INTERVIEW « 20 Minutes » a interrogé la sociologue Alizée Delpierre, autrice du livre « Servir les riches », sur l’emploi de domestique en France
- Au XXIe siècle, il existe encore des domestiques en France, à la solde d’ultra-riches qui les font travailler en quasi-continu.
- La sociologue Alizée Delpierre a travaillé des années sur cette profession très atypique, et en a sorti le livre Servir les riches.
- Pour 20 Minutes, l’experte revient sur cette relation professionnelle, intime et affective entre deux mondes que tout est censé opposé, les ultra-riches et les domestiques.
C’est un terme que l’on pensait reléguer aux livres d’histoires et aux siècles passés. Pourtant, la France compte encore des domestiques, au service à temps plein de quelques ultra-riches. Une cohabitation entre classes sociales diamétralement opposées avec une relation professionnelle et intime très particulière qu’a étudiée la sociologue Alizée Delpierre. Pendant des années, elle a côtoyé ce milieu et réalisé des centaines d’entretiens avec les personnes concernées. Un travail qui a donné son premier livre, Servir les riches (Edition La Decouverte, 2022), publié en septembre.
Pour 20 Minutes, la sociologue revient sur ce métier vraiment pas comme les autres.
Quelle serait votre définition d’un domestique ?
Domestique couvre un grand nombre de tâches et de métiers – cuisinier, majordome, femme de chambre, chauffeur, nanny, lingère, etc. Si la majorité des domestiques sont des femmes issues de l’immigration, des classes populaires et peu diplômées, ce large panel de métiers implique aussi d’autres profils -des hommes, des personnes blanches issues des classes moyennes et plus diplômées.
Ce qui fait la singularité des domestiques qui travaillent chez les grandes fortunes, ce sont à la fois la grande diversité des tâches qu’elles prennent en charge, et leur lieu de travail : le domicile des employeurs, privé et intime qui, a priori, n’a rien d’un espace de travail comme les autres. Les domestiques y résident à temps plein, la plupart dorment et vivent dans la maison de leur employeur ou tout près. Cette situation de travail les distingue des aides à domicile, gardes d’enfants et femmes de ménage que l’on voit plus communément dans nos sociétés.
Il est tout à fait légal et encadré d’employer quelqu’un à son service en France. Il est possible de déclarer la domesticité, de faire des contrats de travail, et il existe des conventions collectives spécifiques. Cela n’empêche pas qu’un grand nombre d’heures supplémentaires ou de tâches sont effectuées au noir. Ce n’est d’ailleurs pas seulement la volonté des ultra-riches ; les domestiques aussi trouvent de l’intérêt dans ce travail non déclaré. Les deux parties jouent avec le droit.
Il y a parfois des situations totalement illégales, des cas de violences, d’agression physique, morale ou sexuelle, mais ce n’est pas représentatif de la majorité des cas. Néanmoins, ces situations ne sont pas anodines : elles révèlent que le domicile comme lieu de travail est particulièrement propice aux dérapages, puisque c’est un lieu clos, bien souvent considéré comme un espace de non-droit, et dans lequel l’inspection du travail ne pénètre pas.
Les tâches supplémentaires et le travail au noir ne sont pas sans conséquences sur la santé physique et psychique des domestiques.
Quelle vision les domestiques ont-elles de leur profession ?
Les domestiques sont prises par ce que Pierre Bourdieu appelle l’illusio : ils et elles estiment que le jeu vaut le coup d’être joué car à la fin, il y a possibilité d’en tirer des bénéfices. Il y a une vraie fascination pour la richesse de leur employeur, et les domestiques sont bien conscientes des rétributions matérielles et symboliques que leur confère leur métier.
Symboliquement, elles participent activement à la réussite sociale et économique des grandes fortunes, et matériellement, les salaires des domestiques peuvent être très avantageux (2.500-3.000 euros), voire parfois considérables (8.000-10.000 euros), sans compter les nombreux cadeaux, le fait d’être nourrie, blanchie, logée dans un cadre somptueux. Elles accèdent à un niveau de vie auparavant jamais connu.
