Hamas, Hezbollah, Houtis : distribution iranienne des rôles dans le désordre impérialiste.

Des images diffusées par les Houthis montrent leur attaque contre un navire en mer Rouge le 19 novembre (photo d’illustration)  –  UPI/Newscom/SIPA

Gaza, Bab-el-Mandeb : fluidité impérialiste et sombres nuées.

Presque trois mois après, il devrait être clair pour tout le monde que l’attaque du Hamas du 7 octobre 2023, de nature pogromiste, n’a été ni une offensive palestinienne, ni une contre-offensive ripostant à la colonisation, au racisme et à l’apartheid du gouvernement et de l’État israéliens. Mais cela ne l’est pas, tant sont puissants les intérêts et donc les idéologies visant à présenter cette opération et ses suites terribles comme une guerre de civilisation ou une lutte entre un prétendu Sud global et un prétendu Occident collectif, expressions campistes qui ont pour fonction de masquer, dans l’un ou l’autre bloc impérialiste en formation/consolidation, le ralliement à la guerre et à la préparation à la guerre – l’union sacrée, comme on disait en 1914.

Tout du moins, même ceux qui prétendent que cette opération, qu’il reconnaissent avoir été mal engagée et usant de mauvaises méthodes, était un acte de « résistance », doivent bien admettre qu’elle a créé les conditions politiques des crimes de masse commis contre la population palestinienne de Gaza, rendant ses conditions de vie et d’habitat impossibles, donc aboutissant de fait à la pousser dehors, dans une « seconde Nakba » pire que la première.

Si l’on ne se raconte pas, à la façon des mauvais romans de série B que nous sert depuis trois mois un Gilbert Achcar, que même s’ils pouvaient se douter qu’ils étaient en train de provoquer cela, les miliciens du Hamas le 7 octobre ont quand même attaqué car ils étaient mus par un soi-disant désespoir d’opprimés, alors qu’il s’agit non de combattants palestiniens nationaux, mais de miliciens islamistes antinationaux, et non d’opprimés, mais d’oppresseurs –  oppresseurs des Gazaouis, des femmes, et ce jour là des juifs et aussi des palestiniens et immigrés, par exemple thaïlandais, qui se trouvaient là, victimes des pogroms -, reste une question : que s’imaginaient-ils ?

La réponse n’est pas si difficile. Tout en ayant le culte de la mort, ils n’étaient pas suicidaires, ils espéraient bien provoquer une « tempête » – la « tempête d’al-Aqsa » -, à savoir un processus conduisant à la guerre régionale, avec l’ouverture d’un second front au Nord d’Israël et au Sud du Liban et, dans la foulée probable, la guerre entre Israël et l’Iran. Cette perspective comportait une part d’imagerie eschatologique, à la façon des miliciens d’al-Qaeda, sur la « guerre d’Armageddon » et le basculement vers la guerre globale. Au passage, Gaza était sacrifié, le peuple palestinien était écrasé sous le fer, le feu et le sang, mais la destruction des juifs-israéliens était elle aussi engagée. Bref, ils ne pouvaient que s’imaginer en avant-garde de la guerre génocidaire globale. Et qui avait bien pu leur ouvrir une telle perspective -totalement réactionnaire, est-il besoin de le préciser ? -, assortie de moyens financiers, militaires et logistiques, si ce n’est le régime iranien ?

A ce jour, ce développement ne s’est pas produit. Dans son discours très attendu du 3 novembre, le chef du Hezbollah Hassan Nasrallah a écarté l’option « guerre totale ». « La montagne a accouché d’une souris », a titré l’Orient-le Jour. Pour autant, les heurts frontaliers et l’aggravation de la colonisation en Cisjordanie, pointant vers l’épuration ethnique, comportent bien sûr tous les risques d’un embrasement de ce secteur, noyant au passage la résistance palestinienne en Cisjordanie sous les bruits de la guerre, mais Hassan Nasrallah et le Hezbollah, tout en jouant les fiers-à-bras, comme d’habitude, veillent en fait à éviter, pour l’heure, un tel processus : « au moins l’une des forces les plus imposantes de la région ne cherche pas à la plonger dans une plus grande violence encore » – ce satisfecit a été décerné au Hezbollah par le New York Times paru le lendemain !

