Le mois dernier, le directeur de l’ENAP a vertement rappelé à l’ordre les recrues de la 216ème promotion, dans un discours sévère dont Blast publie l’enregistrement. Portés sur la bouteille, chahuteurs, volontiers bagarreurs, adeptes… de pratiques libertines, ces aspirants surveillants sont la risée de leurs futurs collègues. Ces incidents ne sont pourtant que les derniers symptômes d’une force de sécurité à la dérive depuis de longues années. Blast a mené l’enquête.
D’ordinaire, le terrain de basket de l’Ecole nationale d’administration pénitentiaire (l’ENAP) est le lieu des belles cérémonies, dévolu à la réception des invités de marque de passage à Agen (Lot-et-Garonne). Sur ce « champ d’honneur », Emmanuel Macron lui-même était venu saluer en mars 2018 « une profession dont on doit pleinement restaurer toute la noblesse et toute l’importance dans la République ». Plus près de nous, le 21 février 2023, le ministre de la Justice Éric Dupond-Moretti y rendait un hommage appuyé à « cette si belle école », « qui forme aux métiers de l’administration pénitentiaire, si essentiels pour la sécurité de notre pays ».
Rappel à l’ordre
Le 16 novembre dernier, le ton employé et les mots prononcés par le directeur de l’établissement chargé de la formation des futurs matons des prisons françaises étaient nettement moins protocolaires.
Je me vois contraint
A 13h30 ce jour-là, Sébastien Cauwel s’exprime devant les quelque 800 élèves surveillants de la 216ème promotion de l’école. S’il les a convoqués, écourtant l’heure du déjeuner, ce n’est pas pour ne rien dire : « Je me vois contraint de réunir une promotion entière au regard des nombreux incidents, incivilités, voire délits que nous constatons chaque jour, chaque nuit », commence par asséner le préfet. Belle entrée en matière.
Apparemment tendu, le haut fonctionnaire ne mâche ses mots à ses jeunes recrues, qui « n’ont pas compris que cet uniforme les oblige à une « exemplarité » ». Devant ses troupes, le directeur énumère une longue liste de dérives : « retards », « absences », « cris », « musique trop forte », « manque de respect », « dégradations », « incivilités », « vols », « attitudes indécentes dans certains locaux », « consommation excessive d’alcool voire d’autres substances », « bagarres sous emprise alcoolique, y compris avec des armes par destination »… Il pointe encore de drôles d’attitudes : « siffler des femmes, monter aux arbres, forcer des portiques, passer au-dessus des grilles, s’insulter »…
Un inventaire à la Prévert longuement martelé dans l’enregistrement que Blast a choisi de diffuser.
Les gorges chaudes de la « Petite muette »
Ce passage de savon – en public, une première dans l’histoire de l’école – a fait les gorges chaudes de la « Petite muette », le surnom de l’administration pénitentiaire.
Les élèves de la 216e promotion en ont fait l’amère expérience. Deux semaines environ après cette « cérémonie de la honte », ils débarquaient en prison pour un stage de six semaines sur le terrain. « Les surveillants étaient tous au courant, on était attendu et catalogué d’emblée. On n’a même pas eu le droit de se défendre, d’expliquer ce qui se passait, on s’en est pris plein la gueule », raconte Ryan*, dépité par l’accueil reçu. Alicia, une camarade de promo, s’entend dire qu’elle fait partie d’une « sale promotion », que ce qui s’est passé est « honteux ». Et Sophie est d’emblée prévenue : « la promo 216, on sait très bien que vous êtes des filous, vous avez intérêt à marcher droit et à pas faire de bêtises : on vous a à l’œil ».
Un brin vexante, cette mise à l’index a poussé 8 élèves de la fameuse 216 à échanger avec Blast, pour décrire leur quotidien et raconter leur formation. L’occasion d’une plongée édifiante dans les arrière-cuisines de la troisième force de sécurité du pays – 43 000 agents travaillent dans l’administration pénitentiaire, dont 30 000 surveillants. Et de ses dérapages, qui dépassent le cadre d’une seule et unique promo.
La honte du sous-préfet Cauwel
Le 28 août 2023, les 793 élèves de la 216e promotion franchissent les grilles de l’ENAP à Agen pour la première fois. Entre stages d’observation et sessions de cours au sein de l’établissement, leur formation doit durer 6 mois. Payés, nourris et logés, ils sont officiellement astreints à un cadre strict, détaillé par le règlement intérieur.
