21 juin 2023
On croyait l’opération enlisée et repoussée aux calendes grecques, mais le lobby agro-industriel a encore une fois eu gain de cause face aux écologistes. À la suite de la pression insistante de la FNSEA — la Fédération nationale des exploitants agricoles, syndicat dominant —, le gouvernement a accéléré brutalement la procédure de dissolution des Soulèvements de la Terre. C’est chose faite depuis le mercredi 21 juin. En Conseil des ministres, l’exécutif a présenté son décret de dissolution.
Tout s’est joué en quelques jours la semaine dernière, alors que l’opération était gelée depuis deux mois, du fait de nombreuses difficultés juridiques. Mais, après l’action des Soulèvements de la Terre à Saint-Colomban (Loire-Atlantique) le 11 juin et la dégradation de serres de maraîchers industriels, tout a changé. Le syndicat majoritaire est passé à l’offensive et a arraché à ses opposants une première victoire. Il a activé ses réseaux au plus haut sommet de l’État et mené une campagne de dénigrement massive dans les médias dominants. Quitte à dramatiser à l’excès la situation.
« Je ne suis pas sûr de tenir longtemps mes troupes »
Le 15 juin, dans Le Point, interrogé par Géraldine Woessner — une journaliste connue pour ses positions productivistes —, le nouveau président de la FNSEA, Arnaud Rousseau, a donné le ton : « L’impunité totale des Soulèvements de la Terre va conduire tout le monde à la guerre civile, s’étranglait-il. La FNSEA, en responsabilité, appelle tout le monde au calme et à la retenue. Mais je suis obligé d’ajouter que je ne suis pas sûr de tenir longtemps mes troupes. J’espère que ce qui s’est passé dimanche [11 juin 2023 à Saint-Colomban] va sonner la fin d’une forme de mansuétude. Car un incident peut arriver. »
« L’impunité des Soulèvements va conduire tout le monde à la guerre civile »
Interrogés par Reporterre, plusieurs témoins évoquent un « ultimatum posé par la FNSEA au gouvernement ». Certaines personnes, proches du milieu agricole, parlent de « deal » ou de « pacte » entre le puissant syndicat et l’État. La direction de la FNSEA aurait freiné les velléités de ses adhérents en échange d’être débarrassée des écologistes.
D’après nos informations, dans différentes institutions agricoles, des membres de la FNSEA se seraient ainsi vantés d’avoir obtenu la dissolution des Soulèvements de la Terre. « Sinon on aurait tout cassé », auraient-ils assuré. Sur France Inter, vendredi 16 juin, Arnaud Rousseau le reconnaissait lui-même plus ou moins officiellement : « Nous sommes à un degré de tension et d’exaspération qui atteint son paroxysme. Les pouvoirs publics doivent agir rapidement. Un certain nombre d’adhérents n’en peuvent plus. J’appelle à l’apaisement, mais je comprends leur colère. »
C’est loin d’être la première fois que le syndicat des exploitants agricoles effectue ce type de chantage et fait craindre la possibilité d’une escalade de la violence [1]. La rhétorique est connue et usée. Il l’avait déjà utilisé face aux Faucheurs d’OGM ou aux écologistes qu’il accusait d’« agribashing » pour obtenir la création de la cellule de surveillance Déméter.
« La FNSEA s’est construite historiquement sur la violence, rappelle la journaliste d’investigation Inès Léraud. C’est donc tout à fait normal que le gouvernement prenne ses menaces au sérieux. »
« La FNSEA ment, manipule, violente et insulte »
Depuis les années 1960, la FNSEA multiplie les destructions de biens publics, le saccage de préfectures et les agressions d’élus. « La FNSEA s’estime propriétaire de l’agriculture. Il a toujours existé un pacte de cogestion entre elle et le ministère de l’Agriculture, souligne le journaliste Gilles Luneau, spécialiste des questions agroalimentaires. Pour devenir ministre, il faut être adoubé par la FNSEA. »
Le gouvernement aurait une nouvelle fois plié devant ses exigences. « Ce qui se passe est très grave, poursuit Gilles Luneau, on assiste à un véritable emballement. La fièvre monte. La FNSEA ment, manipule, violente et insulte. »
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Elle exige la dissolution des Soulèvements de la Terre. Elle réduit les partisans de l’agriculture vivrière à des « décroissants égoïstes » qui ont le « ventre plein », et demande même, lors de son 77e congrès, les 29 et 30 mars à Angers, l’élimination pure et simple de la Confédération paysanne, à la suite de la mobilisation contre les mégabassines à Sainte-Soline (Deux-Sèvres). Dans une lettre adressée au préfet du Morbihan, le syndicat agricole majoritaire explique ainsi qu’il faudrait empêcher son concurrent de siéger dans les institutions et lui couper les subventions.
« Il y a quelques années, la FNSEA était paralysée et déstabilisée par les critiques venant de la société, elle ne trouvait pas de marges de manœuvre. C’était un concert de pleureurs et de pleureuses. Mais aujourd’hui elle est redevenue très agressive. Elle est clairement repassée à l’offensive », juge Gilles Luneau.
