Mediapart a enquêté sur la mort d’Achata Yahaya, survenue le 30 octobre dernier, après plus de 6 heures d’attente au Grand hôpital de l’Est francilien, des suites d’une détresse respiratoire. L’intervention tardive d’un médecin, alors qu’elle étouffait, n’a pas suffi à la sauver. L’établissement admet un « délai inhabituel » de prise en charge, dans un contexte de « forte tension ». « Il y a des décès qui sont étouffés », dénonce une représentante de la CGT.
22 janvier 2023
En France, aux urgences, le temps s’étire dangereusement. « Non, je ne connais pas le temps d’attente », a écrit le personnel soignant de celles de Jossigny (Seine-et-Marne), sur une affichette scotchée sur le box d’accueil. Une tentative dérisoire de gestion de la colère, qui déborde de part et d’autre. Cet hiver, ici, un patient a attendu 23 h 50 avant de voir un médecin – un record.
La plupart sont résignés, quelques-uns perdent patience, s’accrochent avec les soignant·es, quittent parfois les lieux, même mal en point, avant d’avoir vu un médecin. Peut-être font-ils le bon choix, car des patients meurent de trop attendre.
C’est dans ce contexte que le dimanche 30 octobre 2022, en milieu de matinée, arrive Achata Yahaya. C’est une femme de 79 ans encore autonome : « Des infirmières venaient tous les jours pour son diabète. Mais elle était avec nous, elle me racontait beaucoup de choses », se souvient sa fille, Fatima A. Depuis plusieurs jours, Achata souffre de vomissements, ne mange plus beaucoup. Elle s’est affaiblie et, surtout, a des difficultés à respirer. Sa fille Fatima appelle le 15.
Des ambulanciers se déplacent et constatent qu’elle manque d’oxygène : sa saturation est basse, à 87 %. Ils lui placent des lunettes à oxygène, avec un débit de 6 litres par minute, une quantité déjà importante, et la conduisent aux urgences de Jossigny, l’un des quatre sites du Grand hôpital de l’Est francilien.
Achata est installée dans la zone d’attente couchée, sur un brancard. Elle n’est pas alors jugée prioritaire. Très vite, elle montre des signes d’inconfort : « Elle se plaignait de ses jambes, elle se demandait ce qu’elle faisait là, raconte sa fille Fatima. Elle voyait qu’elle n’était pas dans un endroit où les gens s’occuperaient d’elle. Moi j’essayais d’alerter, mais on me répondait qu’il y avait d’autres urgences. »
Comorienne, Achata ne parle pas français. Sa fille Fatima, qui est française, sait se faire comprendre, mais elle est toute en réserve, en douceur. Quand elle s’adresse au personnel soignant, elle reçoit en retour « de l’énervement des infirmières », estime-t-elle : « Elles parlent mal. Toi, tu ne comprends rien à ce qui se passe, et eux ils ne prennent pas le temps de de te rassurer. On m’a juste dit qu’elle n’était pas prioritaire. Mais qui est prioritaire, les jeunes plutôt que les vieux ? »
Fatima tente depuis de comprendre ce qui s’est joué ce jour-là. Pour y arriver, elle a demandé et obtenu le compte-rendu du passage aux urgences de sa mère, qu’elle a accepté de nous confier. Plusieurs fois, il mentionne « la barrière de la langue. Sa fille est présente pour traduire mais la communication reste difficile ».
En début d’après-midi, Fatima va trouver une alliée. Véronique Lasnier accompagne elle aussi sa mère âgée, qui a de la fièvre et des problèmes respiratoires, en plus d’une grave maladie neurodégénérative assimilée à Alzheimer. Avec sa mère, Véronique est confrontée quotidiennement « au tri des patients, à la défaillance du système hospitalier ». Elle le connaît bien pourtant : sa fille est médecin aux urgences pédiatriques. Elle sait que les urgences sont un endroit dangereux pour les personnes âgées, mais impossible d’y échapper : « Le médecin de l’Ehpad où elle vit sait qu’il faut éviter celles de Jossigny, qui sont surchargées. Mais on n’a pas le choix, l’Ehpad est dans le secteur de l’hôpital. »
Véronique Lasnier arrive aux urgences « résignée, blindée au milieu de cette cour des miracles. Il y a 58 patients en attente, une dizaine de patients sur des brancards, et trois infirmières. Mais très vite, [elle] [s]e ren[d] compte, aux bruits qu’elle fait, que la dame juste à côté ne va vraiment pas bien ». C’est Achata, qui a des difficultés respiratoires de plus en plus grandes.
