Les dirigeants de l’UE jouent la carte de la peur concernant l’immigration tout en ne prenant pas la mesure des menaces réelles et meurtrières que fait peser le changement climatique. L’ensemble de la région euro-méditerranéenne devrait se mobiliser et coopérer pour venir en aide aux personnes déplacées, lutter contre les géants du secteur des énergies fossiles et s’engager résolument sur la voie de la décarbonation.
Source : Jacobin, Nathan Akhehurst
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
L’Europe brûle. Rome a battu son record de chaleur de près de 43°C, qui ne date que d’un an, et certains hôpitaux italiens ont signalé que le nombre de patients hospitalisés atteignait des niveaux identiques à ceux de la période COVID. Des vols spéciaux ont été affrétés vers Corfou et Rhodes pour évacuer les touristes menacés par les incendies qui ravagent les îles grecques, tandis que la population locale en subit les conséquences. Même les Alpes affichent des températures de plus de 38°C. De l’autre côté de la Méditerranée, l’Algérie a enregistré sa nuit la plus chaude de toute l’histoire de l’Afrique.
La crise est mondiale, et nécessite un leadership mondial : des températures extrêmes et des inondations ont frappé partout, depuis les États-Unis, jusqu’à la Chine, au Brésil et sur le sous-continent asiatique. Les structures politiques supranationales existantes, telles que l’Union européenne (UE), pourraient – et devraient – être à la pointe de la riposte. Pourtant, alors que la terre se craquelle, que les arbres s’embrasent et que les réserves s’épuisent, le regard de l’Europe est résolument tourné dans la mauvaise direction.
L’Europe, la canicule et la frontière
Alors que les alertes imposaient aux habitants de Rome de rester chez eux pendant la journée, la première ministre d’extrême droite, Giorgia Meloni, accueillait dans la ville une conférence internationale pour appeler à une coopération urgente entre l’Europe et l’Afrique – non pas pour s’attaquer à la crise climatique, mais pour contrôler les flux migratoires. Les médias italiens ont choisi de bavasser alors que Rome brûlait littéralement, préférant relayer la couverture alarmiste en provenance de l’étranger plutôt que de relater ce qui se passait réellement.
Pour ceux qui souffrent et meurent à la frontière la plus meurtrière au monde, la situation est extrême. Mais sur un plan statistique, le phénomène migratoire est très loin de ce pic de crise existentielle qu’on a coutume de décrire sur la scène politique européenne.
On entend couramment ceux qui sont hostiles à l’immigration affirmer que plutôt qu’aider les étrangers, ils faudrait privilégier leurs propres citoyens. Et pourtant, les États européens les plus touchés par le changement climatique, comme l’Italie et la Grèce, consacrent plus de ressources et de politiques à la répression, à la détention et toutes autres formes d’agression à l’encontre des personnes qui se trouvent sur leurs côtes qu’à la protection de celles dont les maisons sont en flammes. Il suffit par exemple de comparer les rutilants nouveaux camps de détention de la Grèce et ses piètres résultats en matière d’intervention d’urgence.
On aurait toutefois tort d’imputer ce problème d’inaction aux seuls États frontaliers de l’Europe, eux-mêmes éprouvés par une décennie de crise au cours de laquelle l’austérité qui a été imposée par l’UE a joué un rôle non négligeable. Leurs gouvernements affirment, non sans raison, que les États plus riches du nord de l’Europe rejettent la responsabilité de répondre aux urgences migratoires sur les États frontaliers plus pauvres. Pendant ce temps, les institutions européennes fustigent publiquement le bilan des États frontaliers en matière de droits humains (qu’il s’agisse de membres de l’UE, de la Libye ou de la Tunisie), tout en continuant dans la pratique à collaborer à ces abus, voire à les encourager.