A propos des Houthis.

Le système impérial iranien dans la région comporte notamment, comme relais, le Hezbollah, le Hamas et les Houthis. Ces pièces ont été actionnées de façons différenciées : au Hamas, le soi-disant « déluge » qui n’est en fait, après les pogroms, qu’un déluge de l’armée israélienne sur les Palestiniens ; au Hezbollah, le maintien de l’ordre en place et du statu quo sur la frontière et au Liban, ainsi que l’aide à Bachar el Assad ; restent, au Yémen, les Houthis, qui sont censés être entrés en guerre contre Israël et s’être faits les plus valeureux partisans de la cause palestinienne.

Elle a bon dos, la cause palestinienne ! Il suffit de regarder une carte pour noter ce paradoxe : s’il s’agit de combattre Israël et de sauver Gaza, il est curieux que le Hezbollah reste fermement l’arme au pied, lui qui campe à 60 km de la Cisjordanie et à 180 km de Gaza, alors que les Houthis sont censés partir à l’attaque, eux qui sont à 1780 km de Gaza, à vol d’oiseau, avec soit la mer Rouge, soit le Hedjaz saoudien avec la Mecque et Médine sur le trajet !

Les Houthis ne sont pas, à l’origine, un pion iranien. Suite à l’invasion saoudienne du Yémen, les 25-26 mars 2015, j’écrivais que « Les gesticulations saoudiennes veulent faire croire au monde entier que les houthistes au Yémen seraient par rapport à l’Iran dans une relation d’alliance comparable à celle du Hezbollah au Liban. Or, ceci est complétement faux. » En effet, le chiisme zaydite au Yémen est assez différent du chiisme duodécimain en Iran, et cohabitait facilement avec les sunnites. Le rapprochement chiite a fait suite à la faillite totale de la « révolution » nationaliste-arabe sous égide égyptienne, après 1962, et a vu se former le mouvement « Houthi » ou houthiste, du nom des chefs du clan familial qui le dirige, engagé depuis 2004 dans une guerre contre le régime en place. La révolution de 2011 a disloqué l’Etat autoritaire, mais ce sont les Houthis qui ont comblé le vide au Yémen du Nord, à Sanaa, et c’est leur avancée sur le Sud, à Aden, qui a suscité l’invasion saoudienne de 2015. Cette invasion fut menée par l’« homme fort » du régime saoudien, Mohamed ben Salman (« MBM »), et l’a posé comme tel, et elle était appuyée par une large coalition « sunnite », soutenue par les Etats-Unis qu’il avait mis devant le fait accompli, et aussi, belle ironie, par al-Qaida.

Cette intervention était, au-delà de son motif anti-Houthi et anti-chiite, un coup dur porté à l’espoir des révolutions démocratiques arabes engagées depuis 2011, et visait aussi à préserver le régime saoudien lui-même de leur impact. L’oppression des chiites (duodécimains, zaydites ou ismaéliens) y est l’un des verrous, avec l’oppression des femmes, du maintien de l’ordre étouffant en place. La guerre ainsi déclenchée a fait environ 380 000 victimes (150 000 dans les combats, le reste morts de faim et de privations), et des millions de déplacés. Parmi ses fruits réactionnaires, figure justement le fait que la direction et l’appareil des Houthis, à l’origine mouvement « clanique » ou tribal à base régionale, sont passés sous le contrôle iranien, lequel a cessé d’être une légende pour devenir une réalité !

A propos des relations irano-saoudiennes.

