Le large rejet ce 4 septembre 2022 de la nouvelle Constitution rédigée depuis un an par la Convention constitutionnelle, instance élue au suffrage universel en mai 2021, n’a pas été un simple rejet mais a été vécu comme une déroute totale, qui plus est, incompréhensible par de nombreux militants de gauche et d’extrême gauche qui s’étaient mobilisés pendant des mois et des mois pour cette Constitution, voyant à travers elle, la mise à mort de la Constitution de Pinochet, un espoir pour le Chili et au-delà.
Il est important de comprendre tout à la fois ce rejet électoral et en même temps ce sentiment de déroute par bien des militants, car tous les deux sont significatifs de la période que nous vivons et de ce qu’on peut y faire ou pas.
Le résultat a été écrasant : 61,88% pour le Rejet de la nouvelle Constitution et 38,12% pour l’Approbation, avec une participation à 85,81%, le vote étant obligatoire.
Même dans les zones urbaines les plus à gauche, même dans les zones Mapuche pour qui la nouvelle Constitution ouvrait de nouveaux droits, le rejet a été majoritaire. Globalement, l’approbation n’a atteint la majorité que dans 8 des les 346 communes du pays.
L’extrême droite, et les parties de la droite et du centre, opposés au texte, ont immédiatement fêté ce qu’ils présentent comme leur victoire. Des affrontements ont également eu lieu à l’annonce des résultats à Santiago, impliquant des milliers de jeunes – en grande partie critiquant sur la gauche le processus constituant – et la police du gouvernement de gauche nouvellement élu.
Toute la signification du vote se trouve là.
Tout d’abord, il ne faut pas croire que la mouvement constituant qui a abouti à cet échec, bien qu’il soit sorti du soulèvement populaire d’octobre 2019, n’ait été constitué que de représentants de ce soulèvement populaire, l’ai même représenté. Bien des secteurs de la bourgeoise chilienne y compris au centre et à droite ont soutenu ce processus constituant et y ont participé. Tout simplement, parce qu’à travers lui, ils espéraient canaliser le soulèvement prolétarien de 2019 dont ils ont eu très peur et au final, l’éteindre. Ce qui s’est passé.
Le soulèvement prolétarien d’octobre 2019 ne centrait pas son combat sur un vote pour une nouvelle Constitution. Il ne voulait pas un changement par les urnes mais renverser le gouvernement Pinera, renverser l’ordre social tout entier qui le réduisait à la misère, à l’exploitation et toutes les oppressions et il cherchait à le faire par le moyen des grèves et des mobilisations de rue, les affrontements avec la police, bref à terme, la révolution. Bien sûr, il ne le disait pas ainsi. Mais le prolétariat avait compris que dans la situation générale du moment, qu’entre l’ordre capitaliste, son armée, sa police et les classes populaires, c’était un combat à la vie, à la mort et qu’il n’y avait pas de moyens termes.
Et pour ça, les classes populaires avaient commencé à s’auto-organiser, c’est-à-dire à construire les bases de leur propre pouvoir, qui auraient été les bases de leur Constitution à venir, avec à partir d’octobre 2019 des assemblées multiples, des réunions territoriales, des réunions de la jeunesse, des réunions de quartiers populaires avec des tentatives de coordinations des uns et des autres.
Là se situait l’expression de la volonté populaire et la possibilité d’un pouvoir populaire, d’une véritable constitution populaire.
Or, 15 novembre 2019, la quasi-totalité des partis au parlement ont signé « l’Accord pour la paix sociale et une nouvelle constitution » – soulignons, un accord qui lie la nouvelle constitution à la paix sociale entre classes – qui a détourné ce mouvement d’auto-organisation vers des solutions institutionnelles en même temps que le mouvement de rue, et ses organisations, étaient pour leur part violemment réprimées par l’Etat. Les embryons d’auto-organisation populaires et ouvrières et leur démocratie directe ont été ainsi effacées progressivement au profit du processus constituant, du système de votre dit représentatif, où les prolétaires sont atomisés face à la puissance de propagandes des médias bourgeois. La paix sociale de la nouvelle constitution ne marchait que dans un sens, le respect de la propriété bourgeoise, son armée et sa police et la répression violente contre la mobilisation populaire, contre la révolution et ses embryons d’auto-organisation parmi les plus combatives. Le mouvement populaire pouvait avoir à juste titre le sentiment que le processus constituant par en dessus n’était pas le sien.