Accès au site contrôlé, port d’un badge nominatif, interdiction de fumer, interdiction « absolue » de consommer de l’alcool et des produits illicites… Les restrictions et contraintes sont multiples. « Il est interdit de participer aux activités, quelle que soit leur nature, en état d’imprégnation alcoolique et/ou sous l’emprise de produits stupéfiants », précise étrangement le texte. Des visites de chambre sont même prévues, en présence de son occupant, pour s’assurer du respect des règles. Le livret de formation remis aux nouveaux arrivants avertit que des points de comportement seront retirés en cas de manquement.
Amusant de déclencher une alarme
Visiblement, c’est insuffisant. Dans son discours du 16 novembre, Sébastien Cauwel exprime sa « honte » (!) lorsque des « riverains (…) se plaignent du bruit, du tapage, du dépôt de déchets ou du manque de respect des élèves de l’ENAP ». Sa « honte » encore que les pompiers aient du intervenir en pleine nuit pour évacuer tout un bâtiment « car certains ont dû trouver amusant de déclencher une alarme incendie »…
Les appels à la sobriété, au sein du campus, ne semblent pas plus entendus. De nombreux cadavres de bouteilles jonchent les poubelles installées à proximité de l’école, attestant d’une consommation quelque peu débridée. « Il y a de tout : alcool fort comme de la vodka, bière, etc., commente Camélia. Des deux côtés du campus, là où il y a les conteneurs, il y en a toutes les semaines. Ça déborde ».
Les bars et établissements ouverts autour du campus sont particulièrement prisés des aspirants surveillants. Ils peinent parfois à retrouver le chemin de leurs lits : Alicia, une de nos témoins, a vu à deux reprises des élèves imbibés vomir au pied d’un bâtiment, dans le village de la Capelette. Fin septembre, une autre serait rentrée ivre avant de rendre au niveau du portique principal, le PCI, obligeant l’agent en poste à appeler le cadre de permanence…
L’éthylique bataille du 11 novembre
Parfois, l’abus d’alcool provoque des scènes de violence. Le 11 novembre dernier, plusieurs membres de la promo 216 prennent un verre dans un bar voisin de l’ENAP lorsqu’une bagarre éclate… entre deux élèves.
« Il était minuit, minuit et demi, ils ont commencé à s’embrouiller, se souvient Antoine, un employé de ce café moderne. L’un a mis une droite à l’autre, l’autre a répondu, des clients se sont intercalés pour les séparer. » Une échauffourée pas au goût du bistrotier.
« Moi je ne veux pas de ça dans mon bar, je les ai mis dehors, ils sont sortis et ont continué à s’embrouiller sur le parking ». Thomas, autre salarié de ce débit de boissons, a vu la suite. « Ils se sont retrouvés à une vingtaine à se bagarrer dehors, sur le parking. La police est venue une première fois, ensuite ils se sont donnés rendez-vous dans la rue située entre l’école et le bar ». D’autres élèves seraient arrivés en nombre du campus, en renfort, certains le visage dissimulé… A la sortie, plusieurs véhicules de police et de pompiers ont dû intervenir pour séparer les deux bandes et permettre l’évacuation vers l’hôpital d’un homme : blessé à la mâchoire, il gisait à terre, quasi inconscient.
Le lundi, Thomas, le barman, reçoit un appel : « C’était la direction de l’ENAP, ils m’ont demandé un compte-rendu écrit de ce qui s’était passé ». L’affaire est remontée à la direction de l’administration pénitentiaire (la DAP), ainsi qu’au préfet du Lot-et-Garonne, auprès desquels le directeur de l’école est sommé de s’expliquer. Un pataquès.
Curieusement, aucune image de vidéosurveillance n’aurait été saisie alors que l’établissement, théâtre de ces incidents, possède plusieurs caméras à l’étage et sur le parking. Un oubli d’autant plus regrettable – ces images auraient pu permettre d’identifier un ou des agresseurs – que la victime a porté plainte, selon nos informations…
L’odeur du shit
Outre ces menus soucis de boissons, plusieurs élèves ont assuré à Blast avoir senti à plusieurs reprises « l’odeur du shit » dans l’enceinte de l’établissement. Certains font même allusion à… un trafic de stupéfiants à petite échelle. Sollicitée, l’école se contente d’une réponse laconique et floue : « aucune information sur un trafic de stupéfiant interne à l’école n’a été transmise à la direction ».