Le régime iranien, rappelons-le, a joué un rôle contre-révolutionnaire clef, de concert avec l’intervention militaire russe et avec la participation active du Hezbollah, contre la révolution syrienne, à partir notamment de 2013. Cette fonction de gardien régional de l’ordre social avait permis l’accord sur le nucléaire avec l’administration Obama, ouvrant la perspective d’une pleine intégration du régime à l’ordre diplomatique et économique mondial. La politique saoudienne, à partir de 2015, puis celle de l’administration Trump tendant la main à Moscou mais entendant isoler Beijing et Téhéran, à partir de 2016, l’ont privé de cette « récompense ». Une guerre larvée a alors affleuré entre Ryad et Téhéran : rupture des relations diplomatiques en 2016, crise autour du Qatar en 2017-2018 et jusqu’en janvier 2021, et, en septembre 2019, bombardements de raffineries saoudiennes depuis le territoire yéménite tenu par les Houthis, sous orchestration iranienne.

Mais les risques immédiats de révolutions et de soulèvements ont été écrasés, engloutis ou différés, en Syrie comme au Yémen, par les flammes de la guerre, alors que l’Iran connait, en 2022, une poussée révolutionnaire à base féminine, « Femme, Vie, Liberté », dont le succès déstabiliserait sans aucun doutes le régime saoudien lui aussi. En décembre 2022, Xi Jinping est en visite à Téhéran. Le 10 mars 2023, Iran et Arabie saoudite annoncent qu’ils vont reprendre leurs relations diplomatiques à l’issue de discussions « discrètes » engagées depuis des mois sous médiation chinoise. Un protocole d’accord est signé le 6 avril par les ministres des Affaires étrangères des deux États, à Beijing. Le 10 avril, le chef houthi, Medhi al-Machat, rencontre l’ambassadeur saoudien au Yémen ; « trêve » les échanges de prisonniers commencent le 14 avril. Le sommet des BRICS tenu cet été annonce leur « élargissement » à l’Iran et à l’Arabie saoudite, ainsi qu’à l’Égypte, les Émirats Arabes Unis, l’Éthiopie (et par ailleurs, mais c’est un autre problème, à l’Argentine).

L’instrumentalisation des Houthis par le régime iranien a ainsi servi pour Téhéran à mener le bras-de-fer avec Ryad aussi bien, ensuite, qu’à opérer le rapprochement avec Ryad. Le régime islamiste iranien, clef contre-révolutionnaire d’importance mondiale depuis son installation sur l’écrasement de la révolution prolétarienne iranienne de 1979, joue de ce rôle dans ses relations conflictuelles avec les puissances impérialistes dominantes ainsi qu’avec ses partenaires-rivaux régionaux. S’il avait pu espérer une intégration à l’ordre mondial en place en assurant l’écrasement de la révolution syrienne, il a ensuite connu une période d’isolement relatif sous la pression saoudienne et nord-américaine, mais il en sort, par la grâce du protecteur chinois, et dans le cadre d’une alliance militaire avec la Russie nouée contre le peuple syrien et confirmée contre le peuple ukrainien, comme un participant plein et entier de la multipolarité impérialiste et de l’ordre régional.

Cela lui était bien nécessaire, car « Femme, Vie, Liberté » menace ce régime, et que toute manifestation importante en Iran dénonce rapidement la gabegie du financement du régime syrien, des milices chiites irakiennes, du Hezbollah, du Hamas et des Houthis, formant un véritable système impérial ou « sous-impérialiste » régional, totalement réactionnaire.

Telles sont les conditions politiques générales qui ont permis à ce régime de lâcher la bride à la provocation majeure du Hamas, le 7 octobre dernier.

