Face à un pouvoir radicalisé, le mouvement social doit à la fois durcir ses actions et élargir la bataille à d’autres enjeux que la réforme des retraites. La victoire n’est aucunement garantie, mais seule cette voie est constructive, même en cas d’échec.
Fabien Escalona et Romaric Godin
18 février 2023
Ce jeudi 16 février a eu lieu la dernière des grandes manifestations organisées par les centrales syndicales depuis le début du mouvement contre la réforme des retraites. Sans surprise, elle n’a rien changé au rapport de force : en dépit d’une hostilité massive de la société, le pouvoir compte bien faire voter et appliquer son projet.
Cette impasse apparente, entre d’un côté un mouvement qui a prouvé l’adhésion populaire à ses revendications, et de l’autre un exécutif retranché dans les institutions, a suscité une évolution stratégique des syndicats. La journée du 7 mars est en effet annoncée comme une « mise à l’arrêt » du pays, avec une suspension la plus large possible de l’activité productive. Un seuil serait alors franchi dans le répertoire des actions syndicales. Il mérite que l’on s’y attarde, pour en décrypter la rationalité et les équivoques.
D’une certaine façon, l’évolution stratégique du mouvement social est parfaitement logique. L’ensemble du front syndical a pris acte que les règles du jeu ont changé. « Enfin ! », diront certains, tant les défaites se sont enchaînées depuis le retrait du contrat première embauche (CPE) en 2006.
La précédente réforme des retraites, en 2019-2020, n’avait été abandonnée qu’avec l’aide malheureuse de la pandémie, alors que le gouvernement n’avait pas hésité à user du 49-3 à l’Assemblée. Entre-temps, des régressions en la matière avaient déjà eu lieu, comme en 2010, en dépit de cortèges syndicaux superbement ignorés par le pouvoir sarkozyste. Mais il ne s’agissait finalement que d’une redite de 2003, lorsque François Fillon avait passé outre des démonstrations de force similaires dans la rue.
Tout se passe comme si depuis des années, un pacte tacite n’était plus respecté, selon lequel un gouvernement ne peut décemment pas camper sur ses positions face à des manifestations de masse. Un pacte qui avait conduit au recul, plus ou moins bien ordonné, des exécutifs combattus par les partisans de l’école libre en 1984, les opposants de la réforme universitaire Devaquet en 1986, ou encore ceux du « plan Juppé » en 1995 (quelle qu’ait été l’intention de ce dernier de rester « droit dans ses bottes »).
« Entre 1983 et 2002, rappelle l’historienne Danielle Tartakowsky dans Le 1 Hebdo, une douzaine de mobilisations vont ainsi venir à bout de projets de loi et faire sauter, dans la plupart des cas, les ministres concernés […]. La manifestation se met à fonctionner comme une sorte de référendum d’initiative populaire spontané. »
La radicalisation des élites de la Ve République
Chaque épisode a bien sûr sa singularité et ses ressorts spécifiques, mais le fait est là : jusqu’aux années 2000, les mouvements sociaux ayant atteint les étiages les plus hauts historiquement de mobilisation dans la rue ont eu gain de cause ; par la suite, ils ont largement été défaits – et il y a fort à parier que si l’actuel mouvement en reste à de sages promenades collectives, rien ne freinera la brutalisation assumée du corps social par le pouvoir macroniste.
Ce constat renvoie à une évolution plus générale du régime de la Ve République, dont les élites dirigeantes ont décidé de transformer le modèle social français dans un sens néolibéral. Depuis les années 1980, ces choix consistent à épouser les intérêts et respecter les prérogatives des milieux d’affaires, en démantelant bout par bout l’État social bâti au fil du siècle. Ce faisant, ils ont heurté de manière de plus en plus visible et profonde les droits et les capacités d’agir des citoyens ordinaires.
Ceux-ci ont exprimé à de nombreuses reprises leur résistance à cette évolution. Mais puisque le pouvoir estime ne plus avoir les moyens de leur accorder des concessions, en raison de l’affaissement objectif et tous azimuts de l’économie capitaliste, il retourne contre le peuple toutes les armes que lui donne la Constitution de 1958. Plus encore que dans d’autres pays où des tendances similaires sont repérées, l’exécutif dispose des moyens de se retrancher dans les institutions et d’y produire des décisions, sans aucun égard pour les légitimités qui s’expriment en dehors des échéances électorales.
À ce titre, le ralliement de la CFDT à une radicalisation des moyens d’action est tout à fait révélateur. Il n’est pas anodin qu’un acteur syndical connu pour sa modération estime ne plus avoir d’autre issue que de durcir son mode de contestation. Cela renseigne sur le comportement illibéral du pouvoir, qui a altéré les formes connues d’échange politique, pour en adopter une à sens unique, depuis une poignée de décideurs vers le reste de la société.