Pourtant, la direction aurait évoqué cette hypothèse, à plusieurs reprises, avec les 40 délégués de la promotion. A ce stade, des soupçons sans confirmation, autre qu’un intriguant vol de 900 euros en liquide, dans la chambre d’un élève. « Je ne sais pas qui garde 900 euros dans sa chambre comme ça », s’interroge ingénument Sophie.
Dans la moiteur de la laverie
Alcool, violence, drogue… Pour l’école, le décompte des soucis ne s’arrête pas là. En effet, des « comportements indécents dans certains locaux », selon les termes employés par le directeur le 16 novembre, auraient été détectés.
De quelle nature ? Les huit élèves interrogés ainsi que plusieurs représentants syndicaux rapportent l’existence d’une vidéo à caractère sexuel, qui tournerait au sein de la promotion. Dès la première semaine de cours, certains étudiants se seraient distingués en se filmant lors d’ébats sexuels dans la laverie de l’école, une pièce entourée pourtant de baies vitrées…
« Tout le monde en parle, même les collègues en détention lors du stage y ont fait allusion », se lamente Théo. « A la fin de la première semaine de cours, il y avait déjà une sextape qui tournait au niveau de la laverie », confirme Alain, qui livre une autre anecdote. « Des concours auraient aussi lieu au niveau de la ferme de Trenque (le restaurant collectif de l’ENAP, ndlr), des concours de fellation avec plusieurs femmes et un homme ».
Représentant CGT, Nicolas Cusset n’évite pas le sujet, même s’il lui pèse manifestement : « je n’ose pas trop vous en parler, c’est la honte, confie-t-il à Blast. La vidéo qui tourne montrerait une élève femme et plusieurs élèves hommes dans la laverie de l’ENAP. C’est navrant, ça vient encore écorner l’image de l’administration ».
Un ancien cadre de l’ENAP, lui, préfère ironiser. « Les élèves sont effectivement très ouverts sur les pratiques sexuelles ». Et d’évoquer lui aussi spontanément, pendant ses années au sein de l’institution, un « concours de fellation à la laverie »… La direction aurait été mise au courant puisque, selon lui, les recrues « se sont fait toper en plein concours, en pleine journée ». « Ceux qu’on a pu attraper ont été exclus de l’hébergement du campus, ils ont dû se loger ailleurs et ils ont reçu une lettre d’avertissement ».
« Les concours de fellation à la laverie, c’est pas la première promotion où ça se fait, renchérit un formateur. C’est déjà arrivé avec la 208ème aussi, c’est assez récurrent ». Là encore, pas vraiment en toute discrétion : « La vidéo avait même circulé sur Tiktok, poursuit ce témoin, mais ils étaient en civil, on pouvait savoir que c’était à l’ENAP quand on connaissait la laverie. On a eu aussi, on peut pas dire des tournantes parce que les filles étaient consentantes, mais des chambres de passage, avec la queue de garçons dehors devant la chambre. »
Interrogée sur les films amateurs qui circuleraient actuellement, la communication de l’institution l’assure : « aucun élément probant ne nous a été transmis sur une éventuelle vidéo à caractère sexuel ».
Ils ont vu de la lumière
Si la 216ème promotion restera sans doute dans les annales de l’ENAP – pour la publicité autour de ses agissements -, elle ne semble donc pas avoir le monopole de ces comportements. Ce qui pose la question de la qualité du recrutement des futurs surveillants.
« Il y en a qui sont là parce qu’ils ont vu de la lumière. Il faut être réaliste… Tu es fonctionnaire, tu es logé, tu es payé pendant la formation…, s’agace Karen, l’une des élèves actuelles. Vous vous rendez compte : payé à venir foutre le bordel, c’est quand même pas mal ! Payé à sortir boire un coup et en plus à se bagarrer, moi je dis chapeau ! ».
Recrutement à l’aveugle
Quand on s’interroge, pour savoir comment tout cela est possible, les étudiants pointent tous du doigt la direction de l’administration pénitentiaire. La DAP est responsable du concours d’admission. « Ce ne sont pas des gens (ce type de recrues, ndlr) qu’on devrait avoir dans l’organigramme de la pénitentiaire, dans une administration publique. On est censés représenter l’autorité et on fait pire que les détenus ! », s’emporte Alain.
