La banalité du Mal

La banalité du Mal

A la suite de cette parution, https://lesgiletsjaunesdeforcalquier.fr/2023/04/la-violence-commanditee-par-letat-sexerce-au-nom-de-la-loi/, qui a été lue par de nombreux gendarmes, une question m’est souvent posée :

Qu’est-ce que vous sous-entendez par « prioritairement déshumaniser LE manifestant » ?

Précision liminaire : LE , en majuscule ou entre guillemets, est utilisé de façon générique, pour désigner un manifestant, quelque soit son sexe ou son genre.

Produits d’une lente évolution, l’ être humain est un animal social, vivant en société par nécessité de solidarité et d’entraide. Tout en manipulant son environnement végétal, animal et minéral, il pense cet univers et l’organise. Comme tout être vivant, il est le produit de l’évolution de son espèce. Il manifeste son « désir de persévérer dans son être » [1] dans une existence où la coopération est un élément aussi important que la compétition, les deux étant cultivables. Ce penchant pour la coopération et la compétition ne tient pas à une hypothétique nature humaine, mais à notre environnement social.

Ce sont nos relations sociales qui contribuent à façonner nos goûts, nos préférences et nos choix.

Dans le processus de déshumanisation, souvent inconscient, l’individu (le manifestant présumé casseur, un frère ou une soeur à la peau noire, etc) ou le groupe (les migrants présumés « envahissants ») est traité comme un objet.  L’individualité de l’autre est niée et ce dernier sera perçu comme inexistant, puisque la déshumanisation détruit ce qui fait l’essence humaine : identité, lien, psychisme, corps et dignité. Cette déshumanisation est évidente dans le monde du travail, car son sentiment  désigne l’expérience d’un travailleur qui se sentirait utilisé comme un outil ou un instrument entièrement destiné à œuvrer à l’atteinte des objectifs de son entreprise.

Dans une manifestation, les « forces aux ordres » ne voient plus les manifestants comme des individualités, mais comme une masse dépersonnalisée, rigide et révoltée contre l’ordre de l’État. C’est la première phase de la déshumanisation qui en implique une deuxième pour le « maintien de l’ordre » : la distanciation psychologique et sociale, l’indifférence. Celui qui frappe l’autre n’a plus que pour seule explication de son comportement une cause non intentionnelle : l’obéissance aux ordres et à la Loi. Il se dit non responsable.

L e corollaire de l’obéissance est la déshumanisation, ce qui réactive un vieux débat sur le sens de l’altérité et la soumission volontaire. Je fais ici référence à trois événements historiques.

1 –  « La Controverse de Valladolid » s’est tenue d’août 1550 à mai 1551, dans un monastère de Valladolid en Espagne, à la demande du roi Charles Quint et des papes Paul III (1534-1549) puis Jules III (1550-1555),  en présence d’une quinzaine de théologiens. La question était de savoir si les Indiens d’Amérique étaient, oui ou non, des êtres inférieurs et si, oui ou non, on pouvait les « utiliser » en tant qu’esclaves. Afin de préserver les enjeux économiques et politiques de la colonisation, tout en endormant provisoirement la mauvaise conscience catholique, il fut déclaré que les Indiens ne devaient pas être considérés comme des « esclaves de nature », contrairement aux Noirs dont le commerce de « ces choses » fut béni par le légat du pape qui officialisa l’esclavage de nos frères.

2 – À l’aube du 16 juillet 1942, commence la rafle du Vel d’Hiv dans Paris et sa banlieue. Plus de treize mille Juifs de 2 à 60 ans, tous apatrides (principalement d’origine allemande, autrichienne ou polonaise) furent arrêtés comme sous-hommes et déportés au camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau. Comme tant d’autres, les grands-parents et un oncle de l’ami Fernand n’y revinrent pas. Moins d’une centaine de personnes survécurent. Pas un seul soldat allemand fut mobilisé pour l’ensemble de l’opération. Qui va rendre aux 9 000 fonctionnaires, dont 5000 policiers et gendarmes, qui avaient participé à la rafle en connaissance de cause du fait des ordres donnés, les fantômes des 13 152 juifs qui furent déportés ? Car, ce n’est pas l’État français qui a décidé, seul, de l’assassinat de 4 115 enfants ! C’était l’œuvre de fonctionnaires obéissants.

3 – Adolf Eichmann, responsable de la logistique de la « solution finale » des nazis, « agissait dans tout ce qu’il faisait en citoyen qui obéit à la loi. Il faisait son devoir, répéta-t-il mille fois à la police et au tribunal ; non seulement il obéissait aux ordres, mais il obéissait à la loi. »[2]

C’est justement par leur zèle à obéir, sans état d’âme, que les forces de l’ordre, uniquement « aux ordres », sont un organe totalitaire : comme le dit Günther Anders [3], « l’essence de l’État totalitaire consiste justement à effacer la dualité du “légal” et du “moral” ».

Christopher Browning, dans « Des hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la solution finale en Pologne », ouvrage consacré à un des groupes de l’Ordnungspolizei qui, derrière le front russe, ont été chargés de l’extermination des Juifs polonais en 1942, constate combien il est aisé de transformer des hommes ordinaires en « bourreaux volontaires ».

Se taire sur ce drame de l’obéissance, c’est oublier le défaitisme qui nous met en conflit les uns contre les autres, et dont les médias du « parti pris » en sont également les artisans, puisque pour eux ce sont toujours les manifestants qui sont à l’origine des violences policières. L’émission «  complément d’enquête » nous a prouvé le contraire : https://www.lemonde.fr/planete/article/2023/04/07/sainte-soline-un-reportage-de-complement-d-enquete-contredit-la-chronologie-officielle-sur-les-violences_6168673_3244.html.

Vider l’abcès, c’est mettre en cause TOUTES les responsabilités de cette banalité du mal, prônée actuellement par notre Narcisse national qui utilise abusivement du mot guerre pour qualifier les mouvements sociaux, justifiant de facto l’usage d’armes de guerre contre un groupe de manifestants, pourtant qualifié de « familial » par un colonel de CRS, à Sainte-Soline.

Daniel Adam-Salamon

Activiste libertaire des droits de l’Homme

     Jurisconsulte Cour EDH – Philosophe  Éconoclaste

               Bénéficiaire de la reconnaissance nationale

 

1- Spinoza, Le Traité politique, ch. II, art. 17, p. 107

[2] Hannah Arendt,  Eichmann à Jérusalem, « Quarto »-Gallimard, p.1149.

[3] https://www.philomag.com/philosophes/gunther-anders

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