– © Étienne Gendrin / Reporterre
Dans « Inutilité publique », Frédéric Graber se penche sur la longue histoire des enquêtes publiques. Ces « fictions juridiques » ne menacent jamais la réalisation des projets destructeurs et sont au service des gros industriels.
Dans le village breton de Plogoff, un mouvement local bataillait de longue date contre un projet de centrale nucléaire lorsque la préfecture ouvrit, en 1980, une enquête publique pour valider son installation. Face à l’hostilité au projet des opposants et de la municipalité, les commissaires-enquêteurs durent se réfugier dans des camionnettes, renommées « bureaux annexes de la mairie », gardées par des gendarmes mobiles pour les protéger des manifestants. Malgré de multiples affrontements avec les gendarmes et l’incendie sur la place de la mairie du dossier d’enquête publique, la commission rendit le 14 avril 1980 un avis favorable à la construction de la centrale.
Pourquoi les opposants à la centrale se focalisèrent-ils tant sur l’enquête d’utilité publique ? Sans doute, comme le dit Frédéric Graber, parce que « l’arrivée du dossier en mairie, c’est la condamnation ». Or, Plogoff est loin d’être un cas isolé. Comme l’historien le montre dans son dernier ouvrage, Inutilité publique (éditions Amsterdam), l’enquête d’utilité publique – depuis ses origines au XVIIᵉ siècle jusqu’à nos jours – sert d’abord à légitimer un projet de développement et, par la même occasion, à disqualifier toute critique à son encontre.
L’auteur en fait la démonstration en étudiant minutieusement le déroulé d’une enquête publique contemporaine. En l’occurrence, celle concernant le projet d’extension de la zone commerciale de Béner, près du Mans, lancé en 2015 par le dirigeant du magasin Leclerc local. Chose rare : l’enquête a mobilisé près d’un millier de répondants, inquiets par ce énième bétonnage de terres. De manière méthodique, le commissaire-enquêteur a neutralisé tous les arguments avancés par les opposantes et opposants, soit en les considérant comme hors sujet, soit en jugeant que le dossier préliminaire, fourni par un bureau d’études rémunéré par le porteur de projet, y répondait déjà. C’est ainsi qu’il a pu justifier le bétonnage d’une partie d’une réserve naturelle par la future zone commerciale par le fait que cette destruction serait compensée par le porteur de projet, comme le prévoit le dispositif administratif ERC (« éviter, réduire, compenser »). En d’autres termes, « ce qui compte, ce n’est pas que la biodiversité soit effectivement maintenue, mais que le dossier propose une compensation jugée acceptable par l’administration ». Aux yeux de Frédéric Graber, l’enquête à Béner est caractéristique de « l’idéal du non-débat » que porte toute enquête publique.
Une telle conception conduit à renverser ce qu’on croit savoir de « l’utilité publique » des enquêtes administratives qui s’en réclament. Contrairement à ce que laisse entendre leur qualificatif, les enquêtes d’utilité publique ont pour but premier de vérifier la conformité d’un projet industriel avec la réglementation existante « et non pas de discuter de ce qui pose problème pour les citoyens » — l’utilité d’un projet industriel étant postulée a priori par l’administration. Dans un jeu aussi pipé, les débats contradictoires ne sont forcément qu’apparents. Et pour cause : ces enquêtes sont pour l’administration des fictions juridiques destinées à prouver à ses administrés qu’elle se préoccupe de leur sort — sort qu’elle s’efforce de concilier avec le nécessaire développement industriel du pays.
L’inefficacité des enquêtes date du XIXᵉ siècle
Pour mesurer l’inefficience de telles enquêtes, on peut remonter au XIXᵉ siècle. Face aux plaintes des riverains de machines à vapeur, dont le nombre et la fréquence des accidents mortels allaient croissant, l’administration française mit en place un certain nombre d’autorisations préalables, contrôles et prescriptions techniques encadrant leur usage. Résultat : comme le note ironiquement Graber, « les accidents se poursuivent, mais relèvent désormais d’une certaine normalité et ne conduisent pas à remettre en cause la logique des autorisations ». Au moins, délivrer des autorisations administratives après enquête aura permis de « montrer » que « l’administration a fait le maximum pour limiter le risque ».
