Une étude montre les limites des mégabassines, elle est torpillée par le préfet

MÉGABASSINES, LA GUERRE DE L’EAU

L’étude montre qu’il n’y a tout simplement pas assez d’eau pour remplir les trente mégabassines programmées dans la Vienne. Mais la préfecture ne « valide pas » ce constat objectif car les impacts socio-économiques ne sont pas pris en compte. Un raisonnement par l’absurde qui sape un travail scientifique inédit.

Floriane Louison

21 juin 2023

L’étude n’est pas une analyse militante. Elle sort du cœur de la technocratie de l’eau. Son objectif n’est pas subversif non plus : connaître la quantité d’eau disponible et le niveau des prélèvements sur le bassin de la rivière Clain dans la Vienne. « C’est un bilan hydrique, une objectivisation de la situation la plus juste possible », résume Stéphane Loriot, le directeur de l’Établissement public territorial de bassin (EPTB) qui a piloté ce projet somme toute classique pour un gestionnaire de l’eau.

Pour le mener à bien, l’EPTB a fait appel à un cabinet d’expertise privé, Suez Consulting, filiale de la multinationale éponyme peu soupçonnable de biais écologistes. L’étude s’étale sur 600 pages ultra-techniques et titrées d’un acronyme obscur : HMUC pour Hydrologie, Milieux, Usages et Climat. Les résultats, d’une précision inédite, ont été vérifiés par un chercheur en hydrologie spécialement recruté à cet effet. Et pourtant, cette étude a déclenché l’ire du préfet.

Que dit-elle exactement ? Elle constate qu’il n’y a pas assez d’eau sur ce bassin pour contenter tout le monde, et notamment les ambitions de construire trente mégabassines destinées à l’irrigation agricole. Car avant de débattre de l’intérêt ou de l’impact de ces ouvrages contestés, il faut déjà pouvoir les remplir d’eau.

L’étude HMUC n’est pas politique, elle décrit la réalité physique. Mais la réalité est dérangeante et c’est là que les problèmes ont commencé. Le très macroniste préfet de la Vienne Jean-Marie Girier, directeur de la campagne présidentielle 2017 d’Emmanuel Macron, a engagé tout un travail de sape contre ces connaissances pourtant vitales.

Mégabassine construite à Mauzé-sur-le-Mignon dans le département voisin de la Vienne, les Deux-Sèvres. © Photo Delphine Lefebvre / AFP

Pas assez d’eau pour remplir les mégabassines

Les résultats montrent que la construction de trente mégabassines – l’équivalent de quatorze fois l’emblématique mégabassine de Sainte-Soline – tient moins de la solution technologique que du mirage dystopique. Parmi les onze « unités de gestion » programmées – comprenant chacune une ou plusieurs mégabassines –, trois ne pourraient tout simplement pas être remplies car la quantité d’eau disponible est insuffisante sur le bassin. La pression de ces prélèvements entraînerait une rupture des débits « minimum » à laisser dans les cours d’eau pour garantir la vie, la circulation et la reproduction des espèces.

Deux autres « unités » sont « remplissables », mais au détriment de tout autre usage pour les habitants ou autres activités économiques du secteur. Pour les six restantes, les projets sont moins ravageurs. Mais là encore, les données posent question : leur remplissage capterait une grande partie de l’eau au profit d’une minorité. Seules 153 exploitations agricoles de la zone bénéficieraient directement ou indirectement de ces installations, soit 43 % des irrigants locaux et 9 % des agriculteurs.

Ces données alarmantes sont pourtant très optimistes. Elles se basent sur des mesures effectuées entre 2010 et 2018. Autrement dit, elles ne prennent pas en compte les conséquences des dérèglements climatiques sur la disponibilité de l’eau. Au niveau national, la quantité d’eau disponible a déjà baissé de 14 % en 20 ans et devrait encore décliner de 30 à 40 % d’ici à 2050.

« Dans cette étude, on regarde dans le rétroviseur et on passe à côté des effets du changement climatique sur l’eau et leur accélération ces dernières années », estime l’un des collaborateurs de cette recherche, qui a tenu à garder l’anonymat. Il précise qu’une modélisation des effets du réchauffement climatique a bien été réalisée lors des recherches. « Mais il y a eu de telles pressions que sortir ces résultats incomplets était déjà une bataille. »

Le concept d’une mégabassine est de pomper l’eau en hiver dans les nappes souterraines, alors à leur plus haut niveau, puis de la stocker dans d’immenses réserves en attendant la période estivale. Quand l’eau vient à manquer pendant les mois chauds, l’eau hivernale épargnée en réserve doit alors permettre d’irriguer les champs assoiffés. Faut-il encore que les nappes soient chargées d’eau en hiver.