À son tour, Véronique alerte. Elle s’exprime bien, a du répondant, tous les codes sociaux. À elle, on parle bien : « Les infirmières sont gentilles, mais elle sont débordées, dans une machine à laver. »
Achata est classée prioritaire, mais attend encore 1 h 45
À 15 h 45, le compte-rendu médical indique une nouvelle « dégradation respiratoire ». Les infirmières lui mettent un masque à oxygène et augmentent le débit à 9 litres par minute. Achata passe enfin en « prioritaire ». Dans le tri des urgences, c’est le 4e niveau sur 5 : la patiente devrait être prise en charge en moins de 20 minutes. Mais à 16 h 40, il ne s’est toujours rien passé.
Une infirmière revient et administre 1 gramme de doliprane à Achata. « Avec Fatima, on se regarde sans comprendre : cette dame n’a pas besoin d’un doliprane mais d’un médecin, elle étouffe. L’infirmière nous explique qu’elle ne peut rien faire d’autre, qu’il faut attendre le médecin. Ce doliprane, c’était un pansement débile et une forme d’humanité : l’infirmière voulait sans doute faire quelque chose pour ne pas tout à fait abandonner cette femme. »
Vers 17 h 30, Achata émet des « gargouillis sous son masque à oxygène, comme si elle se noyait ». Véronique, cette fois, se précipite, tape à la vitre du box d’accueil : « Je leur crie : “Cette dame est en train de mourir devant tout le monde !” Je devais avoir un regard fou. L’infirmière a accouru. »
Cette fois, Achata est transportée à l’intérieur des urgences, où elle est enfin prise en charge par un médecin. Sa fille ne peut pas la suivre. La suite est racontée dans le compte-rendu des urgences. Achata est prise en charge par un médecin à 17 h 38. Sa saturation est très basse, à 85 %. « Encombrement +++ », note le compte-rendu. Vingt minutes après sa prise en charge, la respiration puis le cœur d’Achata s’arrêtent. Les médecins tentent de la ranimer, sans succès. Le décès est constaté à 18 h 30.
Nous avons soumis ce compte-rendu au médecin urgentiste du Samu de Seine-Saint-Denis, Christophe Prudhomme. Pour lui, « cette dame a été mal évaluée à l’arrivée aux urgences : elle a un facteur de gravité, sa saturation en oxygène. Puis elle s’est dégradée en zone d’attente, où il n’y pas de surveillance, faute de personnel. Ce sont les patients les moins mal en point qui surveillent ceux qui vont le plus mal ».
« Quand le médecin arrive, elle est en déjà en détresse respiratoire, du fait du délai d’intervention, poursuit le docteur Prudhomme. C’est très difficile de remonter la pente, surtout pour une femme âgée, dont le cœur est fatigué par un diabète et de l’hypertension. »
L’urgentiste de Seine-Saint-Denis ne veut pas accabler ses collègues : « Des cas comme ça, on en a tous les jours. En ce moment, on doit trier comme lors des grosses vagues de Covid, parce que les box des urgences sont pleins, les lits d’hospitalisation et de réanimation sont rares. Dans ce tri, les personnes âgées, aux multiples pathologies, ne sont pas prioritaires. »
La direction de l’hôpital a apporté une longue réponse à nos questions (voir dans nos Annexes), où elle évoque à de nombreuses reprises le niveau de « tension » des urgences de l’hôpital. Au sujet de la prise en charge d’Achata, elle reconnaît un « délai inhabituel ». Elle confirme qu’un patient prioritaire devrait être pris en charge en moins de 20 minutes « dans un fonctionnement fluide ».