Force est en effet de constater que celle-ci et ses suites n’ont pas mis fin, au contraire, au renforcement du dispositif de coopération contre-révolutionnaire dirigé contre tous les peuples de la région. Le président iranien Raïssi s’est finalement rendu à Ryad, pour un sommet commun à la Ligue arabe et à l’Organisation de la Coopération Islamique, à l’initiative de MBM, lequel n’a pris position sur la situation à Gaza que la veille de ce sommet, le 10 novembre dernier, dénonçant, avec l’hypocrisie coutumière a absolument tous les chefs d’État du monde sur ce sujet, les « violations continues du droit humanitaire international par les forces d’occupation israéliennes ». Officiellement, Ryad n’a pas encore renoué ses relations diplomatiques (comme promis) avec Téhéran, et a d’autre part suspendu, le 14 octobre, les discussions sur une normalisation avec Israël devant aboutir à l’établissement de telles relations. La sinistre farce que fut la COP 28 s’est en outre tenue, on le sait, aux Émirats Arabes Unis. Le 1° décembre, la délégation iranienne l’a quittée au motif de la présence d’une délégation israélienne, rappelant que la destruction de la nationalité judéo-israélienne figure au programme du régime iranien, alors que les délégations saoudiennes, émiratis, etc., n’ont rien fait de tel.

Reste que pour l’Iran, le succès diplomatique résultant de la provocation du Hamas est globalement, pour l’instant, tout bénéfice : il transfère, en somme, le statut du « méchant » régional, désigné comme tel par toutes les autres puissances régionales, de Téhéran à Tel-Aviv. Ce pivot participe pleinement de l’instauration d’un ordre impérialiste multipolaire fluide, au détriment des dernières velléités de reconstitution d’un ordre impérialiste dirigé mondialement par Washington.

Le plus remarquable symptôme en est que, pour l’heure, cohabitent parfaitement au Yémen la prétendue offensive propalestinienne et anti-israélienne des Houthis, sur laquelle je vais revenir, et l’approfondissement de l’entente et du partage de la domination du pays entre Houthis et saoudiens, avec la conversion de la « trêve » du printemps en cessez-le-feu « définitif » avec ouverture des routes, amorce du début du paiement des fonctionnaires, etc., le 23 décembre.

Les Houthis, force locale ayant une base réelle au Nord-Yémen, sont devenus, sous la pression et le « coaching » iranien, une agence de maintien de l’ordre au Yémen en train de se partager les rôles avec le gendarme n°1 saoudien, juxtaposée à une image de fer de lance mythique de la guerre sainte contre « Israël », guerre qui en réalité ne vise pas, et ne peut pas sérieusement viser, l’armée israélienne, mais exerce une pression sur le trafic maritime mondial dans le détroit de Bab-el-Mandeb, par où passe, ou passait avant la crise actuelle, l’essentiel du trafic maritime reliant Europe et Asie orientale et méridionale : 12% des échanges mondiaux, 40% du trafic par porte-conteneurs.

La vraie cible, les Palestiniens n’étant ici, une fois encore, qu’un fétiche sans rapport avec les opérations réelle, assignée par Téhéran aux Houthis, est celle-là.

Ne pas perdre de vue le despote évangéliste d’Addis-Abeba.

Avant d’essayer d’analyser les raisons et les conséquences de ce développement militaire qui n’est pas celui auquel pensaient les miliciens du Hamas ni la plupart des commentateurs au soir des 7-8 octobre, mais dont l’importance ne fait pour autant pas de doute, il me faut encore compléter le tableau du terrain. Car s’il y a, pour l’instant, neutralité bienveillante du régime saoudien envers ces opérations iraniennes/Houthis d’un côté, celles-ci impactent forcément aussi l’autre côté du détroit et de la mer Rouge, c’est-à-dire la corne de l’Afrique.

De ce côté-là, il ne doit pas nous échapper que l’Éthiopie, elle aussi, vient d’être adoubée comme membre des BRICS dont elle deviendrait donc le pays le plus pauvre. Après 16 ans d’un régime néostalinien réprimant la révolution bien réelle de 1975, puis 27 ans d’un régime « pro-occidental » tenu par l’appareil militaire de l’ancienne guérilla « prochinoise » du Tigré, l’Éthiopie a connu en 2018 une poussée de soulèvements démocratiques et de grèves de masse, qu’un nouveau président a prétendu représenter et qu’il allait, à nouveau, entreprendre d’écraser. Abiy Ahmed, évangéliste fils d’un oromo musulman et d’une amhara chrétienne, adulé par les médias « occidentaux » durant ses deux premières années, et même prix Nobel de la paix, puis pudiquement oublié, a commencé par s’allier au régime auparavant ennemi de l’Érythrée – ce fut son « acte de paix ».

