D’Adama Traoré à Nahel : la marche contre les violences policières brave les interdits

En dépit de l’interdiction préfectorale, le comité Vérité et justice pour Adama a défilé à Paris contre les violences policières et le racisme. Dans le contexte de révolte des quartiers populaires après la mort de Nahel, la mobilisation pacifique, soutenue par la gauche sociale et politique, a donné lieu à l’interpellation violente d’un frère Traoré par la police.

Mathieu Dejean et Khedidja Zerouali

8 juillet 2023

Les autorités ont tout fait pour que la marche en mémoire d’Adama Traoré, mort il y a sept ans dans les locaux de la gendarmerie de Persan (Val-d’Oise), n’ait pas lieu. D’abord, la préfecture du Val-d’Oise a interdit le rassemblement qui devait se tenir, comme chaque année, le 8 juillet à Beaumont-sur-Oise – décision confirmée par la justice administrative. Par arrêté préfectoral, la circulation des trains de la RATP a ensuite été interrompue vers Persan-Beaumont.

Enfin, le comité Vérité et justice pour Adama ayant décidé d’appeler à se réunir place de la République, à Paris, la préfecture de Paris a interdit le rassemblement à son tour. « Cette manifestation intervient dans un contexte encore sensible, après un épisode de violences urbaines survenues en Île-de-France, et notamment à Paris »argue la préfecture dans son communiqué. Le contexte, c’est aussi la mort de Nahel M., 17 ans, tué à bout portant par un policier lors d’un contrôle routier à Nanterre (Hauts-de-Seine) le 27 juin.

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Rassemblement à l’appel du comité Vérité et justice pour Adama, place de la République à Paris, le 8 juillet 2023 à la. © Photo Khedidja Zerouali / Mediapart

Une manifestation s’est pourtant bien lancée de la place de la République ce samedi 8 juillet, malgré une lourde présence policière. Les organisateurs ont, dans un premier temps, été nassés par la police mais, rapidement et sous l’impulsion du comité Vérité et justice pour Adama, le cordon policier a été forcé : une première fois pour accéder à la fontaine de la place de la République, une seconde pour débuter la marche. Elle aura duré moins d’une heure, dans le calme.

La préfecture de Paris a annoncé une procédure judiciaire contre l’organisatrice, Assa Traoré, sœur d’Adama. Par ailleurs, deux interpellations ont été effectuées, les deux concernent des membres du comité Adama, dont l’un des frères Traoré, Youssouf, violemment arrêté comme en témoignent ces images. On y entend une militante répéter : « Pas à trois sur son dos, laissez le juste respirer. » Blessé à l’œil, Youssouf Traoré a été transféré du commissariat du Varrondissement à l’hôpital. Selon BFMTV, une policière a déposé plainte contre le frère d’Adama Traoré pour violences sur personne dépositaire de l’autorité publique. Le Comité Adama affirme ne pas avoir été informé du dépôt de cette plainte pour l’instant.

Assa Traoré gagne un « bras de fer »

À 15 h 45, Assa Traoré monte sur un arrêt de bus, boulevard Magenta, vers la gare de l’Est, pour prendre la parole. Le cortège n’est pas allé plus loin. « Reconnaître qu’il y a du racisme en France, c’est sauver des vies. On a le droit de marcher pour nos frères. Vous allez rentrer chez vous avec fierté, honneur et dignité », lance-t-elle devant les manifestant·es bien encadré·es par des cordons de policiers. « C’est un hommage à Adama et pour toutes les victimes de violences policières : qu’elle dure une heure ou trois heures, peu importe, estime Omar Slaouti, militant historique des quartiers populaires. C’est un bras de fer : on sait qu’en face ils ne vont rien lâcher pour ne pas nous laisser s’exprimer. » 

Dans la foule, près de 2000 personnes, beaucoup de militant·es des quartiers populaires, de responsables politiques de La France insoumise (LFI) et d’Europe Écologie-Les Verts (EELV), quelques rares chasubles syndicales aux couleurs des deux seules organisations de travailleurs présentes ce jour-là : la CGT et Solidaires. Les très jeunes habitant·es des quartiers populaires qui se sont révolté·es ces derniers jours et qui se succèdent en comparution immédiate en ce moment ne sont pas de la partie. Pour les personnes interrogées, cela s’explique par le fait que la marche s’est faite à Paris plutôt qu’à Beaumont-sur-Oise, et par la crainte que peut faire naître chez eux une présence policière accrue.