Pour ceux qui souffrent et meurent à la frontière la plus meurtrière au monde, la situation est extrême. Mais sur un plan statistique, le phénomène migratoire est très loin d’atteindre ce pic de crise existentielle qu’on a coutume de décrire sur la scène politique européenne. À titre de comparaison, en Colombie — un pays beaucoup plus pauvre que n’importe quel État membre de l’UE et qui a intégré des millions de demandeurs d’asile au cours des dernières années — le phénomène migratoire reste loin d’avoir l’emprise existentielle qu’il a sur la politique européenne. De fait, l’Europe a été parfaitement en mesure de recueillir plusieurs millions d’Ukrainiens fuyant l’invasion russe l’année dernière. La soi-disant crise migratoire est depuis toujours un problème inventé de toutes pièces. Aujourd’hui, elle est encore plus dangereuse parce qu’elle détourne l’attention politique de la conflagration qui menace les vies et les moyens de subsistance de part et d’autre de la Méditerranée.
Les personnes en quête de sécurité sont également les premières victimes de l’urgence climatique. Les catastrophes ont tout d’abord entraîné de nouveaux risques de déplacement dans la région euro-méditerranéenne : les incendies de forêt au nord-ouest d’Athènes ont dévasté les zones résidentielles, tandis que les chocs climatiques ont affecté les populations prises dans les conflits partout en Afrique du Nord. Les effets des aléas météorologiques de cette année, qu’il s’agisse de l’industrie touristique grecque ou des rendements agricoles algériens, pourraient à long terme être un facteur de déplacement des populations. Les conséquences pour les personnes déjà déplacées ont été brutales ; à la frontière américaine, on récupère les corps de gens qui se sont effondrés victimes d’insolation.
L’accord passé avec la Tunisie en matière de migrations n’est que le dernier avatar de la stratégie européenne de longue haleine, ayant pour but de contraindre les États situés à la périphérie de l’Union à jouer le rôle de police des frontières.
Dans toute la région euro-méditerranéenne, les centres de détention, les camps de réfugiés et les campements informels seront en proie à des pénuries et à des risques sanitaires, de plus le soleil tapant sur la mer qui se réchauffe ne laissera que peu de chances aux gens qui, cet été, désespérés, entreprendront une traversée en Méditerranée et en mer Égée. Et pourtant, cette situation d’urgence est maitrisable. Avec un effort coordonné entre les pays – et l’UE serait très bien placée pour jouer un rôle de premier plan à cet égard – tous ces gens pourraient être pleinement épaulés afin de pouvoir rester chez eux lorsqu’ils le peuvent et ne partir que lorsqu’ils le doivent. Des ressources peuvent et doivent être mobilisées à cette fin, notamment des investissements destinés à préserver les moyens de subsistance et l’industrie, à fournir une aide efficace en cas de catastrophe et à faciliter les déplacements vers la réinstallation à court et à long terme. Ces efforts s’inscrivent parfaitement dans le cadre du projet visant à stabiliser les températures mondiales au cours de cette génération tout en gérant les dommages existants.
Choix des priorités
La politique est une question de priorités, et les choix de l’Europe ont été clairs. La conférence de Meloni sur les migrations, qui a réuni vingt pays, n’a fait que débiter de vieilles platitudes sur l’importance de la coopération au développement. Ce projet, baptisé « Team Europe », est une structure fabriquée de toutes pièces qui ne peut être tenue responsable de rien, comme l’a souligné une membre du Parlement européen, ce lieu où Meloni se tient à côté de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen. Cet été, leurs deux déplacements visaient avant tout à « coopérer » avec la Tunisie en matière de contrôle de l’immigration. C’est ce même État tunisien qui, au cours des derniers mois, suite au discours raciste de son président contre le « grand remplacement ethnique » par des migrants noirs, a vu se multiplier des attaques contre les migrants, alors que les tentatives de fuite de ces derniers se soldaient par deux cents morts en mer en l’espace de dix jours.
L’accord passé avec la Tunisie en matière de migrations n’est que le dernier avatar de la stratégie Européenne de longue haleine, ayant pour but de contraindre les États situés à la périphérie de l’Union à jouer le rôle de police des frontières. Les conséquences en ont été brutales : noyades et esclavage en Libye, massacre de Melilla en 2022 à la frontière entre l’Espagne et le Maroc, en passant par le sinistre accord de l’UE avec le président turc Recep Tayyip Erdoğan.