Loin de mettre en œuvre un programme démocratique, qui passerait par le droit à l’autodétermination des nationalités de ce vieil empire, Abiy Ahmed se rêve en nouvel empereur, se voulant au-dessus de toutes les composantes du pays et prétendant dominer à nouveau toute la corne de l’Afrique. Les Tigréens attaqués par son armée et par celle de l’Érythrée ont subi massacres et pillages -sans doute 600 000 morts. Sous ce projet néo-impérial qui se cherche, on a les capitaux saoudiens, émiratis, indiens, chinois … massivement investis dans l’extractivisme et le land grabbing (pillage des sols) de l’Éthiopie, dont le PIB bondit tout en conduisant, en cette fin 2023, l’État à la cessation de paiement.

La dictature érythréenne, d’origine néostalinienne, où le service militaire de … 24 ans, permet de louer la population aux firmes transnationales minières, les baronnies de Somalie où l’État n’a pas du tout disparu, mais a éclaté en ilots locaux, et Djibouti, complètent le tableau. Djibouti, ancienne colonie française, est un État qui vit du commerce des bases militaires : il en abrite 6, dont une française, un américaine et une chinoise.

Loin donc d’avoir un vide politique du côté africain de la mer Rouge, de Bab-el-Mandeb et du golfe d’Aden, nous avons une véritable saturation, et une présence de toutes les puissances impérialistes dans une dynamique fluide et souvent meurtrière de coopération conflictuelle.

Ball-trap à Bab-el-Mandeb.

C’est donc dans ce terrain que l’Iran et les Houthis, tout en négociant partage et cogestion du Yémen avec l’Arabie saoudite, ont, au prétexte de l’invasion israélienne de Gaza, déclenché ce que les diplomates appellent entre eux « la grande séance de ball-trap au-dessus de Bab-el-=Mandeb », les Houthis envoyant des drones sur les pétroliers et porte-conteneurs très nombreux qui convergent vers le détroit, soit pour remonter vers le canal de Suez, soit qui en proviennent, au moyen de technologies de radioguidage dont on imagine mal que les seuls moyens du Yémen du Nord aient pu les procurer, et qui sont interceptés de manière tout aussi sophistiquée, par des  tirs américains. Quelques-uns de ces drones et missiles sont lancés en direction d’Israël, où ils ne parviennent pas, histoire d’accréditer la version soi-disant « anti-impérialiste » de ces gesticulations.

A quoi rime ce jeu ? Le commerce international maritime, de marchandises manufacturées (porte-conteneurs) et de matières premières (pétroliers), est détourné vers la route sud-africaine, renchérissant tous les coûts. La première compagnie maritime du monde, la Mediterranean Shipping Company (MSC, italo-suisse), la CMA-CGM française, la compagnie danoise Maesrsk, la compagnie allemande Hapag-Lloyd, et, dans le pétrole, la British Petroleum, ont choisi de faire le détour, même si, ce 27 décembre, CMA-CGM et Maersk ont déclaré réorienter des navires vers Suez en raison de l’efficacité de la protection américaine.

Du point de vue du régime iranien, l’obligation ainsi faite à Washington de consacrer de nouvelles forces à ce problème est utile au régime iranien. L’Iran et le Hezbollah laissent Netanyahou écraser Gaza, coloniser la Cisjordanie, et leur fournir ainsi leur plus grand moyen de propagande, mais le système régional iranien montre en même temps qu’il peut exercer une pression sur Washington et sur les puissances européennes en les frappant au portefeuille et à l’approvisionnement, même si les premiers bénéficiaires du soi-disant combat des Houthis contre le « sionisme mondial » au nom de la « nation islamique anti-impérialiste » sont, logiquement, les firmes, souvent « occidentales », qui facturent les marchandises, les carburants, le fret et les primes d’assurance : les cours boursiers de Maersk ou de Hapag-Lloyd n’ont cessé de monter depuis mi-décembre !