Dans la famille, on est ACAB de père en filles.

Tala, consultante en santé

Tala et Tasnim, deux sœurs, sont venues d’Épinay-sur-Seine (Seine-Saint-Denis), battre le pavé aux côtés du comité Vérité et justice pour Adama. La première a 25 ans et travaille en tant que consultante dans la santé, la deuxième a 17 ans et vient d’obtenir son bac avec mention. Les deux jeunes femmes sont noires, portent le voile et racontent la violence du « racisme systémique », dans la rue pour leur frère et leur père, dans les études pour elles deux. « Mon père est un homme noir qui est arrivé en France dans les années 1980, alors les violences de la police, il connaît, commente Tala. Mon frère pareil. Nous aussi. Dans la famille, on est ACAB [All cops are bastards – ndlr] de père en filles. » 

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Tasnim (à gauche) et Tala, deux sœurs, manifestent ce jeudi 8 juillet 2023 contre les violences policières et le racisme systémique. © Photo Khedidja Zerouali / Mediapart

La plus jeune répète ce que toutes les personnes racisées nous indiquent lors de cette marche : ça aurait pu être son frère. « Et quand on se révolte, nous, on nous réprime encore plus durement, s’inquiète Tasnim. Quand les habitants des quartiers populaires se mobilisent, c’est des émeutes. Quand ce sont des blancs, ce sont des manifestations engagées. J’ai pas l’impression d’être particulièrement agressive ou animale. »

Autour d’elles, les slogans fusent : « Tout le monde déteste la police », « Pas de justice, pas de paix », « Justice pour Adama », « Justice pour Nahel », « On ne nous empêchera pas de manifester, contre le racisme et l’impunité ». La voix de Tasnim se hisse au-dessus des mégaphones pour expliquer qu’elle n’a pas eu peur d’amener sa petite sœur dans une manifestation interdite par la préfecture : « On risque de se faire violenter et arrêter, mais, de toute façon, en tant que racisés, on risque tout cela tout le temps, manifs ou pas. Alors, les interdictions, on s’en fout. » 

Témoignages du racisme ordinaire de la police

Un peu plus loin, Fanta et Enora Gomes, elles, ne parlent pas au conditionnel quand elles disent que ça aurait pu être un membre de leur famille. Leur cousin, Olivio Gomes, est mort le 17 octobre 2020 de trois balles tirées par un policier de la BAC de Poissy (Yvelines), pour refus d’obtempérer. Comme Assa Traoré, elles répètent son nom, la date de sa mort, les conditions dans lesquelles celle-ci a eu lieu à de nombreuses reprises pour que le jeune homme de 28 ans ne tombe pas dans l’oubli.

« C’est toujours la même histoire, souffle Enora. C’est juste les acteurs qui changent : il y a un refus d’obtempérer, et les policiers utilisent leurs armes pour tuer alors qu’il y a d’autres moyens d’interpeller. Ce qui s’est passé pour Nahel, c’est exactement la même chose, sauf que, pour nous, il n’y a pas de vidéo. » Les deux étudiantes, de 20 et 21 ans arborent un tee-shirt appelant à la « justice pour Olivio Gomes », racontent « l’angoisse permanente », ce poids qui leur reste sur le cœur chaque fois qu’elles aperçoivent un petit frère ou un petit cousin dans la rue, comme autant de potentielles victimes de violences policières.

Les appels au calme sans justice sociale et sans moyens conséquents, ce n’est même pas entendable.

Farid Bennai, militant du Front uni des immigrations et des quartiers populaires (FUIQP)

Elles se désolent d’une même voix que les « marches, les communiqués, ça ne sert plus à rien. Ça fait des années qu’on en fait, ça n’a rien changé, ils tuent encore. » Alors, si elles ne cautionnent pas les violences qui ont pu avoir lieu dans certains quartiers populaires après la mort de Nahel, elles comprennent : « Détruire notre milieu urbain à nous, c’est peut-être pas la meilleure solution, mais on n’a pas d’autres moyens de se faire entendre. »

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La marche pour Adama du 8 juillet 2023, interdite par la préfecture, a été parsemée de tensions avec la police malgré une ambiance générale plutôt calme. © Photo Khedidja Zerouali / Mediapart