Le courant politique dominant est favorable à ce type de contrôle frontalier « externalisé » — le pacte avec la Turquie a été initié par l’actuel candidat de centre-gauche au poste de premier ministre néerlandais, Frans Timmermans. Souvent on présente ce contrôle comme une simple mesure de développement. L’UE a a mis à la disposition des États africains des systèmes biométriques, officiellement destinés au contrôle des inscriptions sur les listes électorales, mais qui de fait ont permis de constituer une base de données d’empreintes digitales pour le contrôle des migrations par l’UE ; elle a également financé les forces de soutien rapide chargées d’empêcher les flux migratoires via l’Afrique du Nord, celles-ci affichent un bilan épouvantable en matière de droits humains, et elles sont celles-là mêmes que l’on retrouve dans le nouveau conflit civil qui sévit au Soudan. Le contrôle des migrations par tous les moyens nécessaires est l’étoile polaire de la politique étrangère européenne depuis près d’une décennie, et cette mainmise ne fait qu’empirer.
En outre, la priorité accordée au contrôle des migrations en matière de politique étrangère est profondément néfaste, même du point de vue de la sécurité de l’Europe. Lorsque le Maroc a brièvement assoupli son rôle de garde-frontière de l’Europe, en colère contre ce qui était perçu comme une ingérence de la part de l’Espagne en matière de politique étrangère, on a observé une réelle crise humanitaire à Ceuta en 2021. Cet hiver-là, la Russie et le Belarus ont été accusés de « militariser » les flux migratoires à la frontière polonaise pour déstabiliser l’Europe. Le président turc Erdoğan, récemment réélu, a tenté à plusieurs reprises d’utiliser les contrôles migratoires comme monnaie d’échange dans les affaires internationales.
En un sens, les puissances européennes y trouvent une excuse pour leur inaction criminelle ; il suffit de rejeter la responsabilité de la misère à la frontière sur un acteur non européen (et c’est en effet cette image plus générale que la politique d’externalisation conforte). Pourtant, dans un sens plus large, il n’est guère sain pour les États de l’UE que des puissances rivales ou plus petites puissent imposer leur agenda sur la scène mondiale en manipulant la paranoïa européenne à l’égard de flux migratoires (encore une fois, en termes généraux, plutôt modérés). Cependant, le problème ne réside pas seulement dans les conséquences négatives de l’approche actuelle, mais aussi dans les opportunités manquées que pourrait offrir une approche différente. Un monde qui verrait la principale motivation de l’action européenne être de prévenir la dégradation du climat – et non d’empêcher les personnes dans le besoin de se déplacer – permettrait d’établir des relations interétatiques différentes et plus constructives.
Plusieurs éléments plaident en défaveur d’un tel changement d’approche. De toute évidence, une grande partie de la droite européenne, qui a été responsable d’échecs nationaux incontestables, ne serait pas en mesure de remporter des élections si elle n’attisait la peur et la paranoïa à l’encontre d’une cible extérieure. Mais ce n’est pas l’extrême droite qui de fait contrôle les rouages lucratifs de la politique internationale européenne. La formation au contrôle des frontières que la police allemande, les sociétés d’armement privées et les agences de développement des États ont dispensée aux forces de sécurité saoudiennes (qui ont l’habitude de tirer sur les gens à la frontière) témoigne de la complexité du réseau de relations en jeu. Le secteur mondial de la surveillance et des frontières est pleinement relié aux hautes sphères de l’Europe, et le sera encore plus avec l’expansion de Frontex, l’armée de l’Europe aux frontières.
Un monde qui verrait la principale motivation de l’action européenne être de prévenir la dégradation du climat – et non d’empêcher les personnes dans le besoin de se déplacer – permettrait d’établir des relations interétatiques différentes et plus constructives.
Parallèlement, comme l’ont établi les Amis de la Terre, il existe une boucle de rétroaction entre les personnels et les programmes des industries de la sécurité, de la dégradation des sols et des combustibles fossiles. Dans le contexte de la crise énergétique actuelle, les grandes compagnies pétrolières ont à nouveau les yeux rivés sur l’Afrique du Nord, et ce en dépit du lien bien démontré entre l’extraction des combustibles fossiles, la déstabilisation de la région et l’agenda chaotique de la politique étrangère de la France, ancienne puissance coloniale. Un grand nombre d’entreprises et d’intérêts politiques puissants tirent profit d’une Europe qui se focalise implacablement sur un défi stratégique imaginaire qu’ils peuvent rentabiliser — le contrôle des flux migratoires — au détriment d’un défi réel et meurtrier — le changement climatique — dont la résolution pourrait menacer ces profits (au sens propre et au sens figuré).