Selon l’ENAP, « aucune difficulté de coordination n’existe actuellement entre la DAP et l’ENAP tant sur les questions de moyens que de recrutement. » Les échos recueillis par Blast s’avèrent quelque peu divergents. Le représentant du Syndicat pénitentiaire des surveillant(e)s (le SPS), Cédric Lemozy, tient un discours à peine plus pondéré (qu’Alain). « Le premier responsable c’est la DAP, on prend comme chez McDonald’s : » venez comme vous êtes « . Comme il n’y a pas beaucoup de candidats qui se présentent, le peu qui se présentent, on les prend ».
Ni plus ni moins une usine
Une même lassitude transpire des mots de Nicolas Cusset. « La direction de l’ENAP n’en peut plus, ils en ont marre, soupire ce représentant de la CGT. Je tiens à ne pas les mettre en porte à faux. Eux sont tributaires de ce que la DAP décide de faire. L’ENAP, c’est ni plus ni moins une usine. Ils n’ont aucun visuel sur le recrutement. On leur envoie des listes d’élèves qui ont été validées. Eux se chargent juste d’envoyer les convocations. »
Un ancien cadre de l’école confirme, à son tour : « le souci de la DAP, c’est de remplir les postes. Quand elle fait des demandes à l’ENAP, elle ne se préoccupe pas de la manière dont va se dérouler la formation. Elle dit » je veux que vous rentriez tant de personnes à telle date parce que j’ai besoin que vous sortiez tant de personnes à telle date, dont j’ai besoin dans mes établissements « . »
Secrétaire général adjoint FO pénitentiaire, Dominique Gombert apporte un éclairage supplémentaire. « Concernant les budgets alloués chaque année par le ministère de la Justice pour recruter les surveillants, si vous avez un budget pour 800 élèves une année, et que vous n’en n’avez que 300 qui ont le niveau et qui sont recrutés, les 500 autres postes sont perdus ». En clair, si l’enveloppe de recrutement n’est pas utilisée, les crédits ne sont pas versés. Et visiblement, ils sont bien consommés.
En théorie, un effectif de 2 400 élèves doit sortir chaque année de l’ENAP, soit quatre promotions de 600 élèves qui se chevauchent, entre stages et cours sur les 12 mois de l’année. Officiellement, comme le rappelle le rapport d’information au Sénat de mars 2022, ces effectifs « [s’entendent] comme une capacité maximale d’accueil, compte tenu des moyens dont dispose l’école, y compris en termes de structures d’hébergement et de restauration des élèves, et non comme un objectif d’élèves à former ». Un plafond pourtant allègrement crevé par la 216e promotion et ses 793 élèves. « C’est pour compenser les promos précédentes qui étaient en sous-effectif, par rapport aux attentes du recrutement », justifie, compréhensif face à cette course en avant, un ex-formateur.
De fait, la pénitentiaire est confrontée à une problématique de gestion interne, avec une vague de départs à la retraite : celle des agents recrutés dans les années 1980. Mais aussi aux priorités gouvernementales avec l’augmentation du nombre de détenus, le plan de création de 15 000 places de prison supplémentaires d’ici à 2027 – une promesse du candidat Macron, en 2017 – et l’élargissement enfin de ses missions (notamment avec les extractions judiciaires). Autant de facteurs qui augmentent les besoins en recrutement de la pénitentiaire et donc la nécessité de former de nouveaux personnels… vaille que vaille.
Casiers chargés
Évidemment, l’enchaînement sur un rythme effréné des promotions de surveillants n’est pas sans conséquences sur le profil des recrues… et leur contrôle. Ainsi, certains aspirants ont dû être discrètement exfiltrés en cours de scolarité à cause d’un casier judiciaire un peu trop lesté.
Sa virginité est pourtant un prérequis pour passer le concours. « Les formateurs nous ont dit qu’ils ont parfois intégré des personnes en formation à qui on a fait arrêter la scolarité ensuite, parce que l’école avait découvert entretemps que cette personne avait un casier, qu’elle avait été condamnée pour vol, trafic de stups, pour viol, etc., pointe Camélia. Ils nous ont dit qu’ils prenaient des promos tellement grosses que, le temps de vérifier la situation de tout le monde, certains étaient déjà entrés à l’école. Ils trouvaient ça scandaleux que le B2 (le casier judiciaire contrôlé pour accéder à certains emplois de la fonction publique, ndlr) ne soit pas vérifié avant le début de la scolarité ».
