Malgré l’accord trouvé vendredi entre l’entreprise et le collectif des contrôleurs, sous pression du gouvernement, les trains ne rouleront pas à Noël. Face à une mobilisation inédite, tous les acteurs du dossier sont perdus. Et perdants.
23 décembre 2022 à 18h55
Non, il n’y aura pas de trains à Noël. Malgré les promesses de la mi-décembre du ministre des transports Clément Beaune, qui avait assuré qu’il y aurait « des trains et des avions à Noël », deux cent mille personnes sont bien privées de transport ferroviaire en ce premier week-end des vacances de fin d’année, juste avant le réveillon.
La grève menée par le collectif national des contrôleurs de la SNCF aura pris tout le monde de court : l’entreprise d’abord, les syndicats ensuite, et enfin le gouvernement. Tous perdus, tous perdants face à ce groupe peu structuré, sans leader officiel, et farouchement rétif aux normes du dialogue social classique.
Si un accord a finalement été trouvé vendredi 23 décembre au matin entre la direction de l’entreprise et les chefs de bord (leur appellation officielle), sous la houlette syndicale, les signatures arrivent trop tard pour reprogrammer les trains annulés – un sur trois vendredi, deux sur cinq samedi et dimanche. Les préavis de grève menaçant le week-end du Nouvel An ont en revanche été levés.
Le millier de contrôleurs grévistes, sur les trois mille environ que compte la SNCF, avaient déjà fait annuler 60 % des TGV et des trains Intercités le week-end du 2 au 4 décembre. À eux seuls, ils ont cette fois fait dérailler le début des vacances d’hiver. Prouvant une fois de plus, après les raffineurs de TotalEnergies et d’Exxon Mobil en octobre, que quelques centaines de travailleuses et de travailleurs, pour peu que leurs postes soient stratégiques, pouvaient frapper très fort, et être entendus.
Lors d’une réunion organisée jeudi soir avec les quatre syndicats représentatifs de l’entreprise (CGT, Unsa, Sud-Solidaires et CFDT), la direction de la SNCF a accepté certaines des revendications des grévistes, notamment la création d’une « ligne métier ASCT » (pour « agent du service commercial train », les contrôleurs dans le jargon maison), afin de leur assurer un avancement de carrière spécifique. 160 emplois supplémentaires devraient être aussi créés en 2023, et 40 emplois supplémentaires pour « les trains sensibles ». La prime annuelle proposée est enfin passée de 600 à 720 euros brut annuels.
Pour la SNCF, ces coûts s’ajouteront à ceux de la grève, évalués jeudi par Clément Beaune à « une centaine de millions d’euros [pour] l’entreprise ». Christophe Fanichet, le PDG de SNCF Voyageurs, a confirmé que tous les clients concernés par des annulations, qu’ils aient finalement pu voyager ou non, pourront obtenir une compensation de 200 % du prix du billet, en bons d’achat.
Une petite charge de plus pour une entreprise publique bien mal en point, qui croule déjà sous les chantiers sous-financés. À commencer par les milliers de kilomètres de lignes qu’il faudrait entretenir ou remplacer, et pour lesquelles il manque un milliard d’euros par an, au bas mot.
Pression maximale du gouvernement
L’accord mis sur la table par l’entreprise publique doit sans doute beaucoup à la pression maximale mise par le gouvernement, et par Emmanuel Macron lui-même, furieux de voir les Françaises et les Français traverser un nouveau Noël compliqué, après le millésime 2019 fortement perturbé par les grèves contre la réforme des retraites, puis les réveillons de 2020 et de 2021 marqués par le Covid.
Jeudi, le chef de l’État a ainsi fait fuiter sa « colère » après le dernier conseil des ministres de l’année, au cours duquel il aurait déclaré qu’il n’était « pas tolérable que quelques centaines de personnes bloquent le pays et gâchent les fêtes des Français ». Immédiatement, le porte-parole du gouvernement Olivier Véran a appelé publiquement les concerné·es à « renoncer à cette grève ».
Le matin même, le ministre de l’économie Bruno Le Maire avait déjà dit sur Sud Radio toute sa « colère pour les clients privés de vacances de Noël », appelant la direction de la SNCF à trouver « une solution dans les prochaines heures ».
Quant à Christophe Béchu, le ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires , il n’a pas hésité à affirmer que « travailler à la SNCF, ce n’est pas travailler n’importe où, vous avez une responsabilité ».
Une déclaration qui fait fortement écho au discours des cheminots en 2018, quand ils luttaient contre la suppression du statut pour les nouvelles recrues. Statut qui leur avait été justement concédé pour compenser un travail aux conditions difficiles (horaires décalés et hachés, nombreuses nuits passées hors du domicile, travail au moment des vacances, etc.), réalisé au nom du service public.
Mais du côté du pouvoir, nul ne semble se souvenir de cet épisode, orchestré par Emmanuel Macron, son premier ministre de l’époque Édouard Philippe et leur majorité, à grand renfort de déclarations dénigrantes envers les « privilèges » des travailleuses et travailleurs du rail.