Le dilemme des pro-européens
Voilà près d’une décennie que l’Europe est coincée dans une lutte entre les néolibéraux les plus favorables à l’UE et les gens de droite très critiques, qui se sont réveillés avec l’ère Trump et ses insurrections conservatrices. La gauche a largement échoué à s’imposer et à dépasser ce clivage. L’approche de la droite est assez facile à comprendre : combiner une paranoïa raciste à l’égard de l’immigration avec de véritables griefs quant à la manière dont les autorités de l’UE ont traité les citoyens les plus pauvres du bloc, et ce, afin de construire un bloc nationaliste.
On comprend plus difficilement pourquoi, à Bruxelles, tant de partisans d’une Europe libérale se rallient à une stratégie qui risque de compromettre leur projet. Peut-être, pour des raisons idéologiques, sont-ils sincèrement attachés à la mise en place de contrôles frontaliers externalisés de grande ampleur et ne sont-ils pas fondamentalement en désaccord avec la droite. Peut-être ne font-ils que suivre la ligne directrice d’un ancien conseiller de Donald Tusk qui estimait que le seul moyen d’arrêter la montée de la droite était de la surpasser et ainsi rassurer les électeurs conservateurs. Peut-être sont-ils tout simplement particulièrement réceptifs au lobbying et à la logique de groupe. Quoi qu’il en soit, leur manque de détermination à empêcher la droite dure de faire de l’immigration la principale question du jour en Europe menace leur projet global d’une Europe puissante en tant que pôle indépendant dans un monde multipolaire.
On comprend plus difficilement pourquoi, à Bruxelles, tant de partisans d’une Europe libérale se rallient à une stratégie qui risque de compromettre leur projet.
On peut se demander si une telle approche est souhaitable — et le fait que la gauche n’ait pas de position claire et concertée sur le projet européen a certainement eu pour effet de la paralyser quelque peu. Quoi qu’il en soit, les ambitions des partisans de l’Europe sont déjà en terrain bien instable. Depuis la guerre d’Ukraine, ce retour à des rivalités internationales à caractère militaire a évincé la position centrale de l’Allemagne en Europe, tout en favorisant dans les esprits des hauts dirigeants un retour vers des stratégies pilotées par l’OTAN dignes de l’époque de la guerre froide, ce qui accroît l’influence des États-Unis. Bien que les pro-Europe britanniques se plaisent à dépeindre le Brexit comme l’effondrement de toute influence britannique encore présente dans le monde, la Grande-Bretagne post-Brexit mène une diplomatie efficace en Europe grâce à son attitude de faucon concernant l’Ukraine, diplomatie qu’elle va sans aucun doute élargir à la sphère non militaire. Même en matière de migration, le nouveau pacte européen relatif à l’asile, tant espéré (et si inquiétant) ne contribue guère à résoudre les problèmes sous-jacents qui ont entraîné de longs débats avant son adoption, ni à combler la fracture entre le noyau de l’Europe et sa périphérie, ce qu’une partie de la droite continue du reste à exploiter.
Pour la droite dure européenne, l’affaiblissement du combat écologiste va de pair avec le renforcement des politiques anti-immigration. Au cours des derniers mois, une alliance de droite dirigée par l’Italie de Meloni, mais représentant des pays de tous les coins de l’UE, a cherché à faire pression sur Bruxelles concernant la question migratoire et à obtenir de nouveaux financements en échange de leur contrôle des frontières, cette alliance a obtenu quelques succès majeurs. Si Mme Von der Leyen a été l’architecte de l’expansion des frontières européennes, ce sont ces mêmes forces, qui comptent en particulier son compatriote conservateur allemand Manfred Weber, chef du parti populaire européen, qui l’ont amenée à se battre pour son avenir. La menace qui pèse sur ses chances d’obtenir un second mandat est telle qu’il semble bien que Washington ait tenté de lui lancer une bouée de sauvetage en lui proposant de soutenir sa candidature au poste de secrétaire générale de l’OTAN. Les enseignements que de nombreux centristes ont tirés des manœuvres efficaces de la droite sur la question migratoire depuis 2015 — à savoir que la capitulation récurrente était la seule réponse — n’ont fait que renforcer la position de la droite, et pas seulement sur la question migratoire.