Bien sûr, il y a eu un vote où le peuple chilien s’est exprimé en faveur d’une nouvelle constitution. Les partisans du processus constituant y ont vu un soutien au projet de nouvelle constitution. Mais avec presque la moitié d’abstention, c’était plutôt une manière de dire que si les classes populaires n’étaient pas contre cette nouvelle constitution, ce n’était pas pour autant leur combat principal.
Et le 19 décembre 2021, l’un des principaux promoteurs de cet « Accord, pour la paix sociale et une nouvelle constitution », Gabriel Boric, a été élu président du Chili. A nouveau, les acteurs du processus constituant y ont vu un soutien à leur projet. C’était l’inverse et une seconde fois l’illustration du divorce entre les aspirations populaires et les acteurs du processus constituant. En effet, au premier tour, les classes populaires se sont abstenues en nombre, montrant par là que Boric n’était pas leur candidat et que sa « constitution de paix sociale » n’était pas leur projet. Ce n’est qu’au second tour, parce que les classes populaires n’ont pas voulu le succès du candidat d’extrême droite qui lui était opposé, qu’ils ont fini par voter non pas pour lui, Boric et sa constitution, mais contre le candidat d’extrême droite. C’était extrêmement clair, tous les reportages dans les milieux populaires à l’époque, le montraient.
Et puis, pour confirmer la méfiance des classes populaires contre Boric et son processus constituant, dés le début, le gouvernement de Gabriel Boric, malgré ses promesses, s’est mis à gouverner contre la population avec une politique d’austérité, passant des alliances avec certains de ses anciens adversaires, militarisant la région de la communauté Mapuche, faisant emprisonner un de ses dirigeants, refusant de libérer les prisonniers du soulèvement d’octobre, et refusant de mobiliser son camp social contre les blocages économiques des forces bourgeoises.
De quoi démobiliser encore un peu plus les classes populaires.
Le soir même du vote rejetant la nouvelle Constitution, ce 4 septembre 2022, Boric a indiqué qu’il allait réorganiser son gouvernement encore un peu plus vers le centre, confirmant la méfiance populaire, appelant tous les partis à « relancer le processus constituant » mais bien sûr n’a pas appelé à la mobilisation des travailleurs et des jeunes en même temps qu’il faisait réprimer les jeunes qui manifestaient dans les rues.
Bien sûr, le est une défaite pour le camp populaire. L’exultation de l’extrême droite le montre parce que ça peut porter un coup au moral des militants, parce que ça va encourager les forces d’extrême droite, parce que ça va pousser Boric à s’attaquer encore pus aux classes populaires. Mais c’est surtout une défaite des illusions de gauche et d’extrême gauche dans le processus constituant. C’est ça qui a été battu le 4 septembre et pas les classes populaires parce que, elles, n’avaient guère d’illusions dans ce processus. Les classes populaires ne seront pas battues si elles savent tirer les leçons de ce qui s’est passé.
Ce qui déçoit les militants de gauche ou d’extrême gauche, c’est que cette nouvelle Constitution aurait été la plus démocratique du Chili, octroyant plus de droits aux femmes, aux minorités et des droits sociaux plus étendus. Par contre, elle laissait en place le président de la République avec des pouvoirs étendus, ne touchait pas à l’armée, la police, la magistrature, la banque centrale, la grande propriété bourgeoise, bref l’ordre du capital. Il faut avoir beaucoup d’illusions pour croire qu’un vote puisse contraindre la bourgeoisie, son armée et sa police. Surtout au pays du coup d’Etat militaire de Pinochet. Or c’était cet ordre social bourgeois que le soulèvement populaire d’octobre 2019 voulait casser, celui de cette armée qui avait fait un coup d’Etat contre Allende, des dizaines de milliers de morts et libéralisé à mort le pays au dépens des plus pauvres.. Elles savant bien qu’on ne bat pas une dictature, une armée et une police de dictature avec un vote. Alors, contre quoi on voté les électeurs des classes populaires ? Contre l’appareil d’État inchangé de Pinochet, contres les trahisons de Boric ou contre les mesures progressistes de la nouvelle Constitution ?
