectif était simple : mieux comprendre la nébuleuse que constituent ces centaines de luttes locales contre les projets polluants (aussi appelés Grands Projets Inutiles et Imposés, GPII) à travers la France. »
La carte des luttes locales recense pour l’instant 370 combats, « mais on estime à plus de 10 000 les conflits d’aménagements sur le territoire français » précise le sociologue. Parmi ces 370 luttes, le chercheur a sélectionné 68 collectifs et mené 40 entretiens « en veillant à une pluralité de combats, tant par leur situation géographique, leur statut actuel (défaite, victoire, en cours de mobilisation) ou le type de projet contesté. »
Fait notable, les citoyens et citoyennes qui s’engagent dans des luttes locales ne sont pas à l’origine des « anarchistes énervés » ou des « écolo bobo donneurs de leçons ». Principalement, il s’agit de gens sans précédente expérience militante, issus de la classe moyenne et des classes populaires, souvent les premières à subir les effets destructeurs et toxiques d’un aménagement du territoire « autoritaire et démesuré ».
« Ces acteurs incarnent une écologie sociale de proximité, pas forcément politisée de base, qui veut s’impliquer sur la préservation de leur patrimoine paysager, économique et social. Mais aussi sur la protection de leur santé, souvent un enjeu très important. » explique Kévin Vacher
Toutes les régions françaises, y compris les DOM-TOM, sont concernées par des conflits d’aménagement. Ces projets sont classés sur la carte dans différents secteurs : artificialisation des sols, transport, énergie, industrie, agriculture, déchets, commerce.
Le déni de démocratie
Dans la plupart des cas, c’est un choc qui pousse les locaux à l’action, car il les rend en colère : le choc lié au déni de démocratie quand les citoyens découvrent le gigantisme des projets imposés.
« Le choc provient notamment du contraste entre des projets démesurés et les mensonges de l’Etat ou de ses représentants pour les imposer, parfois en catimini, sur leur territoire. Et ce n’est pas parce que les citoyens qui s’engagent ne sont pas forcément politisés de base qu’ils n’ont pas des demandes fortes pour protéger leur territoire : dans 79% des cas, ils exigent l’abandon total du projet. » explique le sociologue Kévin Vacher
Face à la mauvaise foi et à la manifestation flagrante d’une crise démocratique profonde, les citoyens redoublent d’efforts pour faire entendre leurs voix et ne sont pas découragés par l’opacité et la montagne de paperasse.
En épluchant des pages et des pages de dossiers, ils trouvent la faille qui peut faire pencher la balance en leur faveur, comme l’ont fait les jardiniers d’Aubervilliers en lutte pour sauver leurs potagers de l’artificialisation induite par la construction d’une piscine et d’un solarium pour les JO 2024.
Suite à une première expulsion, les jardiniers ont obtenu la suspension des travaux en référé grâce à un vice sur le permis de construire. De jardiniers, ils sont devenus experts juridiques pour lutter contre le changement imposé du PLUi.
« On attend encore les résultats du jugement sur le fond, car on a contesté le changement du PLUI qui a classé ces jardins en zone constructible sans consulter la population alors qu’il s’agit d’un des derniers poumons verts de la ville et qu’ils ont une fonction nourricière indispensable pour la population précaire qui y vit. Pire, les élus nous ont menti en nous promettant qu’aucun jardin ne serait détruit, alors qu’ils savaient très bien que cela serait le cas. La suspension des travaux a été obtenue grâce au fait qu’ils allaient faire un restaurant, pas compatible avec un projet aquatique selon notre PLUI : ils se battent sur des détails, hé bien nous aussi ! » explique Dolores Mitajovic, membre des Jardins Ouvriers d’Aubervilliers
Même constat pour Audrey Boehly du collectif Non au Terminal 4. Cette citoyenne n’avait pas d’engagement politique ou militant jusqu’à ce qu’un énième projet imposé la fasse sortir de ses gonds : l’agrandissement de l’aéroport de Roissy avec le terminal T4. Un combat qui l’a mené à conduire une action de désobéissance civile sur le tarmac même de l’aéroport.
« Construire un rapport de force a été indispensable pour se faire entendre, puisque notre parole a été totalement ignorée lors des enquêtes et consultations publiques qui ne permettent de changer qu’à la marge des projets déjà ficelés, et encore. On n’a même pas obtenu un simple dialogue quand on l’a demandé normalement ! C’est pour ça qu’il a fallu aller sur le tarmac : pour se faire entendre. » raconte Audrey Boehly du collectif Non au Terminal 4.
Formé en début 2019, le collectif collectif Non au Terminal 4 a obtenu deux victoires avec l’abandon du projet en février 2019, pour des raisons environnementales, et la relaxe des 7 militants qui s’étaient introduits sur le tarmac pour dénoncer l’incohérence du gouvernement français au regard des objectifs de l’Accord de Paris.