Le constat est partagé par Farid Bennai du Front uni des immigrations et des quartiers populaires (FUIQP) : « Les jeunes qui se révoltent le font parce qu’ils savent très bien que ça aurait pu être eux-mêmes, leur frère, leur copain. » Alors que la plupart des responsables politiques ont appelé au calme, l’éducateur de rue estime que leurs prises de parole sont inopérantes : « Les pouvoirs publics violentent et créent une crispation dans les quartiers populaires et on demande ensuite aux éducateurs d’appeler au calme. Les appels au calme sans justice sociale et sans moyens conséquents, ce n’est même pas entendable. Ça ne veut rien dire. » 

Dans une même phrase, il raconte ces jeunes qui viennent le voir pour se plaindre des humiliations quotidiennes que leur font vivre la police, l’abandon progressif de l’État dans les quartiers les plus précaires et la marche impitoyable de « la machine répressive », faisant référence aux comparutions immédiates bâclées lors desquelles nombre de jeunes banlieusards ont pris des peines de prison ferme après les révoltes. Et de se souvenir d’une phrase qui, pour lui, résume tout : « Un jeune m’a dit un jour : “On nous traite comme des animaux, on se révolte comme des sauvages.” » 

Une gauche sidérée, mais solidaire

Quelques heures plus tôt, le collectif d’associations, de syndicats et de partis politiques de gauche, signataire de l’appel « Notre pays est en deuil et en colère », tenait une conférence de presse en catastrophe, près de la place de la République. Les mines sont ternes et la tension palpable. Éric Coquerel, député LFI de Seine-Saint-Denis, confie sa colère face aux interdictions : « Le gouvernement met la France au ban des démocraties. Le droit de manifester est un droit constitutionnel, ils n’ont même plus de prétexte : cette marche commémorative a toujours été pacifique. C’est sidérant. » « Le droit à manifester devient à discrétion des préfets et du gouvernement, ce n’est pas possible. Il faut protéger les libertés publiques », abonde la députée écologiste Sandrine Rousseau.

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De gauche à droite : Assa Traoré, Murielle Guilbert, codéléguée générale de Solidaires et Céline Verzeletti, secrétaire confédérale de la CGT, toutes trois présentes lors de la marche pour Adama, jeudi 8 juillet, place de la République à Paris. © Photo Khedidja Zerouali / Mediapart

Pour l’Insoumis, le seul point positif, c’est le sursaut d’une partie de la gauche sociale et syndicale, qui ne laisse pas les quartiers populaires seuls dans la bataille : « En grande partie, la gauche considère que ce qui se passe est politique, et que ça la concerne. Mais le gouvernement est bien plus dur qu’en 2005 en termes de fuite en avant répressive. »

Du côté des partis, LFI, Europe Écologie-Les Verts (EELV) et le Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), notamment, étaient représentés – pas le Parti socialiste (PS), ni le Parti communiste français (PCF). La CGT, Solidaires ou encore Attac entouraient aussi Assa Traoré. Au micro, Céline Verzeletti, secrétaire confédérale de la CGT, rappelle le soutien de la confédération au comité et se désole de la réaction de l’exécutif : « La seule réponse du gouvernement, c’est la répression, les atteintes à tous les droits et aucune réponse sociale ou politique. Ce gouvernement n’est plus du tout légitime. »

« Nous empêcher de manifester, c’est nous empêcher de dire notre amour à l’endroit de ceux et celles qui devraient vivre aujourd’hui », déclare Omar Slaouti, évoquant un « tournant majeur » lors de la conférence de presse qui s’est tenue avant le départ du cortège. « On commence toujours par les quartiers, mais ça se termine dans tous les mouvements sociaux : ce qui se passe, c’est l’interdiction de tes libertés, en tant que femme, qu’écologiste, que syndicaliste », prévient-il. Et de rappeler le prochain rendez-vous : une marche contre les violences policières le 15 juillet, place de la République à Paris, à l’initiative de la Coordination Nationale contre les violences policières.

À l’heure des questions, une seule journaliste prend la parole : « Assa Traoré, appelez-vous au calme ? » Et cette dernière de lui répondre : « Pourquoi me posez-vous cette question ? A-t-on déjà appelé à la violence ? » 

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