« C’est une réaction de chien enragé »
La demande de dissolution des Soulèvements de la Terre arriverait dans ce cadre. « C’est une réaction de chien enragé, ils sont prêts à mordre, car ils voient la société se soulever contre eux et sentent que la situation leur échappe. » Récemment, Les Soulèvements de la Terre avaient appelé à une série d’actions décentralisées, « 100 jours pour les sécher », en ciblant directement les accapareurs d’eau et la FNSEA. Le syndicat ne l’aurait pas supporté. « La constitution d’un mouvement qui attaquait frontalement l’agriculture industrielle les mettait à bout », estime Gilles Luneau.
Mais comment la FNSEA a-t-elle réussi à obtenir cette dissolution ? Pour le comprendre, il faut revenir en arrière et analyser la tactique à l’œuvre.
« Un événement facile à instrumentaliser »
Le 11 juin, à l’appel des Soulèvements de la Terre et de différents collectifs, 1 500 personnes ont manifesté contre l’extension de carrière de sables à Saint-Colomban et le maraîchage industriel. Plusieurs participants ont lacéré des bâches et arraché des plants de muguet, qu’ils ont remplacé par du sarrasin bio.
« Cette action a été largement instrumentalisée par la FNSEA, raconte Laurence Marandola, la nouvelle porte-parole de la Confédération paysanne. Autant les mégabassines sont très décriées dans l’opinion publique, autant les méfaits du maraîchage industriel sont moins connus. »
La mobilisation a suscité de vives réactions dans la classe dominante. Arnaud Rousseau est monté au créneau le jour même, il a interpellé le ministre de l’Intérieur et pris rendez-vous directement avec lui. La journaliste Emmanuelle Ducros, accusée de faire « des ménages » avec l’agro-industrie [2], est également partie « en croisade contre les activistes écologistes », en décochant une dizaine de tweets en une seule journée où elle les traitait de « débiles », de « ramassis de cuistres idéologisés » et de « miliciens ».
Toute une campagne médiatique s’est mise rapidement en œuvre. Face à Jean-Jacques Bourdin sur Sud Radio, on ainsi a pu entendre la communicante très proche de l’agrobusiness Gabrielle Dufour jouer la complainte des petits paysans. « En quelques heures, ils ont réussi à imposer un récit médiatique et à masquer les raisons réelles de cette action de sabotage, qui a d’abord été menée par des paysans, racontait à Reporterre Benoit Feuillu, un des porte-paroles des Soulèvements de la Terre, avant d’être arrêté mardi 20 juin. Pour trois salades arrachées, ils ont voulu nous transformer en gens dangereux. »
Quelques jours plus tôt, mardi 13 juin, Christiane Lambert, l’ancienne présidente de la FNSEA, s’envolait vers la Suède avec le ministre de l’Agriculture, Marc Fesneau. Elle participait avec lui à un conseil informel des ministres de l’Agriculture de l’Union européenne. À l’occasion, elle posait au premier rang, en photo, avec les différents ministres. Selon nos informations, elle aurait profité de l’événement pour évoquer avec Marc Fesneau la question de la dissolution des Soulèvements de la Terre.
« L’État est devenu le bras armé de la FNSEA »
Le rôle de Marc Fesneau est loin d’être négligeable. Depuis sa prise de fonction, il est cul et chemise avec la FNSEA. En mars dernier, à la suite des réclamations du syndicat, il a demandé à l’Agence française de sécurité sanitaire (Anses) de revenir sur sa volonté d’interdire l’herbicide S-métolachlore. Dernièrement, au Sénat, il se vantait d’« avoir dit du bien des pesticides ».
Dans son entourage, on compte de nombreuses personnes proches de l’agro-industrie. Le 2 mai, la directrice de la communication de l’Ania, principal lobby de défense des intérêts de l’industrie agroalimentaire, est devenue sa conseillère communication. Son conseiller alimentation, nommé le 12 mai, était aussi responsable auparavant des études économiques au sein de la Coopération agricole. Un an plus tôt, son ancienne cheffe de cabinet avait été recrutée par le lobby de l’agrochimie Phyteis.
« Il existe une connivence certaine entre la FNSEA, une partie de la presse et le ministère de l’Agriculture », résume la porte-parole de la Confédération paysanne Laurence Marandola. Marc Fesneau a pesé de tout son poids pour obtenir la dissolution et gagner l’arbitrage à la tête de l’État.
C’est ainsi que le 14 juin, Emmanuel Macron réclamait lui-même la dissolution du collectif et mettait la pression à sa Première ministre, Élisabeth Borne, plutôt réticente. Le lendemain, une nouvelle lettre de griefs de trois pages était envoyée aux représentants des Soulèvements, dans laquelle l’action du 11 juin était vivement condamnée. Pour l’avocat des Soulèvements de la Terre, Raphaël Kempf, « cette lettre est bien plus une réaction politicienne qu’une série d’arguments juridiques, les services juridiques ont dû mettre en forme légalement le fait du prince et l’autoritarisme d’Emmanuel Macron ».
Pour la journaliste Inès Léraud, la séquence est totalement inédite : « La FNSEA arrive désormais à faire disparaître ses contre-pouvoirs et à détruire les mouvements de résistance. Elle se constitue un pouvoir quasi totalitaire où les voix dissidentes ne peuvent plus s’exprimer, c’est terrifiant. L’État est devenu le bras armé de la FNSEA. »
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