Pour ce collectif, la lutte n’est pas définitivement gagnée pour autant : si la ministre de la Transition écologique, Barbara Pompili a bien mis un arrêt au projet gigantesque initial, Aéroports de Paris doit désormais lui présenter un « nouveau projet plus respectueux de l’environnement ».
Dans l’Aude, c’est l’inaction politique du gouvernement face à une pollution aux métaux lourds qui a poussé les citoyens et citoyennes à prendre les devants. En France, la Vallée de l’Orbiel est contaminée depuis des années par les déchets de l’ancienne Mine d’Or de Salsigne.
Face à la présence de plusieurs métaux lourds, on parle de polyexposition : le fameux effet cocktail des pesticides s’applique aussi à la pollution. Pourtant, les pouvoirs publics ne font rien pour améliorer la situation, et minimisent même l’étendue des dégâts. Une attitude politique récurrente face à la pollution des sols en France, héritage tragique de notre passé industriel.
« A ses débuts, Salsigne était la 1ère mine d’or en Europe et la 1ère mine d’arsenic au monde. Car quand on cherche de l’or, on trouve aussi de l’arsenic. Soit on choisit de valoriser et vendre ce dernier, soit il devient un déchet. La conjonction entre un changement climatique méditerranéen, donc intense, et les dépôts de déchets à l’arsenic qui fuient depuis 2004 a entraîné une véritable catastrophe sanitaire et environnementale dès les premières inondations qui ont suivi : tous les terrains touchés ont été pollués. L’Etat n’a rien fait en prétextant qu’il n’y avait pas de « surpollution », un comble, alors quelqu’un a eu l’idée de relever les taux dans les cours d’écoles inondées, et là ça a fait le buzz comme à chaque fois que des enfants sont en danger. Nous avons retrouvé des taux d’arsenic plusieurs centaines de fois supérieurs au taux normalement accepté. On a mené des études physiologiques et découvert plusieurs métaux toxiques dans le corps des sondés, le plus petit intoxiqué a 3 ans et le plus vieux 91 ans, tout le monde est touché dans la Vallée. » raconte Gérard Balbastre, membre du collectif Terre d’Orbiel
A l’inverse du collectif de Salsigne, l’Etat n’est pas souvent le premier adversaire désigné par les collectifs citoyens engagés dans des luttes. La plupart d’entre eux préfèrent se concentrer sur la multinationale à laquelle ils s’opposent, ou aux élus locaux soutenant le projet, plutôt que de remettre en question le rôle de planificateur et d’aménageur de l’Etat.
Solidarité et réseau national
En France, la concurrence entre les territoires aggrave l’artificialisation des sols. C’est pourquoi les luttes locales ont pour principaux adversaires les collectivités territoriales, en tant qu’aménageurs directs, meneurs d’enquêtes publique et référents locaux du pouvoir politique, mais aussi les promoteurs privés.
« Les multinationales sont particulièrement honnies par la population dans le sens où il s’agit d’acteurs étrangers qui viennent défigurer et ponctionner les richesses et atouts d’un territoire. Il s’agit de déconstruire le discours selon lequel ces multinationales apporteraient de l’emploi, car c’est précisément l’inverse dont il s’agit quand on voit la destruction des petits commerçants et emplois locaux que cela implique. » analyse le sociologue Kévin Vacher
Lire aussi : Les géants du e-commerce ont détruit 81 000 emplois en France entre 2007 et 2018
Ainsi, si le fameux acronyme « NIMBY » (Not In My Backyard) est souvent le point de départ qui pousse les citoyen.ne.s à agir, il n’en est pas la continuité. Celles et ceux qui s’engagent dans une lutte finissent par développer une critique politique bien plus large, commune d’un bout à l’autre du territoire, comme ce fut rapidement le cas pour les Gilets Jaunes.
« Il y avait un grand débat il y a quelques années pour s’avoir si les collectifs en lutte représentent un mouvement social décentralisé qui s’ignore. Notre conclusion, c’est qu’il s’agit au final d’une nébuleuse de gens avec une vision commune qui ne se considère pas intrinsèquement comme un mouvement social. Il y a tout de même eu un sursaut des consciences depuis quelques années. La ZAD de Notre-Dame-des-Landes a eu l’effet d’un événement majeur qui est devenu partie intégrante de l’imaginaire commun et le mouvement des marches pour le climat a aussi accéléré la prise de position pendant deux ans. Surtout, les collectifs sont de plus en plus soudés et solidaires entre eux. Les enjeux sont récurrents et similaires bien que Goliath prenne des visages différents. » témoigne le sociologue Kévin Vacher
Et cette union est primordiale, ainsi que l’explique le sociologue Kévin Vacher. Les simples citoyens font face à un rouleau compresseur bien rôdé avec des formes de répression très importantes.
D’abord, une répression de basse intensité avec le dénigrement de l’opinion des habitants locaux, des opérations clientélistes des élus qui essaient de récupérer des opposants, ou l’organisation de contre-manifestations comme la FNSEA l’a récemment fait face à l’action des anti-bassines dans les Deux-Sèvres.
