Compost humain : « Nous avons peur d’être mangés par des petits vers »

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octobre 2023

Terramation, aquamation… Il est possible de faire des funérailles non polluantes. En France, des freins culturels et économiques persistent pourtant, analyse Martin Julier-Costes, spécialiste de ces questions.

Martin Julier-Costes est socio-anthropologue, spécialiste de la mort et des rites funéraires, et chercheur associé au laboratoire de sciences sociales Pacte, à l’université Grenoble Alpes.


Reporterre — Plusieurs techniques funéraires existent pour que nos cadavres polluent le moins possible : la terramation (qui consiste à laisser des microbes décomposer les corps en humus), l’aquamation (qui permet de les dissoudre dans une solution aqueuse)… Pourquoi ne sont-elles pour le moment pas autorisées en France ?

Martin Julier-Costes — Ces techniques sont très récentes, et il existe très peu d’études scientifiques vraiment robustes sur les impacts écologiques de l’inhumation et de la crémation (pollution des sols, de l’air, etc.). Plus largement, elles se heurtent notamment au fait que nous avons, dans notre culture chrétienne, une forte tradition d’inhumation et que depuis plus d’un siècle, la crémation connaît une augmentation croissante en Occident.

En France, ces deux modes de sépulture nécessitent obligatoirement un cercueil, alors que la terramation et l’aquamation non, et le modèle économique des pompes funèbres s’est justement construit sur ce produit. Beaucoup de pays font différemment et, il n’y a encore pas si longtemps, on enterrait nos corps à même la terre, avec ou sans linceul.

16 % des Français seraient prêts à recourir à la terramation à leur mort, selon un sondage OpinionWay de 2022 pour l’association Humo Sapiens. Ceux opposés au processus évoquent la vision de la place de l’humain, le dégoût à l’idée que des micro-organismes dégradent leurs corps… Que vous évoquent ces résultats ?

Ce qui est valorisé dans la terramation, c’est l’idée de la mort régénératrice, de revenir à la terre et de participer au cycle naturel en étant utile aux sols, à la terre, aux plantes. C’est en décalage complet avec l’inhumation et la crémation telles qu’on les conçoit aujourd’hui.

Des auteurs comme Philippe Descola ou Bruno Latour ont montré que nous nous voyons, d’une certaine manière, comme distincts de la nature. Nous continuons de poursuivre, au moment du trépas, cette séparation du « cycle naturel » des choses. Cela passe par des procédés techniques comme la thanatopraxie — qui consiste notamment à drainer le sang et ajouter une solution à base de formol —, la construction de cercueils en chêne très hermétiques, l’installation de capitons en soie… Résultat, beaucoup de corps sont trop bien conservés quand on les exhume, ce qui peut poser un problème de place pour les collectivités.

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La crémation illustre également cette séparation, avec un procédé très industriel, énergivore et assez violent. La peur de la putréfaction, de se faire manger par des petits vers est un des dégoûts majeurs pour beaucoup d’entre nous, imaginaire auquel la crémation s’oppose avec des arguments d’efficacité et de pureté et en jouant sur des oppositions entre le propre et le sale.

Quels autres freins identifiez-vous au déploiement de cette technique ?

La terramation implique des changements de pratique. Les professionnels sont habitués à prendre en charge les défunts avec un cercueil, et non un linceul, et avec une réglementation et une législation très claires. Si cela devait changer, cela nécessiterait pas mal de chamboulements et d’ajustements (juridiques, pratiques, etc.) sur toute la trajectoire du défunt, de son lieu de décès à sa mise en terre.

Le cercueil, avec la marbrerie, étant la base du modèle économique des pompes funèbres en France, il y a des filières entières de professionnels qui travaillent le bois pour en produire. En 2022, il y a eu plus de 673 000 décès, et autant de cercueils. Ce sont de grosses chaînes de production, qui font vivre beaucoup de gens. Cela nécessiterait d’accompagner ces filières.