Les militants de gauche et d’extrême gauche déçus disent : « oui, mais même avec ses limites, cette constitution aurait pu être un appui pour mener plus loin les combats, tous les combats ». Non, ce processus constituant a été un appui pour les forces bourgeoises moyennant quelques promesses pour casser l’embryon de révolution et d’auto-organisation populaire qui se levait en octobre en mobilisant contre elle les illusions légalistes et interclassistes des classes moyennes.
Ce n’est pas nouveau.
On sait depuis les révolutions de 1848 en France, que la bourgeoisie est incapable de réaliser son propre programme d’égalité, égalité des femmes ou des minorités. Il faut une révolution prolétarienne qui aille jusqu’au bout pour cela. Et on sait au moins depuis la révolution russe de 1917, que les Assemblées constituantes, les processus constituants, sont des pièges contre les révolutions ouvrières en réduisant la force collective des soulèvements à l’atomisation des individus dans le vote face à la puissance des médias et autres moyens de domination bourgeois. Il ne s’agit pas d’être contre les processus constituants, puisqu’il s’agit du mouvement même des classes moyennes et de leurs illusions. Il s’agit juste de ne pas mettre ce processus institutionnel au centre de son combat, mais mettre d’abord et avant tout, hors du système, celui de l’auto-organisation des travailleurs, et chercher l’alliance avec les classes moyennes opprimées à partir de cette organisation indépendante parce qu’il n’y a que le pouvoir ouvrier qui puisse réaliser le programme des égalités multiculturelles, de sexes, de minorités ou de couleurs de peau. Il n’y a pas de processus constituant par en bas, ne semons pas d’illusions, ça s’appelle une révolution ouvrière, une destruction de l’appareil d’Etat.
Voilà la leçon principale. Une leçon utile pour la période partout.
Le soulèvement populaire d’octobre 2019 au Chili est de même nature que la vague de soulèvements qui traversent le monde, du Soudan au Sri Lanka, de l’Inde à la Grande Bretagne.
C’est l’affrontement fondamental des classes qui est l’enjeu de toutes les luttes actuelles dans cette situation de crise mondiale, économique et climatique. Bien sûr, la situation est plus ou moins avancée suivant les pays, mais partout, c’est la même trajectoire : socialisme ou barbarie. Et c’est sur la base de cette trajectoire qu’il faut se battre partout.
Les générations qui se lèvent dans les combats au Chili, au Sri Lanka, en Inde, au Soudan ou en Ukraine, le sentent, le touchent du doigt dans chacun de leurs combats. Il ne s’agit plus de combats pour mieux finir les fins de mois ou d’espérer un monde un peu moins pire, ce sont des combats pour la survie des classes populaires, la survie de l’humanité et de la planète.
Alors le vote du 4 septembre au Chili est un avertissement. Un avertissement pour tous les combats qui sont encore devant nous, même ici en France ou en Grande-Bretagne, car la vague des soulèvements ne fait que commencer. Il n’y a pas de demi mesure. Que ce soit le combat pour la grève générale ici ou pour l’insurrection populaire ailleurs, c’est le combat pour le pouvoir ouvrier par en bas qu’il faut viser, que ce soit celui dans le combat lui-même par son auto-organisation jusqu’à celui du pouvoir central par sa démocratie directe, ses conseils de quartiers, ses comités de grève ou d’usines, ses assemblées locales, ses coordinations, ses organisations de femmes, de jeunes, de pauvres, de minorités. Par ce pouvoir, il faut retirer à la bourgeoisie son pouvoir de nuire en détruisant ainsi la force de son appareil d’Etat et ne surtout pas croire que ce même appareil d’Etat et toutes les forces institutionnelles qui l’accompagnent, puissent être les acteurs de quelconques transformations, constituantes ou autres.
Jacques Chastaing le 8 septembre 2022
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