Dans le Sud de la France, la montagne de Lure est devenue une cible privilégiée des industriels à la recherche d’espaces naturels pour développer de grandes installations photovoltaïques au sol. Des femmes sont en première ligne de la résistance.
Elles ont respectivement 72 ans et 60 ans, viennent de passer 28 heures de garde à vue et ont été mises en examen. Placées sous contrôle judiciaire jusqu’à l’audience fixée le 14 novembre prochain, ces deux militantes écologistes s’opposent, avec le collectif Elzéard Lure en résistance [1], aux entreprises qui préparent l’installation d’un parc photovoltaïque de 17 hectares sur la commune de Cruis (Provence-Alpes-Côte d’Azur) au profit de la multinationale canadienne Boralex.
Leur délit : s’être allongées devant les machines, enchaînées les unes aux autres, en dépit de la présence de vigiles et des gendarmes locaux, pour bloquer l’avancée des travaux. Des femmes en majorité, âgées souvent de plus de 60 ans, se sont installées jusque dans les essieux des engins, faisant de leur propre corps le symbole de la défense du vivant.
Après 29 jours de résistance quotidienne, le 13 septembre dernier, Boralex a décidé d’arrêter les travaux afin de répondre à la plainte déposée contre la multinationale par un collectif d’associations, dont le Groupe national de surveillance des arbres (GNSA) et l’Association nationale de la biodiversité (ANB), pour avoir détruit des habitats d’espèces protégées.
Côté administratif, la préfecture et la DREAL qui a ouvert une consultation publique doivent désormais se prononcer sur la validité du permis accordé à Boralex portant sur l’implantation de 20 000 panneaux solaires. Mais sur le plan judiciaire, l’affaire est loin d’être terminée.
Un terrain de conquête des industriels de l’énergie solaire
La petite commune de Cruis (627 habitants) est située au piémont de la montagne de Lure culminant à 1825 mètres, dans le département des Alpes-de-Haute-Provence. Lure est un massif d’une grande beauté couvert à 70 % de forêts naturelles ou plantées, dont 89 % sur des terres communales ou du domaine de l’État. Richesse de la flore et de la faune, ciel d’une limpidité reconnue, ensoleillement exceptionnel et faible densité de population (14,1 habitants au km2) font de Lure tout à la fois un espace sauvage, une réserve naturelle et un site traditionnellement fréquenté par les Provençaux.
Ses 26 communes situées pour la plupart au piémont de la montagne exercent un pouvoir d’attraction qui se traduit par un nouvel apport de population, essentiellement des citadins à la recherche d’une qualité de vie meilleure. « Protéger cette montagne, c’est à une échelle modeste notre contribution pour sauver la beauté du monde », affirme Richard Collin, président de l’association Amilure qui a intenté un recours au tribunal administratif contre plusieurs projets photovoltaïques sur Lure, dont celui de Cruis.
Car cette montagne à la forte identité culturelle qui a fécondé la vie et l’œuvre de Jean Giono, et fut l’ultime refuge des Montagnards des Basses-Alpes contre le coup d’État de 1851 de Louis-Napoléon Bonaparte, est devenue un terrain de conquête des industriels de l’énergie solaire.
Cible privilégiée des opérateurs du photovoltaïque
Dévoilé dans ses grandes lignes le 18 septembre, le plan du gouvernement concernant la planification écologique prévoit de faire baisser les émissions de gaz à effet de serre en France de 403,8 millions de tonnes de CO2 équivalent en 2022 à 270 millions en 2030. À cette échéance, la part totale des énergies renouvelables dans l’ensemble de la production électrique devra passer de 26 % à 34 %, et la production d’énergie solaire devra être multipliée par trois.
Dans la répartition régionale du potentiel de développement des projets photovoltaïques, sans surprise le département rural des Alpes-de-Haute-Provence tient la corde : 74 000 MegaWatt-crête (MWc) de puissance à produire, dont 90 % sur des zones à « enjeux forts » (zones agricoles et forestières), sur les 230 000 MWc attendus pour l’ensemble de la région Paca [2]. Autrement dit, en matière de production d’électricité on attend de la ruralité qu’elle vienne au secours des villes et des industries !
