Comment lutter sérieusement contre l’antisémitisme ?

aplutsoc

Nov 10

Une « marche pour la République et contre l’antisémitisme » et pour « la nation réunie »est appelée dimanche par la présidente macroniste de l’Assemblée nationale et le président LR du Sénat. La présence du RN et de Reconquête suscite diverses palinodies alors qu’il était parfaitement clair, prévu, et donc souhaité, par les organisateurs, c’est-à-dire par la V° République, qu’ils viendraient.

La pression s’organise pour stigmatiser comme ennemi de la nation, et supposément comme « antisémite », quiconque ne participerait pas à la marche de la « nation réunie », alors que nombreux seront les antisémites avérés, déclarés ou vaguement camouflés, qui « marcheront » dimanche à l’appel des représentants du pouvoir en place. Ce sera une marche pour la V° République et le recyclage des antisémites à son service, dans la continuité des agapes de Saint-Denis début septembre.

Macron, Braun-Pivet ou Larcher ne mettent en avant aucune caractérisation de ce qu’est l’antisémitisme. Implicitement ou explicitement, ils laissent une doxa s’affirmer selon laquelle l’antisémitisme serait de retour à cause des musulmans, arabes et palestiniens, thèse du RN et de Zemmour, et d’autre part, mais en complicité avec les musulmans, sous des formes dites « d’extrême-gauche » (je reviendrai plus loin sur l’incapacité de celle-ci à se préserver de l’antisémitisme réel, un fait dont ils se servent, mais qui n’a rien à voir avec les fantasmes déversés par les propagandistes macroniens, ciottistes, lepénistes ou zemmouristes de la V° République).

On cite parfois Franz Fanon : « Quand vous entendez dire du mal des juifs, dressez l’oreille, on parle de vous. » Ajoutons ceci : « si vous êtes juif et que vous entendez dire que la principale menace contre les juifs vient des musulmans, tendez l’oreille, ça va se retourner contre vous. »

Faire croire que la racine de l’antisémitisme serait l’islam (il existe aujourd’hui un virulent antisémitisme musulman, mais pendant deux millénaires l’antijudaïsme était essentiellement chrétien et européen) est utilisé par les Maréchal-Le Pen et autres Bardella, et les Ciotti et autres Darmanin qui courent après eux, comme un élément de langage raciste prétendant ajouter un argument majeur à la nécessaire « lutte contre l’immigration ».

Mais réfléchissez bien : qui selon eux fait venir tous ces noirs et ces arabes en Europe ? Qui manigance le prétendu « grand remplacement » ? Qui tire les ficelles dans l’ombre dans les fantasmes que suscitent et manipulent ces politiques cyniques ?

La manifestation d’union nationale de dimanche sera une manifestation de défense de la V° République et de son président, et d’intégration des racistes et des antisémites à la défense de ce régime, et rien d’autre. En aucun cas elle ne combattra et ne fera reculer l’antisémitisme.

Mais réciproquement, la formulation de J.L. Mélenchon mise en avant pour ne pas participer à cette opération ne repose pas sur l’argumentation présentée ici. « Dimanche manif de « l’arc républicain »du RN à la macronie de Braun-Pivet. Et sous prétexte d’antisémitisme, ramène Israël-Palestine sans demander le cessez-le-feu. Les amis du soutien inconditionnel au massacre ont leur rendez-vous. »

Ainsi, pour dénoncer la manif de recyclage des antisémites, J.L. Mélenchon dénie la réalité de l’antisémitisme, réduit chez lui à un « prétexte », et donne à comprendre que dénoncer l’antisémitisme, c’est automatiquement cautionner le massacre à Gaza.

Ce déni revêt des formes plus ou moins sophistiquées.

A Aplutsoc, nous avons eu un fidèle lecteur qui nous a adressé cette formule brute : «  … l’accusation d’antisémitisme est toujours l’arme la plus pourrie des défenseurs de la barbarie capitaliste. » Tout en n’étant pas, subjectivement, antisémite, le génial concepteur de ces propos simplets formule là un axiome antisémite : dénoncer l’antisémitisme, c’est toujours un prétexte pour justifier capitalisme et barbarie. Il peut communier avec le tweet de J.L. Mélenchon, sans problème.