Pourtant, il suffit d’écouter les cheminots pour comprendre que la perte du statut pèse lourd dans une profession très longtemps privée d’augmentation de salaire, dans un contexte de hausse des prix galopante – fin novembre, l’Insee mesurait l’inflation à 6,2 % sur l’année, et les produits alimentaires ont augmenté de 12,2 % sur la même période.
À tel point que pour recruter, et comme Mediapart l’a déjà raconté, la SNCF en est réduite à faire appel à des influenceuses et à mettre en place une prime de cooptation, pouvant aller jusqu’à 600 euros pour les agent·es présentant de bon·nes candidat·es à embaucher. Faute de collègues en nombre suffisant, celles et ceux qui sont en poste doivent travailler plus, dans de moins bonnes conditions.
Un mouvement comparable à celui des gilets jaunes
Malgré ces éléments d’explication à la colère des agent·es, le président de la SNCF Jean-Pierre Farandou n’a pas caché sa surprise face à la grève, jeudi sur RTL : « Je ne comprends pas cette grève. Il n’y a aucun appel à la grève d’aucun syndicat », a-t-il déclaré. « J’ai plus de quarante ans de maison, j’en ai vu des grèves, mais je n’en ai pas beaucoup vu le jour des départs comme ça », a-t-il insisté. Et le 1er décembre, il avait confié lors d’une conférence organisée par le magazine Challenges : « C’est une grève qu’on n’a pas vu arriver, ni nous ni les syndicats. »
Un simple coup d’œil dans le rétroviseur aurait pu le renseigner a minima. L’an dernier déjà, c’est grâce à des primes octroyées en toute dernière minute que la SNCF avait évité, à l’arraché, une lourde grève sur l’axe TGV Sud-Est lors du premier week-end des vacances de Noël.
Jean-Pierre Farandou peut néanmoins se voir accorder un certain crédit lorsqu’il souligne l’originalité du conflit de cette année, qu’il est difficile de ne pas apparenter à celui des gilets jaunes, tant les modes de mobilisation et d’action sont proches.
Comme le détaillait récemment Mediapart, le mouvement n’est pas parti des syndicats, mais du « collectif ASCT », réuni sur Telegram et WhatsApp, puis sur Facebook, où le groupe dédié souligne dès l’entrée que « les ASCT se foutent complètement des guéguerres syndicales, alors merci de ne pas le faire sur le site ».
Cette défiance de la part des membres du groupe, qui revendiquent leur statut « apolitique et non syndiqué », ne les empêche pas d’accueillir « des délégués syndicaux locaux, des militants de base de tous les syndicats », comme le confiait début décembre l’un d’eux, qui souhaitait rester anonyme.
Ce dernier point est une constante de ce mouvement, où l’un des responsables peut ainsi passer sur BFMTV, et appeler les dirigeants de la SNCF à lui passer « un coup de téléphone », sans dévoiler ni son visage ni son identité.
L’absence de coordination claire peut engendrer un certain flottement : le 8 décembre, après que la direction avait mis sur la table de premières propositions, les animateurs du collectif paraissaient s’être laissé convaincre de ne pas appeler à la grève pour Noël, quitte à la relancer début janvier. Mais ils s’étaient engagés à organiser une consultation des membres du collectif sur Facebook, entraînant des débats musclés, mais aussi, ont affirmé certains responsables, « de nombreuses fraudes et tentatives de manipulation du vote ». La consultation a été annulée, et la grève, maintenue.
Crise de défiance envers les syndicats
Face à ce mouvement inédit, les syndicats sont pour la plupart comme une poule devant un couteau – hormis Sud Rail, qui a toujours revendiqué un rôle de lien entre le mouvement social et les formes plus institutionnelles de revendication. Mais un mouvement aussi catégoriel, replié sur une seule profession, est forcément difficile à gérer pour un syndicat, qui tente généralement de porter des demandes communes à tous les métiers d’une entreprise.
La montée en puissance de collectifs professionnels dans des secteurs où la syndicalisation est pourtant forte montre aussi la perte d’influence des syndicats. « Déficit de puissance » et « déficit de légitimité », qui s’alimentent l’un l’autre, analyse le chercheur Jean-Marie Pernot.
Dans un récent entretien à Mediapart, il soulignait que « la légitimité des syndicats n’est pas seulement remise en question par les pouvoirs publics, mais par les travailleurs eux-mêmes » : « Même là où le syndicat dispose d’une apparence de puissance, il est sacrément questionné. »
« Il y a une crise de défiance des Français, des cheminots y compris, envers les organisations, constatait aussi Didier Mathis, le patron de l’Unsa ferroviaire, syndicat plutôt réformiste. C’est inquiétant pour nous parce que les agents devraient nous solliciter directement. »
Face à cette défiance, les syndicats de la SNCF, soucieux de ne pas se brouiller définitivement avec des militant·es sur le pont, ont joué l’accompagnement : pour la grève de début décembre, tous sauf la CGT avaient déposé un préavis de grève, permettant aux contrôleurs de respecter les critères légaux pour se mobiliser. Et pour le mouvement de ce week-end, ce sont Sud et, finalement, la CGT qui ont posé le préavis nécessaire.