Des cas aussi malheureux qu’exceptionnels, veut croire Dominique Gombert, secrétaire général adjoint de FO pénitentiaire. « C’est vrai que parfois il y avait du retard, concède-t-il. Parfois des élèves arrivaient à l’école et au bout d’un mois on leur disait qu’il fallait partir, car ils avaient un casier judiciaire… C’est les renseignements qui ne faisaient peut-être pas les remontées à temps. Ça a tendance à être réglé ».
Quoi qu’il en soit, que des repris de justice souhaitent s’engager dans l’administration pénitentiaire laisse deviner en creux le peu d’attrait pour un métier difficile, dangereux, mal payé et aux horaires contraignants. Une carrière à laquelle peu d’enfants rêvent.
Opération séduction
Pourtant, le ministère de la Justice ne ménage pas ses efforts pour séduire davantage. La rémunération des jeunes agents, débutant dans la profession, a été revalorisée de 200 euros net par mois, entre 2017 et 2022 affirme Eric Dupont-Moretti ; des concours nationaux à affectation locale ont été mis en place depuis 2020, permettant aux surveillants de « sécuriser leurs projets de vie », sur un territoire donné ; une prime de fidélisation de 8 000 euros accompagne ce dispositif en contrepartie d’un engagement à servir dans un établissement de ce même territoire, pendant six ans.
La place Vendôme a également annoncé initier deux programmes de construction, à Fleury-Mérogis et Savigny-sur-Orge, pour les jeunes surveillants affectés dans les établissements d’Ile-de-France, où la situation du logement est particulièrement tendue. Et où de jeunes fonctionnaires dorment parfois… dans leur véhicule, faute de trouver un toit à un prix abordable.
Ces efforts sont louables mais visiblement insuffisants. Et l’administration pénitentiaire semble toujours une carrière par défaut, destinée aux recalés de la police, de la gendarmerie et des douanes. Selon un rapport de la Cour des comptes de juillet 2023, sur 1 997 postes d’élèves surveillants ouverts en 2021, seuls 1 540 ont été pourvus. Ils étaient uniquement 1 072 à l’être (pourvus) l’année suivante, contre 2 017 budgétisés – guère plus que la moitié.
L’école des cancres
Ce n’est pourtant pas la difficulté du concours qui constitue une barrière à l’entrée. Pour l’heure, le seul brevet des collèges est exigé, sauf pour « les personnes qui élèvent ou ont élevé trois enfants ou plus » et « les sportifs de haut niveau », qui en sont exemptés.
Le concours de surveillant comporte d’abord une épreuve écrite d’admissibilité, qui consiste en une série de 20 questions maximum à choix multiple, une série de 10 questions maximum de raisonnement logique et la rédaction d’un compte rendu d’incident. Les annales des trois dernières années témoignent d’un niveau de culture générale très peu exigeant.
Le test de mathématiques (ou de logique) ne s’avère pas non plus d’une grande complexité, à bien y regarder.
Les annales contiennent aussi quelques questions dont le lien avec le futur métier de surveillant laisse songeur…
A l’oral, le candidat est soumis à un entretien de personnalité de 20 minutes et rencontre une psychologue. S’ajoute à cela une épreuve sportive et le tour est joué. A lire les rapports des jurys des sessions de 2022, la barre d’admissibilité est atteinte entre 6/20 et 8/20…
La réalité actuelle
Des indices laissent à penser que les barèmes ont parfois été encore plus bas. Auditionné dans le cadre du rapport du 3 juillet 2019 de l’Assemblée nationale sur la situation, les missions et les moyens des forces de sécurité, Dominique Gombert, secrétaire général adjoint de FO pénitentiaire, a dessiné une froide réalité : « Nous avons dû (…) faire face à des recrutements importants l’année dernière (en 2018, ndlr). Mais (…) seules 25% des personnes inscrites au concours s’y sont effectivement présentées, si bien que nous avons dû recruter des personnes qui ont eu 2 (!) de moyenne au concours. A l’ENAP, nous demandons aujourd’hui aux formateurs de donner aux élèves cours de français et de mathématiques : voilà la réalité actuelle ».