Car il s’agit de « montrer », et non de débattre de la pertinence d’un projet de développement, dont il est bien question depuis les premières enquêtes publiques. Celles-ci remontent aux enquêtes de commodité inventées par la monarchie française au XVIIᵉ siècle ; préalables à tout projet de développement – comme la construction d’un canal, l’installation d’une nouvelle fabrique, etc. –, de telles enquêtes convoquent un certain nombre de témoins, généralement des notables, entendus par des représentants du roi. Qu’importe ce que disent les témoins, les représentants de la monarchie tranchent toujours invariablement en faveur du projet proposé.
L’enjeu de ces enquêtes n’est alors pas tant de discuter le bien-fondé des projets d’aménagement que de « manifester la justice rendue » par le souverain et, par conséquent de « justifier une redistribution des droits dans une société inégalitaire en sacrifiant ce qu’il est impossible de concilier ». Bien qu’elle en changeât le nom et la méthodologie, l’administration française après la Révolution, et particulièrement sous Napoléon Iᵉʳ, s’inscrivit dans le sillage des enquêtes de l’Ancien Régime. Tout comme elles, les nouvelles enquêtes d’utilité publique justifièrent un grand nombre de projets industriels, polluants et/ou dangereux, contre les protestations des citoyens.
Il faut ici rappeler, comme le fait le philosophe Jean-Baptiste Vidalou dans son essai Être forêts, l’étymologie du mot « projet », d’origine militaire : « Reconnaissance avancée d’une place, en vue de préparer les dispositifs utiles à son siège. » Lorsqu’on sait l’importance de la guerre et particulièrement de l’ingénierie militaire sous Louis XIV et Napoléon Iᵉʳ, on mesure la similitude entre conflit armé et développement industriel. Tout comme les troupes du génie assiègent une place forte, les porteurs de projets industriels assiègent le vivant… et les enquêtes d’utilité publique les légitiment d’emblée face aux récriminations des autochtones.
Une profonde connivence entre l’État et les industriels capitalistes dans l’aménagement du territoire
La litanie des batailles qu’égrène Une histoire des luttes pour l’environnement (Textuel, 2021) illustre la profonde connivence entre l’État et les industriels capitalistes dans l’aménagement du territoire depuis le XVIIIᵉ siècle en Europe. Dans cette guerre au vivant, le modèle d’enquête publique français tel qu’il se réinvente dans les années 1820 fournit aux industriels une « technologie politique, qui permet à la fois d’améliorer le projet et gérer les oppositions à ce dernier ». Ces dernières sont appelées « à jouer un rôle dans ce processus, mais seulement un rôle constructif : améliorer le projet, non menacer sa réalisation ». Et la fin de l’enquête « marque par la même occasion la disparition de toute opposition légitime ». En somme, l’enquête publique manifeste avant tout « une justice du sacrifice au service de l’industrialisation et du développement : une justice industrialiste ».
À tous les opposants aux grands projets inutiles et imposés, ce livre semble déconseiller de se fier aux enquêtes publiques, jouées par avance au bénéfice des porteurs de projet. Il ne faut voir en elles qu’un « rituel », une « cérémonie qui permet d’affirmer que chacun est à sa place et que c’est juste ainsi ».
Heureusement, les rituels peuvent changer et les cérémonies passer de mode. À Plogoff, ce n’est pas l’enquête publique qui eut raison de la centrale nucléaire, mais les lance-pierres, les sabotages et la lutte pied à pied qu’opposèrent les habitants contre EDF et l’État français.
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Inutilité publique, de Frédéric Graber, aux éditions Amsterdam, octobre 2022, 208 p., 18 euros. |
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