Comme le formule le consultant spécialisé Denis Maillard, les syndicats sont, pour cette fois au moins, passés du rôle de partenaires sociaux à celui de « prestataires de négociation », voire de simples « fournisseurs d’accès » à la grève.
L’exécutif responsable de l’affaiblissement syndical
Pour autant, Emmanuel Macron aurait tort de pavoiser face à cet affaiblissement des syndicats. Et il est pour le moins piquant de voir Clément Beaune alerter dans Le Monde sur le risque d’« ubérisation du dialogue social ».
D’une part, l’exécutif auquel il appartient fait tout ce qu’il peut pour protéger les plateformes numériques qui pratiquent l’ubérisation au détriment des travailleuses et travailleurs, les privant du statut de salarié et des protections qui lui sont liées.
D’autre part et surtout, la montée en puissance de groupes de travailleuses et travailleurs difficilement canalisables, comme le collectif des contrôleurs, est la conséquence directe de l’action d’Emmanuel Macron : depuis le début de son premier mandat en 2017, le chef de l’État n’a eu de cesse d’amoindrir la place des syndicats dans l’entreprise. Cet objectif était au cœur de sa violente remise en cause du droit du travail par le biais d’ordonnances.
Et comme l’a décrit cet été dans un bilan complet la Dares, l’institut statistique du ministère du travail, le but a été largement atteint. En fusionnant dans un seul comité social et économique (CSE) les diverses instances qu’étaient les délégués du personnel, le comité d’entreprise, et le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, le pouvoir a fait en sorte que les élu·es du personnel soient désormais débordés, et s’éloignent de leur base.
En décembre 2021, le comité officiel d’évaluation des ordonnances pointait lui aussi une « mise sous tension » excessive des représentant·es du personnel. Au risque de l’épuisement, et de ne plus trouver de « vocations » pour occuper ces postes – après avoir rendu des avis peut-être trop négatifs, ce comité a été dissous à l’automne.
À la SNCF, les syndicats partagent en tout cas ces conclusions. « On a perdu 70 % des délégués du personnel. Maintenant on a des instances uniques qui doivent traiter de tous les sujets mais qui, en plus, ont des périmètres géographiques très larges », dénoncait ainsi Érik Meyer, de Sud-Rail, sur Mediapart au début du mois.
Un seul exemple : le CSE de l’axe TGV Sud-Est, composé d’une trentaine de membres, est censé représenter quelque quatre mille agent·es, de Paris à Montpellier en passant par Nice, Lyon ou Chambéry.
« Comme la représentation s’éloigne, les agents s’organisent entre eux, souligne le responsable syndical. Avec ce collectif des contrôleurs, la boîte ne récolte que ce qu’elle a semé. » Ce vendredi, le tract de Sud Rail assène que « ce n’est pas en affaiblissant les organisations syndicales dans les entreprises que les revendications des salariés disparaissent »…
Peut-être qu’Élisabeth Borne a compris l’intérêt de préserver un semblant de représentation syndicale en cas de conflit, elle qui a salué l’accord mettant fin à la grève, louant « l’esprit de responsabilité » et déclarant que « le dialogue social permet toujours de trouver le meilleur chemin ».
Mais si la première ministre en est convaincue, elle devra sans doute travailler pour persuader Emmanuel Macron. Après le conseil de ministre de jeudi, ce dernier a en effet fait savoir qu’il avait demandé à son gouvernement d’envisager des moyens « alternatifs » pour affaiblir l’impact de futures grèves.
Le porte-parole du gouvernement Olivier Véran a invité « à réfléchir au cadre permettant d’assurer en toutes circonstances la continuité d’accès aux services publics », regrettant « que le dialogue social soit parfois dévoyé » pour servir d’« étendard à des luttes individuelles ». Autrement dit, l’exécutif pourrait plancher sur un contournement du droit de grève, pourtant garanti par la Constitution.
Ce n’est peut-être pas la meilleure annonce à faire alors que le mois de janvier s’apparente de plus en plus à un « mur social ». La contestation de la réforme des retraites pourrait s’amalgamer à la colère déclenchée par la fin du bouclier énergétique, qui va pousser à la hausse les factures de gaz, d’électricité et d’essence, alors que 10 millions de Franciliens devront payer leurs passes Navigo de 12 % à 30 % plus cher, au moment où les transports de la région sont particulièrement dégradés, et où le spectre de coupures d’électricité plane, tandis que l’hôpital public ne cesse d’alerter sur son lent naufrage.
Emmanuel Macron pourrait être bien inspiré de regarder outre-Manche : au Royaume-Uni, alors que les conditions de déclenchement des grèves sont dantesques depuis Margaret Thatcher – les syndicats doivent obtenir l’aval de la moitié de leurs adhérents, par courrier et à bulletin secret – des mobilisations jamais vues depuis 1948 ne cessent de secouer les services publics, les uns après les autres.
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