La cohabitation quasi permanente entre l’employeur et l’employée au sein du même domicile ne dérègle-t-il pas le lien au travail ?
La proximité avec l’employeur crée de vrais liens d’amitié, d’attachement voire d’amour. Beaucoup de domestiques me disaient avec fierté qu’elles faisaient partie de la famille de leurs employeurs et étaient très attachées à eux, malgré des conditions de travail parfois difficiles.
C’est une improbable cohabitation entre des classes sociales que tout oppose. Cette relation de travail ne peut pas tenir sans émotion, elle relève aussi de l’intime. Les domestiques en connaissent beaucoup sur leur employeur, elles l’ont par exemple déjà vu nu, gèrent parfois leurs papiers, ont un accès à leur intimité directe. Cela contribue à excuser certains comportements de leur employeur : « ce jour-là, il était énervé », « Il est sensible », « je le connais bien », etc.
Les riches aussi ont un rapport intime avec leurs domestiques, ils délèguent ce qu’il y a de plus précieux pour eux, notamment l’éducation de leurs enfants. La domestique est bien souvent une confidente. J’ai souvenir d’une aristocrate qui, au moment de me parler de sa nounou d’enfance, avait les larmes aux yeux et la considérait comme une réelle mère.
Tout cet intime au sein d’une relation professionnelle n’est-il pas risqué ?
Cette relation peut susciter des formes de désillusion pour les domestiques. D’autant que les ultra-riches s’arrangent souvent pour les remettre à leur place et leur rappeler que ce n’est pas parce qu’ils font partie de la même famille qu’elles appartiennent à la même classe sociale. Il y a une peur chez les riches de risquer un mélange de classe, de race, de genre, la peur d’un basculement du rapport de force. Cette crainte les pousse à mettre régulièrement et brutalement de la distance avec leurs domestiques.
J’ai l’exemple d’une employée licenciée du jour au lendemain après cinq ans de travail sans faute, pour avoir cassé un verre en cristal sans faire exprès. Une autre avait été interdite de nager dans la piscine du propriétaire après y avoir été autorisée pendant des années, sans aucune explication. Plus fréquemment, il y a le passage injustifié du tutoiement au vouvoiement, pour remettre de la distance.
On parle beaucoup de l’intime, mais ce que montre votre ouvrage, c’est aussi une dépersonnalisation de la domestique…
Il est très fréquent de voir l’employeuse appeler la domestique par un autre prénom que le sien, afin de la réduire à sa fonction et annuler son identité. Certains ultra-riches attribuent même un prénom spécifique par poste : chaque personne qui travaille sur ce poste reçoit le prénom en question.
Comment la domestique fait-elle pour s’y retrouver entre sa vie sociale et sa vie professionnelle ?
La plupart du temps, elles renoncent à leur vie sociale. La majorité des employées est très dévouée à l’employeur, la vie sociale à côté est réduite à quelques heures par semaine, voire la vie à côté n’existe pas. Le plus souvent, le travail des domestiques prend le pas sur le reste.
Qu’est-ce qu’apportent les domestiques aux ultra-riches ?
Les domestiques couvrent deux besoins. Le premier est un besoin symbolique, celui de montrer, en ayant des domestiques, qu’on a du capital économique et du pouvoir. Comme on exposerait sa Ferrari, on montre ostensiblement ses domestiques.
Mais le domestique a une réelle utilité : celle de se délester de toutes les tâches contraignantes. Le domestique permet en cela la reproduction des élites. Aucun ultra-riche ne pourrait faire fructifier sa fortune en restant PDG de son entreprise tout en élevant ses enfants, nettoyant sa maison et faisant sa cuisine. Ce que la domestique offre par ses services, c’est du temps, que les riches peuvent consacrer à ce qu’ils veulent, notamment à leur travail. Le mode de vie des ultra-riches n’est pas tenable sans les domestiques.
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