Membre du même syndicat, le 5 avril de la même année, Emmanuel Baudin décrivait à l’AFP des stagiaires au niveau inquiétant, « ayant du mal à compter les détenus sur les coursives ». Peu suspect d’hostilité au gouvernement, le désormais ministre des Outre-Mer Philippe Vigier s’était horrifié du niveau des surveillants pénitentiaires, du temps où il était député Modem : « Seulement 30 % des candidats aux postes ouverts se présentent à ce concours de recrutement où l’admission se fait parfois avec une note globale de 3 sur 20 », s’offusquait-il, dans une question écrite au gouvernement, le 17 novembre 2020.
Plus rapide que la Tunisie et la Roumanie
Malgré ces lacunes et ce niveau très faible, en 2018, la durée de la formation a été raccourcie, rabotée de 8 mois à 6 mois. Soit autant qu’au Maroc et moins qu’en Tunisie, en Roumanie et surtout bien en deçà des Pays-Bas, qui, eux façonnent leurs surveillants pendant 3 ans comme l’indique le comparateur de Prison Insider.
Cette réforme a été enclenchée au grand dam de plusieurs huiles du ministère de la Justice. « Il est indispensable de renforcer la durée de la formation des surveillants. Bien évidemment, il est difficile de le faire puisque nos établissements ont besoin de personnels de terrain, critiquait Jean-François Beynet, alors chef de l’inspection générale de la justice, lors de son audition du 16 septembre 2021 par la commission d’enquête de l’Assemblée nationale visant à identifier les dysfonctionnements et manquements de la politique pénitentiaire française. En poursuivant sans rien faire, on favorise la dévalorisation des métiers pénitentiaires et on en dégrade l’attractivité. » Une position partagée par Jean-Louis Daumas : « j’estime qu’il est primordial d’accroître la durée de leur formation, à des fins de qualité », déclarait le même jour cet inspecteur général de la justice devant les parlementaires. Autant de voix inaudibles en temps de pénurie de main d’œuvre pénitentiaire.
Cette pénurie limite non seulement la qualité de formation mais aussi… les possibilités de sanction des recrues les plus turbulentes. Dans son discours désormais célèbre du 16 novembre 2023, le directeur de l’ENAP pointait des comportements problématiques « dès le premier cycle de formation ». Sébastien Cauwel reconnaît avoir donné leur chance aux élèves, dans un premier temps : « nous avions décidé de faire appel à votre sens individuel et collectif des responsabilités en espérant que votre passage en stage fasse évoluer certains d’entre vous ». Mais le sous-préfet hors classe a dû faire le constat que, depuis le retour du premier stage en détention, « rien n’a changé ». Et même que « le comportement de certains s’est encore dégradé ».
A vous de choisir
Devant le(s) fait(s) accompli(s), le patron de l’école évoque désormais la nécessité « [d’]une action disciplinaire claire et ferme » : « je n’accepterai plus aucun incident et je n’aurai aucun scrupule, aucun scrupule à renvoyer chez eux ceux qui ne mériteraient pas de porter cet uniforme », annonce, un rien matamore, le sous-préfet avant d’en appeler à un ultime sursaut. « Êtes-vous fiers de vous ? Vos proches seraient-ils fiers de vous si je devais mettre un terme à votre formation ? Quel surveillant voulez-vous être ? Celui qu’on respecte car il est digne, professionnel, responsable et humain, ou celui qu’on raille pour son comportement et avec qui on ne veut pas travailler ? A vous de choisir ».
L’ENAP propose, la DAP dispose
Ce discours viril a été suivi de quelques effets. « 37 élèves sont concernés par une ou plusieurs procédures disciplinaires (4,6 %), ce qui correspond à la moyenne retenue habituellement de 5% par promotion, indique la direction de l’ENAP à Blast. Toutefois, compte tenu du volume important d’élèves dans cette promotion, ces incidents apparaissent plus nombreux et plus visibles que pour d’autres promotions ».
Concernant la rixe du 11 novembre, l’école indique que quatre élèves impliqués ont été identifiés et une plainte déposée. S’agit-il de la plainte de la victime, évoquée plus haut ? Nous avons aussi posé la question à la direction, sans réponse sur ce point au moment de publier.