La cible des opposants de Mme Von der Leyen est le grand projet de Green Deal européen et, plus généralement, l’action en faveur du climat et de la nature. Une grande partie de la droite européenne est climato-sceptique, voire carrément négationniste. Utilisant un registre caractéristique de la droite, Meloni a parlé de la vague de chaleur actuelle comme d’un épisode imprévisible de mauvais temps, et le fait que le phénomène ait été tout à fait prévisible n’a aucune importance. Une partie de cette colère est due à la réussite et à la détermination des mesures climatiques de l’UE, telles que l’interdiction des nouvelles voitures à essence et diesel ou la mise en place de la première taxe carbone au monde. Si l’Europe continue de recourir à des solutions très contestables reposant sur le marché pour lutter contre les émissions, les normes qui en découlent ont au moins été renforcées.
Mais la contre-attaque a également été très fructueuse ; le groupe de Weber a infligé de lourds revers à la récente loi sur la restauration de la nature (qui a finalement été adoptée à une très courte majorité). L’agro-industrie a joué un rôle dans cette attaque, tandis que les lobbyistes des combustibles fossiles ont constamment été à l’offensive. Les mesures visant à réduire l’utilisation des pesticides et les pratiques de greenwashing ont également été remises en question. Les détracteurs se demandent si l’UE dispose des fonds nécessaires à la réalisation de ses ambitions. En résumé, pour atteindre les objectifs actuels en matière de climat – et a fortiori pour les développer ou faire pression sur d’autres acteurs – il faut une volonté politique sans faille qui fait défaut à l’heure actuelle.
Une grande partie de la droite européenne est climato-sceptique, voire carrément négationniste. Utilisant un registre caractéristique de la droite, Meloni a parlé de la vague de chaleur actuelle comme d’un épisode imprévisible de mauvais temps, et le fait que le phénomène ait été tout à fait prévisible n’a aucune importance.
Le grand virage
L’image que l’UE a d’elle-même est très différente de sa réalité. Les pro-européens parlent des politiques qu’ils souhaitent en termes de valeurs libérales enracinées dans un héritage de paix et de coopération d’après-guerre. Dans la pratique, l’UE agit en imposant des carcans fiscaux, en renforçant des restrictions sévères à la circulation des personnes et, plus récemment, en nourrissant un militarisme résurgent, même si ce dernier dépend toujours du financement des États-Unis. La politique de l’Union européenne est marquée par des tensions et des fractures, tant au sein des partis et des pays qu’entre eux.
Mais le seul moyen de sortir du bourbier dans lequel se trouvent les pro-Européens est de réaliser l’image qu’ils se font d’eux-mêmes — c’est-à-dire de ne pas capituler, mais tout au contraire d’adopter un point de vue résolument historique sur la résolution du plus grand défi qui soit. L’Europe tient déjà un discours climatique moins délétère que les États-Unis. La décarbonation bénéficie d’un large soutien et les réalisations en matière de climat sont nombreuses ; les chocs climatiques actuels démontrent clairement et de manière viscérale qu’il est urgent de redoubler d’efforts dans ce sens.
Le négationnisme est aujourd’hui largement marginal, et si le greenwashing et les fausses solutions ont pu le remplacer, en théorie, la majeure partie des politiques européennes sont résolument en faveur d’une transition. Les dirigeants européens peuvent s’appuyer sur de nombreux éléments ; ils doivent simplement avoir le courage politique d’affirmer que la lutte contre le changement climatique et ses conséquences est la priorité absolue, puis de mettre cette affirmation en pratique. Cela signifie un grand tournant pour passer de la question migratoire à celle du climat, avec tout ce qu’un tel virage symbolise : passer du nationalisme à l’internationalisme, de la concurrence à la coopération, et de la domination par des intérêts particuliers à la restriction de ces mêmes intérêts.