Or l’étude HMUC ne prend pas en considération, entre autres impacts climatiques futurs, l’augmentation de la fréquence et de l’intensité des sécheresses hivernales, telle que la France vient d’en connaître cette année. Dans la Vienne, il n’a pas plu une goutte entre le 21 janvier et le 20 février dernier et les nappes souterraines n’ont pas pu être rechargées à « un niveau satisfaisant » selon la préfecture.

« À l’échelle annuelle, le changement climatique devrait provoquer une importante accentuation des phénomènes de sécheresse hivernale sur l’ensemble du territoire d’étude, avec une diminution de l’ordre de 40 à 50 % des débits mensuels quinquennaux secs », précise l’étude HMUC.

Le travail de sape de la préfecture

Le préfet de la Vienne, Jean-Marie Girier, a fait des pieds et des mains pour étouffer ces résultats scientifiques mais gênants.

Dernier épisode en date d’un feuilleton qui dure depuis plusieurs mois : le 7 juin dernier, l’étude HMUC devait être validée, selon la procédure normale, par la commission locale de l’eau du Clain. Une sorte de parlement local de l’eau où siègent des collectivités locales, des représentants de l’État mais aussi des organisations professionnelles, des associations d’usagers ou encore de protection de l’environnement. En amont de ce vote, dans une lettre co-signée par le conseil départemental (divers droite), le préfet demande clairement au président de l’instance de ne pas « valider » l’étude.

« Valider l’étude HMUC, expose-t-il dans ce courrier que Mediapart a pu consulter, n’est pas une voie souhaitable car certaines propositions pourraient emporter des impacts socio-économiques majeurs sans assurance qu’elles soient totalement appropriées. » À la place, il propose d’« acter la fin de l’étude ». Ce qui sera finalement voté par la commission locale de l’eau. Dans un communiqué publié en réaction, « le préfet se félicite de ce vote qui consacre l’existence d’un consensus local en matière de gestion de la ressource en eau ».

Les services de l’État ont poussé leur raisonnement par l’absurde jusqu’à compléter par eux-mêmes le travail de Suez Consulting en diffusant aux élus et acteurs de l’eau des éléments sur l’impact socio-économique des restrictions d’eau induites par l’étude HMUC. 450 emplois en moins et 20 millions d’euros de perte, ont-ils exposé, le 6 mars dernier, devant un parterre d’élus et d’acteurs locaux de l’eau. « Ce sera le plus grand plan de licenciement du Poitou », a immédiatement commenté dans le journal local La Nouvelle République le représentant des irrigants, Hervé Jacquelin qui, lui, veut « au moins 100 réserves ».

Ces questions d’impact socio-économiques n’ont jamais été inscrites dans le cahier des charges des consultants de Suez, confirme le commanditaire de l’étude. Leur mission était d’acquérir des connaissances détaillées sur la ressource en eau et de livrer cette base aux gestionnaires de l’eau chargés de trouver les meilleures solutions face aux contraintes actuelles et à venir.

« Là, la préfecture dit en d’autres termes qu’on ne peut pas valider le manque d’eau car cela va coûter trop cher, mais ce sont des faits. C’est du trumpisme ! Un déni de la réalité », dénonce Michel Levasseur, président de l’association de protection de l’environnement Vienne Nature, membre de la commission locale de l’eau.

L’association tout comme plusieurs autres sources interrogées par Mediapart décrivent une « offensive inédite » contre l’étude HMUC. Le conseil départemental a émis un « avis défavorable » pour les mêmes raisons de non-prise en compte des impacts socio-économiques. Le préfet est venu deux fois en personne en commission locale de l’eau pour faire reporter sa validation. Un maire du secteur, interrogé par Mediapart, témoigne de pressions subies pour voter contre la validation de l’étude.

Sur le front anti-écologie, le préfet de la Vienne n’en est d’ailleurs pas à son premier coup d’essai. Au-delà de l’étude HMUC, il s’est désigné plusieurs autres adversaires depuis son arrivée au poste en mars 2022.