Mais ce jour-là, il n’est « pas possible d’installer la patiente en box d’examen avant 17 h 12 en raison de l’occupation des boxs et de l’état de santé des patients qui sont en cours de prise en charge ». Elle insiste sur « un contexte national et régional d’urgences hospitalières en très forte tension, avec un accroissement constant de passages aux urgences, notamment de patients fragiles, depuis plusieurs mois ».
L’hôpital fait un aveu saisissant : « Il peut arriver que des urgences jugées prioritaires mais non vitales attendent un temps anormalement long. » La prise en charge défaillante d’Achata n’est donc pas un cas isolé.
Son décès le 30 octobre est passé inaperçu : il n’y pas eu de déclaration d’événement indésirable grave associé aux soins (EIGS), qui implique un signalement à l’Agence régionale de santé, une analyse et un retour d’expérience pour au moins tenter d’en tirer des enseignements. La direction indique que le dossier de la patiente a été analysé par l’unité qualité du pôle Urgences, sans suite. L’agonie d’Achata, sans prise en charge médicale, est un événement ordinaire à l’hôpital public.
« Il y a sept ou huit ans, les décès aux urgences étaient exceptionnels, explique un soignant de Jossigny. Quand un décès survenait, un événement indésirable était déclaré, on réunissait une réunion de crise, on faisait un rapport. Aujourd’hui, on ne fait plus rien. On nous explique que “c’est partout pareil”. »
Plusieurs soignant·es des urgences de Jossigny nous ont parlé, de manière anonyme, tant la situation est tendue au sein de l’hôpital. Seule une représentante syndicale, Corinne Bessoni, de la CGT, accepte de s’exprimer ouvertement. « Il y a des événements indésirables graves, des décès qui sont étouffés, affirme-t-elle. Récemment, un homme est sorti fumer après 15 heures d’attente. Il est mort devant la porte des urgences. »
« Le personnel est à bout, il y a beaucoup d’arrêts maladie, de postes vacants, poursuit la syndicaliste. Parfois, les infirmières d’accueil, qui devraient être deux pour accueillir et trier les patients en fonction de leur gravité, sont seules. La direction ne veut pas que cela se sache et sanctionne tous ceux qui parlent, protestent, en les changeant de service du jour au lendemain, en les révoquant, en les convoquant devant un conseil de discipline. »
En réponse à nos questions, la direction affirme de son côté qu’il y a « peu de postes vacants fin 2022 », parmi les soignantes et les soignants, et que les effectifs paramédicaux ont progressé entre 2018 et 2022 de « + 2 ETP », soit deux équivalents temps plein. Mais elle insiste en parallèle sur l’« engorgement régulier actuel du service, avec des patients de plus en plus graves et/ou polypathologiques ».
Elle donne l’exemple du 9 décembre, quand « le service a reçu 255 patients en 24 heures », ou celui du « 20 décembre après-midi », quand « tous les boxs de soins étaient occupés par des patients oxygéno-dépendants sans pouvoir en installer de nouveaux, alors que les ambulances continuaient à arriver, et que [ses] autres sites d’urgences et les établissements de santé les plus proches étaient eux-mêmes en incapacité de prendre en charge certains de [ses] patients vu leur propre activité ».
Un désert médical
L’hôpital de Jossigny est l’un des quatre sites du Grand hôpital de l’Est francilien, avec les hôpitaux de Meaux, de Coulommiers et de Jouarre. Il dessert une population de 450 000 personnes, autour de Disneyland, à la démographie galopante. Partout, des immeuble en construction grignotent des terres agricoles. C’est aussi un désert médical : il y a 188 médecins pour 100 000 habitant·es en Seine-et-Marne, contre 316 en moyenne en France ; 51 médecins généralistes pour 100 000 habitant·es, contre 78 dans la France entière. « Les rendez-vous en médecine de ville sont très difficiles à obtenir », explique l’hôpital.