Comparer la migration au climat peut sembler arbitraire. Mais la politique est souvent un jeu à somme nulle. Et comme le temps est accaparé par d’interminables débats sur les migrations, toujours menés dans des termes qui renforcent la droite, l’attention est détournée de la diplomatie climatique. L’UE a été un leader mondial important (au regard de ses piètres concurrents) en matière d’objectifs climatiques, mais ces résultats ne sont pas garantis, et il reste encore beaucoup, beaucoup à faire.
Cette question a été mise en lumière par une situation d’urgence mondiale sans précédent et sans commune mesure. Ce n’est pas le premier coup de semonce, loin de là, mais c’est peut-être le plus dramatique. Trois décennies d’action climatique catastrophiquement insuffisante ont entraîné des émissions qui auraient pu être évitées. Les géants du secteur des combustibles fossiles et leurs alliés ont travaillé d’arrache pied pour accroître tant la demande que l’offre en combustibles fossiles et trouver des solutions qui peermettent d’éviter un changement réel, tandis que la politique s’est concentrée sur des chimères. Le jour même de la publication de nouvelles données prouvant que ce mois de juillet a été le plus chaud jamais enregistré — potentiellement le plus chaud depuis 120 000 ans — Shell et Total annonçaient leurs bénéfices du deuxième trimestre (les rapports de Chevron, ExxonMobil et BP devant être publiés dans les jours qui suivent). Changer de cap, c’est se donner une chance de retrouver une raison d’être dans un monde politique qui semble souvent en être dépourvu. On ne peut pas laisser les événements de cette année se dissiper avant le cycle électoral qui reprendra l’année prochaine.
L’image que l’UE a d’elle-même est très différente de sa réalité.
Il s’agit d’une tâche urgente pour les gouvernements du monde entier. En Europe, cela veut dire qu’il faut bâtir une conception de la solidarité plus large que l’UE elle-même, une conception qui ne consiste pas à ériger des murs pour faire face à l’Afrique. Une conception qui considère que les deux continents font partie d’une région commune, réunie plutôt que séparée par l’eau, dont l’histoire coloniale récente d’effusions de sang contraste avec une histoire bien plus longue d’interdépendance.
En pratique, cela veut dire à la fois une décarbonation accélérée dans les pays les plus riches et le financement d’une transition juste dans les pays qui n’en ont pas les moyens. Cela veut dire qu’il faut utiliser les ressources limitées du pouvoir politique et de la pression diplomatique pour contrer les géants du carbone, et non pour contrer les personnes en quête de sécurité. Cela veut dire qu’il faut utiliser la transition verte pour instaurer la justice économique, et pas simplement pour prolonger des relations néocoloniales. Cela veut dire un effort concerté, depuis la côte anglaise jusqu’aux îles grecques en passant par le Sahara, pour mettre en place des protections contre les inondations et la sécheresse et des mesures de secours d’urgence dans le cadre d’institutions euro-méditerranéennes dotées de ressources suffisantes et capables de coordonner tout à la fois la réponse aux catastrophes et la planification à long terme.
Cette action à plus long terme implique de préserver les réserves alimentaires et des ressources dont dépendent les populations ; elle implique également de repenser notre attitude à l’égard de la migration, en soutenant à la fois le droit de rester et le droit de se déplacer. La plupart des gens ne voudront pas quitter leur maison, et encore moins leur pays, mais l’Europe peut mettre à profit la meilleure partie de son héritage — sa contribution à l’élaboration de la convention sur les réfugiés dans le chaos qui a suivi la Seconde Guerre mondiale — pour répondre aux besoins de ceux qui souhaitent migrer.
Rien de tout cela n’est simple. Il faudra un équilibre délicat entre patience et urgence, entre résolution de problèmes complexes et simplification, ainsi qu’entre diplomatie et engagement via les traditions politiques. Il s’agit d’un processus qui relève autant des collectivités, des campagnes d’action et des mouvements citoyens que de la politique et des grandes institutions. Mais le moment présent n’exige rien de moins. Cet été marqués par les incendies et les inondations peut laisser présager d’autres catastrophes, des pénuries alimentaires et des menaces pour les vies et les moyens de subsistance — ou bien alors il peut marquer le moment où nous avons changé de cap.
CONTRIBUTEUR
Nathan Akehurst est écrivain et militant, il travaille dans le domaine de la communication politique et de la défense des droits.
Source : Jacobin, Nathan Akhehurst, 31-07-2023
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
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