Et cela dit bien, aussi, à quel point l’économie politique contemporaine ressemble de plus en plus à un jeu à somme nulle, dans lequel vous êtes perdant si vous n’êtes pas gagnant. Dans le capitalisme du néolibéralisme tardif, la production de profit dépend étroitement de la déconstruction des protections sociales. Sans gains de productivité suffisants, le travail doit être toujours plus pressurisé. C’est le sens des différentes réformes qui se succèdent, en premier lieu celle des retraites, qui n’est qu’une poursuite des réformes du marché du travail ou de l’assurance-chômage.
Le choix de la masse, préférable à celui des minorités agissantes
Avant l’annonce d’une possible « journée morte » le 7 mars, le mouvement social semblait précisément prendre le chemin d’une défaite par simple ignorance du pouvoir exécutif, peut-être mal-aimé mais doté de la puissance d’État.
Dans divers secteurs de la gauche radicale, la crainte de ce scénario noir a généré des réflexions concluant que le pouvoir ne reculera que s’il a suffisamment « peur ». Dans Frustration Magazine, Rob Grams affirmait ainsi, le 2 février dernier, que des occupations de lieux et des grèves ciblées sur les points de blocage de l’économie seraient bien plus efficaces que n’importe quelle massification du mouvement.
Une stratégie résumée sous la formule de « Gilet jaune salarial », qui s’appuie sur deux précédents : 1995, quand une forme de « grève par procuration » avait été menée par les fractions les plus mobilisées du corps social, notamment dans les transports, et avait fait céder le pouvoir ; 2019, quand des manifestations violentes et déterminées avaient conduit le gouvernement d’Édouard Philippe à lâcher du lest, principalement sous la forme d’une baisse de l’impôt sur le revenu et d’une augmentation de la prime d’activité.
Mais avec le recul, ces deux victoires apparaissent problématiques, et justifient de chercher une autre voie, comme l’esquissent encore timidement les syndicats. Les deux mouvements de 1995 et de 2019, centrés autour d’une minorité active, ne sont en effet pas parvenus à changer la donne durablement.
1995 n’a pas empêché la contre-offensive néolibérale de se poursuivre. Dès l’année suivante, une réforme Juppé de la Sécurité sociale a été mise en œuvre, dont les conséquences jouent dans le désastre sanitaire actuel, notamment via l’assèchement des comptes par la création de la Caisse d’amortissement de la dette sociale (Cades). Cette évolution a d’ailleurs justifié les réformes des retraites de 2003 et 2010, que le mouvement social a échoué à contrer.
Quant au mouvement des gilets jaunes, s’il peut encore être inspirant de par le processus de politisation des acteurs qui s’y sont engagés, il a toujours évité la question salariale et ne s’est jamais ancré dans les entreprises. Ses revendications étaient centrées sur l’État et sa démocratisation. Dès lors, le pouvoir a pu centrer ses concessions sur des moyens parfaitement compatibles avec la logique néolibérale de compression salariale et de baisse de la fiscalité.
Il ne faut d’ailleurs pas sous-estimer la capacité du capitalisme actuel à se remettre de tels défis. En 1995 comme en 2019, le mouvement social n’avait fait perdre que 0,2 point de richesse (PIB) à la France. Au reste, si les pertes liées au mouvement social devaient être compensées par des gains futurs estimés supérieurs, les capitalistes peuvent se montrer patients.
Autrement dit : perdre de l’argent peut leur être acceptable, du moment qu’ils ne perdent pas le pouvoir. Et la crise sanitaire a montré combien ils pouvaient s’appuyer sur l’État lui-même pour résister à l’effondrement de l’économie.
En outre, la stratégie du « blocage de l’économie » est fragile, du simple fait que l’intégralité de l’action repose sur une minorité de travailleurs. Même dans le cas de caisses de grève ou d’actions de solidarité ponctuelles, la réalité effective serait celle que d’autres travailleurs resteraient spectateurs de la grève déterminante. Cette masse serait alors laissée à la merci du pouvoir des employeurs (puisqu’elle continuerait de travailler) et de la communication du gouvernement.
Ces deux puissances s’allieront alors aisément pour faire pression sur les non-grévistes par du chantage à l’emploi pour les uns et par un jeu de division du monde du travail pour les autres. Rapidement, la minorité agissante deviendra la responsable des maux du pays, et l’unité du mouvement sera emportée. Le mouvement social aura alors lâché la proie de l’unité pour l’ombre de sa défaite.
Ce risque est très bien perçu par certaines catégories de travailleurs souvent en première ligne du mouvement social, comme les cheminots qui demandent une action plus unitaire du salariat. D’où une autre idée en circulation : le blocage général du pays. Il ne faut certes pas fantasmer la « grève générale » comme la solution miracle capable de provoquer une révolution, mais cette idée d’intégrer l’ensemble des secteurs d’activité dans une action de masse apparaît comme une gradation nécessaire, qui répond à l’état de la mobilisation sociale actuelle.
D’abord parce que l’idée d’une grève de masse prend acte du rejet général de la réforme dans la population, ce qui implique de ne pas laisser une partie du salariat dans une position passive. Un tel mouvement aurait aussi la vertu d’interroger chaque salarié non seulement sur le sens de cette réforme, mais aussi sur sa place personnelle dans le système économique (pourquoi il travaille et produit), et sur l’impact qu’il peut avoir. Lorsque le temps marchand est suspendu, la critique de la marchandise devient possible.