Une trentenaire à la carrière fulgurante, comme lui, est l’une de ses cibles privilégiées : la maire de Poitiers, Léonore Moncond’huy, symbole de la vague verte lors des dernières municipales. En neuf mois, elle a fait l’objet de trois déférés préfectoraux devant le tribunal administratif. En cause, un « atelier de désobéissance civile » organisé par l’association écologiste Alternatiba lors d’un « Village des alternatives » en septembre dans la ville.

Le préfet juge la formation incompatible avec la loi « séparatisme ». Mais aussi pour une prise de participation dans une société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) soutenant le maraîchage en circuit court. Une initiative déjà éprouvée par plusieurs collectivités pour relocaliser et réduire le coût de l’alimentation, mais que le préfet juge hors des compétences de la mairie. La justice ne s’est pas encore prononcée sur ces affaires.

Pas assez d’eau tout court

Au-delà des limites des mégabassines, l’étude HMUC montre aussi que les niveaux des prélèvements actuels sur le bassin de la rivière Clain sont déjà excessifs. « Il y a un déséquilibre chronique entre les besoins en eau et les ressources disponibles […] Des problématiques hydrauliques qui impactent déjà fortement les fonctionnalités des milieux aquatiques, ainsi que la biodiversité. » Un constat bien connu localement, car il a justifié dès 1994 le classement du bassin en zone sensible, ZRE (zone de répartition des eaux) dans le jargon hydraulique.

Pour retrouver un équilibre, il faudrait baisser immédiatement les prélèvements de 22 % en moyenne en période estivale. Selon les modélisations établies par l’étude, les prélèvements devraient se réduire de 40 % d’ici à 2050. Des efforts qui doivent s’imposer à tous et donc aussi aux irrigants qui prélèvent actuellement 50 % du volume total de l’eau disponible et jusqu’à 70 % en été.

Un « protocole d’accord » sur la construction des 30 mégabassines a été signé au pas de course en novembre 2022, quelques mois avant la présentation du rapport HMUC. Sans surprise, il n’est pas raccord avec les préconisations induites par les nouvelles données. Selon les éléments du protocole, les irrigants raccordés aux bassines vont prélever moins d’eau l’été mais plus l’hiver pour un volume total annuel inchangé.

Mais ce n’est pas tout : les baisses estivales permettront de raccorder de nouveaux demandeurs. Selon les calculs de Vienne Nature, ce sont quelques millions de mètres cubes supplémentaires aux volumes annuels qui vont être autorisés. Pendant ce temps, la grande majorité des autres agriculteurs et des autres usagers de l’eau devraient quant à eux subir des baisses drastiques face aux tensions sur la ressource déjà avérées.

Ce protocole se base scientifiquement sur un rapport publié en 2016 par le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) concluant aux « effets bénéfiques » des mégabassines, même si leur remplissage chaque année n’est déjà pas garanti. Cependant, cette étude, beaucoup moins précise, porte sur une période encore plus ancienne que l’étude HMUC : 2000-2011. Elle n’intègre pas elle non plus les impacts des dérèglements climatiques, pas même les baisses des débits déjà mesurés ces dix dernières années.

Le même type d’étude a été conduit par le BRGM dans les Deux-Sèvres pour justifier le chantier de 16 mégabassines dont celle de Sainte-Soline. Face aux mises en cause de plusieurs chercheurs et la publication d’un contre-rapport par le collectif « Bassines non merci », le BRGM s’est défaussé du rôle de porte-parole scientifique des bassines qu’on semble lui assigner.

« L’expertise réalisée par le BRGM n’est pas une étude approfondie, ni une étude d’impact de toutes les conséquences possibles des prélèvements d’eau envisagés. Il ne s’agit pas non plus d’un article de recherche scientifique soumis à l’évaluation de la communauté scientifique. Il s’agit d’une étude répondant à une commande précise, donnant lieu à un rapport technique permettant de répondre aux questions posées avec les limites associées. »

Dans ce climat de confusion scientifique et d’organisation de l’ignorance, même les repères de base pour affronter l’avenir se flouent. Le 8 juin, dans un communiqué de presse, le président de la chambre d’agriculture de la Vienne, Philippe Tabarin, assène sa propre analyse quantitative de l’eau : « Contrairement aux conclusions de l’étude HMUC, j’affirme que nous ne manquons pas d’eau. » Dans la Vienne, les scientifiques disent l’inverse depuis près de trente ans.

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