Sous une forme sophistiquée, la théorisation de l’absence d’antisémitisme dans la société contemporaine se trouve, par exemple, chez un auteur comme Enzo Traverso, qui expliquait voici quelques jours dans Médiapart qu’en aucun cas les pogroms du Hamas ne doivent être appelés des pogroms, car il s’agit des effets (regrettables, certes …) d’une « haine de spoliés », réservant pour sa part le terme de « génocide » à ce qui se passerait d’ores et déjà à Gaza.

Les élucubrations sophistiquées d’Enzo Traverso cherchent à fournir une armature idéologique aux éléments de langage convenus de LFI et d’une grande partie de l’extrême-gauche et de la gauche plus ou moins radicale : le Hamas aurait commis le 7 octobre des « crimes de guerre » et rien d’autre, alors qu’Israël commettrait, de manière à vrai dire permanente et intemporelle, un « génocide » à Gaza.

Pour les tenants de ces formules, l’antisémitisme sous ses formes contemporaines doit nécessairement être dénié. Que les miliciens du Hamas n’étaient pas des palestiniens expropriés mais des nervis à caractère fasciste est pour eux sujet tabou. Les génocideurs sont pour eux, et cela par essence, les juifs.

Outre l’antisémitisme sous-jacent inhérent à ces représentations, elles ne permettent pas de défendre sérieusement les gazaouis et les Palestiniens, qui ne sont plus des opprimés ayant leur agentivité propre mais des sujets passifs permettant de projeter sur eux une image de victimes.

Contemplons ce triste théâtre d’ombres autour des mots. Macron, Le Pen, etc., etc., frétillent à l’adresse de Mélenchon et de Panot : « Hamas terroriste, Hamas terroriste, qui ne dit pas le mot terroriste est complice, antisémite », etc., etc. Et Mélenchon et Panot de répondre « le Hamas a commis des crimes de guerre », s’estimant quittes, et poursuivent en pensant très fort que, par essence, les juifs commettent, eux, un génocide …

Ni les uns ni les autres n’ont le mot pour dire ce qu’a fait le Hamas le 7 octobre. Ceux qui font d’une prétendue lutte contre l’antisémitisme leur camouflage politique pour défendre la V° République, ses racistes et ses antisémites, comme ceux qui font de l’antisémitisme un soi-disant « prétexte », sont, à égalité, incapables d’expliciter la caractérisation des actes antisémites du Hamas le 7 octobre. Il revient à Enzo Traverso de l’avoir écrit pour affirmer que surtout, ce n’est pas cela, qu’il ne faut pas le dire. Au contraire, c’est cela, il faut le dire. Ce mot, c’est, bien entendu : POGROM.

Commune est l’incapacité structurelle des uns et des autres à comprendre ce qu’est l’antisémitisme. Or, la compréhension est la condition du combat. Mais ceux qui en ont fait leur prétexte, comme ceux qui n’y voient qu’un prétexte, n’entendent pas le combattre, et, le voudraient-ils, ils ne le pourraient pas.

De manière synthétique, je dirai que l’antisémitisme n’est pas la même chose que le racisme. Ses cibles ne sont pas réputées être des inférieurs, ni même des différents dont la différence est visible, mais sont supposées être des dominants, qui tirent les ficelles dans l’ombre. Les ressorts psychologiques et fantasmatiques de l’antisémitisme et du racisme ne sont pas les mêmes, mais ils se combinent facilement (par exemple, dans la théorie du complot que serait le « grand remplacement »).