La nécessaire politisation du mouvement social
Un mouvement de grève massif, surtout s’il s’inscrit dans le temps, modifierait la nature du mouvement. Il obligerait en effet à s’organiser, à mettre en place des solidarités, à improviser un monde différent. Le gréviste n’est plus alors dans l’attente de la « réaction gouvernementale » ou d’un hypothétique « effondrement de l’économie » : il est sommé, par les circonstances, de se poser le problème de la production et de sa finalité. Inévitablement, la grève deviendrait alors politique.
Elle impliquerait de s’interroger non seulement sur le « monde » de la réforme des retraites, pour comprendre ce qui la rend si importante pour le pouvoir, mais aussi de relier cette lutte avec d’autres luttes du moment : les luttes économiques, bien sûr, comme la question de l’inflation, mais aussi d’autres luttes d’émancipation (on le voit déjà avec la question féministe autour de cette réforme) et, finalement, celles que nécessite la crise écologique.
Car si la contestation dépasse la seule réforme des retraites pour porter sur le mode de production et les violences politiques que celui-ci suppose pour fonctionner, alors il devient possible de remettre en cause aussi l’impact de ce mode de production sur les écosystèmes dont l’humanité est dépendante.
Pour reprendre les termes de Georg Lukács dans Histoire et conscience de classe (1920), le monde du travail devient alors « capable de considérer la société à partir de son centre, comme un tout cohérent, et par suite, d’agir de façon centrale pour modifier la réalité ».
Face à un pouvoir sourd et aveugle au rejet dont sa réforme fait l’objet, le mouvement social a donc tout intérêt à promouvoir la suspension massive, et pourquoi pas durable, de l’ordre productif en vigueur. Non pas pour fragiliser l’économie en tant que telle, mais pour fragiliser le pouvoir économique. C’est cette fragilisation seule qui est capable de faire céder des élites radicalisées, parce que la perte du contrôle de l’économie rend caduques leurs réformes.
Bien sûr, une étude réaliste des rapports de force doit amener à une forme de lucidité. La population vit depuis cinq décennies dans une ambiance néolibérale qui a affaibli les ressources de la contestation. L’habitude de la défaite a démobilisé les individus, l’atomisation des relations de travail a rendu les actions collectives plus difficiles, le matraquage médiatique et culturel n’arrange rien. Tout est à reconstruire.
Mais cette nécessité même invite à entrer dans une stratégie de contestation de masse sur les lieux de travail, parce que c’est précisément de là qu’il convient de rebâtir la contestation. On n’en finira pas avec le monde de la retraite à 64 ans par une simple grève générale, mais sans doute n’en finira-t-on pas sans elle.
Évidemment, un tel processus n’est pas l’objectif de l’intersyndicale qui est concentrée sur un objectif défensif. Mais si cet objectif défensif ne peut être atteint que par une contestation plus large, alors il sera nécessaire que le mouvement en prenne conscience et accepte sa propre logique. C’est là toute la spécificité de ce que Rosa Luxemburg appelait « l’action de masse » et c’est sans doute dans ce mouvement précis que les références aux gilets jaunes ou à Nuit debout sont pertinentes.
L’avenir dira si le mouvement a les capacités d’aller plus loin que la grève générale du 7 mars et si cette dernière peut mobiliser largement. Mais il n’y a pas grand-chose à perdre. Si le mouvement se poursuit jusqu’au retrait de la réforme, la victoire sera sans doute plus solide que celles de 1995 et 2019, parce qu’elle aura été emportée par un monde du travail plus largement mobilisé et conscient de son pouvoir potentiel.
Et si le mouvement finit par s’essouffler, la défaite ne pourra pas être complète : même temporaire, la mobilisation massive du salariat aura ouvert la possibilité de poser les fondations d’une réflexion politique plus large. L’enjeu sera alors de faire perdurer la contestation en mettant en danger le « monde de la retraite à 64 ans » en toute occasion : conflits salariaux, nouvelles réformes, contestation des politiques climatiques…
Dans Grève de masses, partis et syndicats (1906), Rosa Luxemburg souligne qu’« il est absolument faux d’imaginer la grève de masse comme une action unique. La grève de masse est bien plutôt un terme qui désigne collectivement toute une période de la lutte de classes s’étendant sur plusieurs années, parfois sur des décennies ».
Sous ce prisme, le mouvement du 7 mars pourrait être une première pierre, une porte de sortie de la logique des résistances sporadiques, parcellaires et « improductives ». C’est l’occasion de répondre enfin dans les mêmes termes à une offensive néolibérale menée en conscience par des élites qui déroulent une politique de classe continue, systématique, déterminée et transformative.
Dans l’histoire des mouvements sociaux, il y a beaucoup de défaites. Mais toutes n’ont pas la même signification. Certaines sont démobilisatrices ; d’autres sont, au contraire, des moments fondateurs. Quelle que soit l’issue du 7 mars à propos des retraites, son plus grand résultat pourrait être ce que Marx avait dit de la Commune : « son existence en actes ».
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