Les locaux qui s’engagent doivent aussi affronter une répression directe, minoritaire mais significative : comme lorsqu’un élu fâché retire le permis de construire d’une maison privée, évacue une ZAD, ou lance des poursuites en justice.
Enfin, la montée du vigilantisme en France peut parfois s’observer, avec la création de « milices privées », souvent des agro-industriels en colère par le mouvement citoyen, tolérées par les forces de l’ordre qui les laisse faire leur loi dans une certaine mesure, comme certains opposants au surfpark de Saint-Père-en-Retz, une lutte victorieuse, ont dû l’affronter.
Face à cette répression, les citoyens ne se laissent pas abattre pour autant, et sont d’autant plus convaincus du bienfondé de leur démarche. La lutte contre les surfparks est emblématique de la construction de réseaux citoyens en France, ainsi que vous le présente François Verdet dans notre guide. De nombreuses initiatives essaiment pour aider les autres collectifs à se rallier et s’organiser, tel que le site luttes-locales.fr veut le mettre en œuvre.
« Nous avons formé des alliances avec d’autres collectifs et associations qui nous ont apporté leur aide et leur retour d’expérience. Il y a maintenant un véritable réseau des luttes contre l’expansion des aéroports et du trafic aérien. En octobre, cette journée d’action sur le tarmac en était une belle représentation puisqu’il y avait 18 actions menées simultanément sur 18 aéroports différents avec plus de 2000 personnes impliquées dans toute la France. Aujourd’hui, il y a encore une dizaine de projets d’extension d’aéroports en cours : la lutte ne finit jamais. » témoigne Audrey Boehly du collectif Non au Terminal 4.
Un constat partagé par Brigitte Gothière, co-fondatrice de L214. Malgré la création de la cellule Démeter, qui criminaliste les lanceurs d’alerte s’introduisant dans les élevages, la lutte est de plus en plus forte et nombreux sont les citoyens qui souhaitent en finir avec un modèle d’élevage intensif incompatible avec le bien-être animal.
« L’article de loi dont on tire notre nom veut pointer l’incohérence au regard de la loi qui dit que les animaux doivent être élevés dans le respect de leurs impératifs biologiques. Quand on voit les images sordides que nous révèlons toujours, on est loin, très loin du compte ! En 2 ans et demi, on a accompagné une cinquantaine de collectifs. Notre première expérience a été avec l’association Novissen dans le Nord de la France qui a su rassembler de nombreux collectifs, asso et syndicats agricoles et avec qui on a remporté le combat contre l’usine des 1000 vaches. Il aura fallu 10 ans, de 2011 à 2021, pour réussir à faire fermer l’élevage ! La victoire a finalement été acquise sur le permis d’exploiter qui demandait des clauses spécifiques. »
Les victoires sont possibles et sont de plus en plus fréquentes. » conclut-elle
Même coordination des luttes dans les combats contre l’implantation à marche forcée d’Amazon : un travail de longue haleine récompensé récemment par trois victoires dont l’abandon du gigantesque entrepôt de 185 000m2 à Montbert près de Nantes, et celui du polémique projet du Pont du Gard, sauvé in extremis par une pie protégée.
« On a souvent le sentiment de lutter contre un bulldozer, mais on ne gagne pas si on ne lutte pas et c’est d’autant plus important de le faire dès le début. Il est possible de massifier le mouvement comme on l’a montré lors que 3000 personnes se sont rassemblées au milieu de nulle part pour protester contre l’entrepôt hors-norme. Toutes les luttes des projets contre lesquels on a déposé des recours sont plus efficaces car cela nous permet de gagner du temps, de sensibiliser et de mobiliser. Résultat : on fait tellement chier Amazon qu’il se plaint de nous au gouvernement et lui demande de changer le droit français pour passer en force. » explique Alma Dufour, chargée de campagne pour l’association des Amis de la Terre
Heureusement, certains élus locaux gardent en tête leur rôle au service de l’intérêt général, et finissent par soutenir et se rallier à la cause de leurs administrés lorsqu’ils sont convaincus par leurs arguments.
Dans l’Aude, la Sénatrice Gisèle Jourda a ainsi lancé une commission d’enquête parlementaire pour un état des lieux sur la pollution des sols en France, et cherche maintenant à inscrire la protection des sols dans la loi, au même titre que l’eau et que l’air.
Dans les Landes, les élus ont fait volte-face sur l’enfouissement d’une ligne électrique de 400 000 volts, juste à côté des écoles et des habitations, face à la fronde de citoyens et d’experts qui se sont mobilisés pour exiger le respect du principe de précaution afin de limiter les risques sanitaires et environnementaux.
Au final, l’engagement dans la lutte est le symbole d’une reprise de pouvoir citoyenne sur leur territoire. Les conflits locaux sont marqués par la notion d’expertise : les locaux sont en effet les mieux placés pour savoir ce qui est le mieux pour eux, et pour leur territoire.
Crédit photo couv : Manifestation contre les méga-bassines – XAVIER LEOTY / AFP
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