Des soignant·es nous ont transmis des photos du logiciel Urqual des urgences. Les patient·es apparaissent sous forme de vignettes, selon leur critère de tri : bleu clair pour une simple consultation, bleu foncé pour une urgence simple, orange pour une urgence prioritaire non vitale, rouge pour une urgence vitale. Sur la capture d’écran ci-dessous, prise pendant l’été, les vignettes s’entassent, innombrables, dans la zone d’attente assise, en haut à gauche. Le premier temps affiché correspond à l’attente à partir de l’enregistrement à l’accueil.
Dans la zone d’attente couchée, une personne de 87 ans, jugée prioritaire, attend depuis 1 h 40 sans avoir vu un médecin. Dans les zones d’attente 1-2 et 3-4 stagnent des patient·es vu·es par un médecin, qui doivent être hospitalisé·es, mais pour lesquel·les il n’y a pas de lit disponible à l’hôpital. Ces gens restent donc sur des brancards, dans un couloir. La plupart sont des personnes âgées, essentiellement prioritaires, dont l’une est présente depuis plus d’une journée.
Les soignant·es assurent que certaines personnes peuvent rester jusqu’à 10 jours hospitalisées dans la zone d’hospitalisation de courte durée, une salle au sein des urgences où se serrent quelques lits, alors qu’il n’y a qu’ « une seule douche pour les patients ». La direction ne conteste pas ce chiffre mais explique que « les patients âgés restant la nuit aux urgences peuvent bénéficier de toilettes au lit par les aides-soignants du service ».
Dans un tel chaos, est-ce qu’une femme comorienne, ne parlant pas le français, a encore moins de chances qu’un·e autre patient·e ? Le docteur Prudhomme, de la CGT, réfute toute discrimination chez « les personnels de santé de l’Est francilien : ils prennent en charge des personnes de toutes origines et sont eux-mêmes à l’image de la population ». Mais il reconnaît qu’il peut y avoir « de l’énervement contre toute personne avec laquelle on a du mal à communiquer : qu’elles parlent mal français, qu’elles soient alcoolisées, qu’elles aient des difficultés sociales. Quand vous avez les codes socio-culturels, vous vous défendez mieux dans un système de santé défaillant. C’est là que se créent les inégalités sociales de santé ».
Les soignant·es qui nous ont parlé témoignent du haut niveau de tension aux urgences de Jossigny, « où des patients pètent un cable. Il y a des insultes, de la violence. On peut les comprendre. Mais quand on se retrouve seul à l’accueil, qu’on n’a même pas le temps d’aller aux toilettes, cela ne passe pas ». Les plus expériementé·es jettent l’éponge, partent en libéral ou changent de métier : « Il y a un turn-over incroyable, des personnels de plus en plus jeunes, sans compétences aux urgences, qu’on ne peut plus former correctement. »
Les « morts inattendues » aux urgences ne sont plus un tabou. Le syndicat Samu urgences de France les recense depuis le 1er décembre dernier : il y en a eu 40 dans 23 départements. Le chiffre est très en dessous de la réalité, car peu de services osent participer à ce décompte.
« Les Britanniques ont récemment annoncé que l’attente aux urgences causait 500 morts par semaine. Eux ont un système très centralisé qui leur permet de remonter ces décès. Pas nous, mais on ne doit pas en être loin », estime le docteur Christophe Prudhomme, urgentiste au Samu de Seine-Saint-Denis et porte-parole de la CGT-Santé.
Ce sont des morts silencieuses, sans doute parce qu’elles frappent celles et ceux qui ne peuvent pas se faire entendre. Fatima ne portera pas plainte contre l’hôpital. Mère isolée de 56 ans, elle a encore trois enfants à charge. Elle est femme de ménage et travaille huit heures par jour dans des écoles de Seine-et-Marne. Elle s’épuise dans le travail et les transports, les soins des enfants et des petits-enfants. L’enterrement de sa mère, à Mayotte, lui a couté cher. Sa priorité est de travailler toujours plus pour effacer sa dette de loyer.
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