Dans ce contexte, la montagne de Lure est devenue une cible privilégiée des industriels à la recherche d’espaces naturels pour développer de grandes installations au sol. À terme, c’est le mitage généralisé de ce territoire forestier avec une trentaine de parcs déjà réalisés ou projetés, pour une surface totale de plus de 1000 hectares.
Remplacer des forêts par des panneaux solaires ?
Raser des forêts qui sont des puits de carbone pour planter des panneaux solaires au nom de la décarbonation nécessaire du bilan énergétique est parfaitement absurde. C’est pourtant ce qui est en train de se produire un peu partout dans les zones rurales, en dépit des recommandations des directions départementales des territoires (DDT) sur la protection des espaces boisés.
Quant aux garde-fous permettant de résister à ce développement mortifère, ils se réduisent comme peau de chagrin, surtout depuis la loi sur l’accélération de la production des énergies renouvelables (AER) de mars 2023. En son article 19, elle ouvre encore un peu plus la brèche des dérogations possibles en permettant à un projet d’énergie renouvelable d’être « réputé répondre à une raison impérative d’Intérêt Public Majeur » [3].
« Un tas de méthodes permettant de contourner les règles »
À sa manière, Valentine Grunewald est une lanceuse d’alerte. Aux rencontres des Résistantes du Larzac début août, elle a raconté comment, issue d’une école d’ingénieurs en génie énergétique, elle a effectué son stage de fin d’études puis été embauchée dans une grande entreprise d’énergie solaire.
Son rôle ? Prospecter et cartographier des terres agricoles pour y installer du photovoltaïque : « Je devais presser les gens, ne pas leur laisser trop le temps de réfléchir, le but c’était qu’ils signent le plus vite possible. Avec des procédés souvent fallacieux, voire des menaces à peine dissimulées pour les forcer à renoncer à leur bail rural (…) Violent aussi pour l’environnement avec un tas de méthodes permettant de contourner les règles, par exemple en encourageant les agriculteurs à passer rapidement leur terrain au bulldozer avant que les bureaux d’études puissent déceler des impacts sur la biodiversité ».
Inutile de dire que Valentine a démissionné. Elle a entrepris depuis une reconversion avec un BEP en agriculture paysanne.
Les alternatives proposées par les élu
esLa loi AER prescrit aux communes d’organiser une consultation des habitants et d’identifier rapidement les zones susceptibles d’accueillir des projets d’énergie solaire. Accélération oblige. « Je doute que beaucoup de communes aient eu le temps avant le 22 septembre d’organiser une réunion, le délai est beaucoup trop court. Nous devons être à peu près les seuls à l’avoir fait », déplore Camille Feller, maire du village de Montlaux. Pour elle, l’affaire est entendue, c’est non aux projets photovoltaïques « qui appauvrissent nos communes dont les principales richesses sont la biodiversité et les paysages ».
Toutefois, elle estime que cette nouvelle obligation de concertation va dans le bon sens. Pour éviter les effets d’aubaine et la concurrence entre villages, l’association Amilure propose de créer un système de péréquation des revenus des locations de terres dédiées au solaire, entre toutes les communes d’un même territoire. Que les maires cherchent à abonder leur budget municipal à cause de la disparition de la taxe d’habitation et de la baisse de la dotation générale de fonctionnement peut se justifier.
Mais pas à n’importe quel prix, renchérit Léo Walter, député La France Insoumise des Alpes-de-Haute-Provence. Alors, un service public de l’énergie ? « On ne peut pas se contenter d’une situation totalement dérégulée. Il faut une véritable planification écologique nationale à partir des besoins, déclinée ensuite au plan local. Toute mise en place d’une production d’énergie renouvelable doit se faire en parallèle avec la diminution d’énergie conventionnelle ou nucléaire ». Dans un monde idéal, on pourrait peut-être parvenir ainsi à maîtriser la consommation d’énergie. En attendant, des militantes continueront à se coucher devant des machines, à Cruis ou ailleurs.
Isabelle Bourboulon
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