« Dans l’attente de la réponse pénale, 4 sanctions disciplinaires ont été prononcées : 3 blâmes et 1 avertissement. Par ailleurs, des retraits immédiats de points de comportement ont été réalisés, 4 exclusions d’hébergement ont également été prononcées ». Une marque de fermeté, même si selon les informations de Blast l’un des élèves exclus a tout de même été aperçu par plusieurs témoins, et à plusieurs reprises, à une heure tardive dans l’enceinte de l’ENAP. Sa présence a d’ailleurs été signalée à la direction.
Par ailleurs, une bonne vingtaine d’élèves de la fameuse 216ème promotion doivent passer devant la commission d’aptitude professionnelle les 29 et 30 janvier prochains, à la fin de la formation. Ce qui signifie qu’ils ont perdu au moins la moitié des 500 points de comportement attribués à leur entrée. Éliminatoire ? A voir. Cette commission interne à l’école émet seulement un avis de redoublement ou de licenciement pour les cas les plus graves. La décision finale appartient à une commission administrative qui siège à Paris.
On le paie sur la coursive
« C’est la DAP qui décide », prévient Cédric Lemozy, au SPS. Le syndicaliste assure avoir déjà vu « des demandes de licenciement où la personne finalement redouble, voire est stagiairisée ». Là encore, l’explication est simple : « La DAP a tellement besoin de personnel, des fois ils ferment les yeux sur certains profils ». Et au final, constate Cédric Lemozy, « on le paie sur la coursive ensuite ».
« Ça n’est pas l’école qui a la main, c’est la DAP, confirme l’ancien cadre de l’ENAP que Blast a interrogé. L’employeur c’est la DAP, c’est eux qui ont le dernier mot. Le nombre de licenciements est très faible chaque année. L’ENAP en demande davantage mais on a coutume de dire ici » on propose un redoublement on a une admission; on propose un licenciement on a un redoublement « . Il faut vraiment des choses caractérisées pour un licenciement. » Mais notre témoin complète : « derrière il y a un chiffre qu’on ne voit pas : les licenciements pour procédure disciplinaire, une fois que les surveillants sont dans les établissements, en tant que stagiaires ou en tant que titulaires ». Ce chiffre serait selon lui non négligeable. Nous l’avons sollicité auprès de l’administration pénitentiaire, sans succès.
Envoyés au front
Les élèves de la 216ème promotion seront en poste dès le 4 mars prochain. La majeure partie d’entre eux partira travailler dans les établissements de la région parisienne. Ils sont réputés les plus difficiles. Alors directeur de la DAP, Stéphane Bredin le détaillait aux députés lors de son audition le 23 mai 2019 : « à la sortie de l’ENAP, ils sont affectés dans les établissements les moins attractifs. (…) les collègues installés ne sont pas suffisamment nombreux à se porter volontaires pour être affectés à Fleury-Mérogis, Fresnes et Bois-d’Arcy, ces établissements compliqués de la région parisienne, ou dans ceux de Rhône-Alpes ou de la direction interrégionale de Strasbourg, qui souffrent d’un déficit ».
Dans leur large majorité, les élèves de l’ENAP avec lesquels Blast a dialogués sont plutôt satisfaits du contenu de leur formation – même s’ils la jugent trop théorique. Mais ils craignent surtout de ne pas pouvoir compter sur tous leurs futurs collègues : « A 23 heures, quand on révise et qu’on entend du bruit, qu’on sort pour râler et qu’on nous répond » désolé, on joue à la bagarre « , on se demande : » ça va être ça les collègues, dans le futur ? « , souffle Alicia. S’ils ont une mentalité comme ça, demain ça sera quoi ? S’ils ne respectent pas le règlement de la vie en communauté, demain il va être respecté le règlement en détention ? »
Avec la réforme du statut de surveillant, et son accession au grade de fonctionnaire de catégorie B, qui impose un concours de niveau baccalauréat et une formation minimale de 8 mois, un vague espoir d’amélioration est né. Pour être presque aussitôt éteint : en parallèle, l’administration pénitentiaire a négocié avec les syndicats le recours à des contractuels… Non fonctionnaires donc et qui seraient exemptés de ce niveau de qualification.
* Les prénoms des élèves surveillants ont été tous modifiés.
Crédits photo/illustration en haut de page :
Poster un Commentaire