La maison funéraire Return Home est spécialisée dans la terramation à Auburn (États-Unis), où la technique est légale. Ici, en mars 2022. © AFP / Jason Redmond

Il y a aussi la question des collectivités, qui gèrent les cimetières. On retrouve, là encore, une opposition entre le propre et le sale. En France, les cimetières sont très minéralisés et, pour beaucoup d’entre nous, la pierre renvoie à la propreté et le végétal plutôt à la saleté, représentations qui sont ici reliées au respect dû aux morts. Ces considérations nécessiteraient de faire changer ces représentations.

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Et puis, quand vous êtes confronté à un décès, vous avez 15 000 choses à gérer. Ce n’est pas à ce moment-là que vous allez commencer à militer pour un troisième mode de sépulture qui n’est pas légal. Vous faites avec l’existant, c’est-à-dire avec l’inhumation ou la crémation. Il faut aussi bien penser que la majeure partie des défunts aujourd’hui sont des personnes âgées, avec un rapport à la « nature » et l’écologie différent de celui que l’on entend aujourd’hui. Les pompes funèbres s’adaptent donc aussi à leurs publics.

Une autorisation de la terramation en France vous semble-t-elle envisageable à court et moyen termes ?

En janvier dernier, la députée MoDem Élodie Jacquier-Laforge a déposé une proposition de loi pour expérimenter l’humusation, en disant qu’il fallait proposer une troisième voie aux Français. Mais tout est encore à faire pour définir le quoi, le comment, et la mise en application concrète. Par exemple, rendre possible le fait de pouvoir enterrer quelqu’un avec un linceul semble déjà une montagne.

Une cérémonie proposée par l’entreprise Recompose, aux États-Unis, spécialisée en terramation « hors-sol ». © Recompose / Getty Images

Une autre question est celle du procédé utilisé. Le terme « terramation » englobe trois types de modèles qui ne sont pas tous légaux : le « hors-sol », légalisé dans certains États des États-Unis, le « en sol » — on creuse et on recouvre le corps de terre —, qui est légalisé dans certains États aux États-Unis, et le « au sol » — on place le corps sous une butte de broyat pour en tirer de l’humus. Ce dernier procédé a été proposé initialement par l’association Métamorphose en Belgique, et n’est légalisé nulle part. Quid donc du ou des modèles à promouvoir pour la France ?

Si la terramation venait à être autorisée en France, pourrait-elle contribuer à transformer notre rapport au monde ?

C’est en tout cas l’intention portée par l’association Humo Sapiens. Valoriser la mort régénératrice, cela va avec une vision du monde, selon laquelle il faudrait reconnaître que nous faisons partie du reste du vivant, et que nous y retournions. Qu’il faut, aussi, réparer et nourrir la terre, et chercher à être cohérent dans sa vie comme dans sa mort.

« La mort est considérée en Europe comme un marché »

L’écueil, comme pour toute chose développée pour notre société, c’est la récupération par le système néolibéral et capitaliste. Un peu comme avec le yoga. Le yoga, c’est super. Ça recouvre plein de valeurs géniales. Mais il peut tout à fait être récupéré à des fins de performance. Et la mort est aujourd’hui considérée en Europe comme un marché.

De quelle manière la terramation pourrait-elle être récupérée ?

Promouvoir la terramation va de pair avec l’intention de lutter contre une vision trop marchande de la mort. Mais la terramation, comme l’aquamation (légale par exemple au Canada), s’intègrent dans un monde libéral et capitaliste. Elles y représentent une nouvelle offre. Toutes les nouvelles idées peuvent, potentiellement, être réutilisées pour alimenter le système. C’est la force du capitalisme.

La terramation « hors-sol » pratiquée par l’entreprise Recompose aux États-Unis, par exemple, c’est de l’artificiel intégré dans un système très capitaliste et libéral. Vous payez, et votre corps est composté dans une usine. Cela fait référence à un imaginaire très futuriste, industriel et capitaliste, même si les valeurs portées par ces personnes vont dans le sens d’un retour à la terre.

Toute la question est de savoir comment proposer des pratiques funéraires plus sensées d’un point de vue écologique, sans qu’elles se fassent prendre dans les mailles de ce filet. À ce sujet d’ailleurs, un collectif français a vu le jour il y a peu de temps et milite pour une Sécurité sociale de la mort.

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