L’apport décisif de l’auteur marxiste américain Moshe Postone est d’avoir démontré la nécessité, dans le capitalisme, de représentations fétichistes identifiant comme « cause du mal » des agents concrets. De la société féodale-mercantile à la société capitaliste, l’antijudaïsme chrétien a ainsi été converti en antisémitisme capitaliste (et mondialisé), le juif étant chargé des méfaits du capitalisme, comme de ceux de l’anticapitalisme, et de tous les maux du monde. Il est craint comme puissant imaginaire.

Le fait qu’un État se définissant comme refuge pour les juifs, de nature colonialiste tout en étant peuplé très majoritairement de réfugiés, de fuyards et de descendants de fuyards, exerce sa puissance oppressive sur un peuple, les palestiniens, alimente bien entendu puissamment ces représentations fantasmatiques, mais il n’en est pas la source. C’est inversement la permanence de ces fantasmes qui explique l’importance accordée, mondialement, et l’émotion associée, au « conflit israélo-arabe et israélo-palestinien ». Ce n’est donc pas cautionner le sionisme que de dire que l’antisionisme et, surtout, le fait d’en faire LE thème central, obsessionnel, recouvre très souvent l’antisémitisme.

Le fait de dire que l’antisémitisme n’existe plus depuis 1945, qu’il n’est qu’un prétexte, est en fait le véhicule, « à l’insu du plein gré » de ceux qui disent cela, de l’antisémitisme : les plus grands opprimés de la barbarie capitaliste, que furent les juifs en 1933-1945, ne seraient par essence plus des victimes, mais des oppresseurs, des génocideurs, etc.

Ces mécanismes psychologiques et ces compulsions pathologiques sont inhérents au fétichisme des rapports marchands par lequel fonctionne le mode de production capitaliste : marché, salariat, sont vécus comme naturels, automatiques et normaux, et les maux qui accablent le monde ont donc une source concrète malveillante. Ce processus psycho-social peut frapper et a frappé d’autres groupes que les juifs, et d’ailleurs, les archétypes antisémites influencent les autres pulsions génocidaires : à l’encontre des Tutsis en 1994, à l’encontre des Ukrainiens de la part du poutinisme impérialiste, etc. Mais, en raison de la longue histoire des religions monothéistes telle que le capitalisme l’a recyclée et transformée, il se dirige de manière récurrente et permanente sur les juifs – parfois même des juifs imaginaires, car il s’agit toujours d’un fantasme au départ : il n’y a donc pas de question juive, mais seulement une question antisémite, et c’est une question capitaliste.

Le lien entre antisémitisme et capitalisme n’est pas fortuit, il a un caractère fondamental qui tient au fétichisme par lequel le capital fonctionne comme mode de production et formation sociale hégémonique.

Il n’est donc pas si surprenant que tout l’arc des forces politiques visant à préserver les rapports sociaux existants peine, pour le moins, à saisir ce qu’il en est de l’antisémitisme. Nous avons ceux qui le dénient et qui, ce faisant, tombent dedans plus ou moins inconsciemment, et nous avons ceux, au pouvoir en France, qui en font un fétiche vide, aux côtés des mots « terrorisme » et « radicalisation », qui sont en train d’exempter l’extrême-droite antisémite de tout soupçon et de faire des musulmans et de « l’extrême-gauche » les cibles de leurs accusations, avec menace de répression à la clef.

Notons qu’un historien important de l’antisémitisme comme Léon Poliakov, n’a pas d’analyse aussi précise. Il dresse une vaste fresque autour du thème de la « causalité diabolique » depuis l’Antiquité, ne distingue pas antijudaïsme et antisémitisme, et tend parfois à voir des antisémites dans tout critique du judaïsme en tant que religion (même Spinoza y a droit !), et à amalgamer anticapitalisme et antisémitisme. Or, à dénoncer comme antisémite toute dénonciation des méfaits du capital, on en vient à tomber dans les schémas des antisémites eux-même amalgamant capital financier et juifs. Une analyse sérieuse ancrant la compréhension de l’antisémitisme comme une forme sociale fétichiste fondamentale propre au capitalisme est indispensable pour combattre jusqu’au bout l’antisémitisme.

Vincent Présumey, 10/11/2023.

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