Téhéran peut par Houthis interposés se présenter aux « anti-impérialistes » comme menant le combat du prétendu « axe de la résistance » tout en réussissant cette gageure de déstabiliser les relations internationales tout en se posant plus que jamais en garant de l’ordre social régional global.

Le 18 décembre, à Bahreïn, le secrétaire à la Défense US Lloyd Austin a annoncé la formation d’une coalition, Prosperity Guardian, censée associer les Etats-Unis, le Bahreïn, le Canada, l’Espagne, la France, l’Italie, la Norvège, les Pays-Bas, le Royaume-Uni et les Seychelles, puis s’être élargie à « une vingtaine » de pays. Trouver qui peuvent bien être ces « 20 pays », au-delà de ceux qui ne participent que par leurs déclarations, s’avère bien difficile : la Grèce a annoncé sa participation, ainsi que l’Australie, mais l’Italie et la France ont annoncé chacune l’envoi d’une frégate en précisant qu’elles agiraient indépendamment, l’Espagne s’est retirée tout en faisant savoir qu’elle veut bien participer si c’est sous l’égide de l’OTAN ou de l’UE, le Canada a fait savoir qu’il n’a aucun navire à fournir, les Seychelles ont précisé que leur rôle se limiterait à « l’information », la Norvège à l’envoi de 10 officiers, les Pays-Bas de … 2 hommes, et le Danemark, d’un seul !

En résumé, seuls les Etats-Unis se sont sérieusement engagés dans la partie de ball-trap sur laquelle comptent les compagnies maritimes pour pouvoir passer et éviter un ralentissement de la circulation du capital, et donc de son accumulation. Leur difficulté est bien mise en évidence par le caractère poussif, voir folklorique, de cette « coalition », mais en même temps leur rôle clef est à nouveau remis au premier plan par le fait qu’ils sont en fait les seuls à stopper les drones « antisionistes » naufrageurs de navires. Une logique purement militaire conduirait le Pentagone à bombarder les bases de lancement houthies au Yémen. Mais faire cela, alors même que le cessez-le-feu, et en fait la coopération, entre saoudiens et Houthis, va de l’avant, comporte de grandes incertitudes.

D’autre part, même si les drones et missiles Houthis tentent de cibler leurs navires, et n’ont donc pas directement attaqués les intérêts chinois, il est évident que toute cette affaire est très mauvaise pour l’impérialisme chinois, déjà en difficultés économiques. Geely (Zhejiang Geely Holding Group), le second constructeur automobile chinois, a déclaré que ses exportations en voitures électriques vers l’Europe et les exportations automobiles chinoises en général allaient être gravement renchéries. Qu’il faille 60 jours au lieu de 45 pour écouler les produits manufacturés de l’industrie chinoise vers l’Europe n’est pas du tout une bonne nouvelle pour Xi Jinping. En fait, celui-ci peut ressentir de l’aigreur envers l’Iran. En supervisant la « réconciliation » irano-saoudienne, il a fourni à Téhéran l’assise politique permettant l’orchestration officieuse de la provocation pogromiste du Hamas du 7 octobre et du match de ball-trap autour de Bab-el-Mandeb. La diplomatie chinoise avait semblé se substituer à l’ordre nord-américain au Proche-Orient en mars dernier, mais depuis le 7 octobre elle n’a pas de rôle à jouer. La base militaire chinoise à Djibouti, en première ligne, ne joue de même aucun rôle, pour l’heure, dans la crise maritime.

Les ciblages de navires dans le golfe d’Aden et, dans un cas, le 23 décembre, jusqu’en mer d’Arabie, au large de l’Iran et de l’Inde, ont en outre conduit l’Inde, tout à fait indépendamment de la « coalition » Properity Guardian, à envoyer trois destroyers et un avion militaire en mer d’Arabie.

Grand jeu impérialiste et choix difficiles pour Washington.

Synthétisons. La complexité apparente de la situation tient à ce que les relations entre puissances, mondiales et régionales, dans ce panier de crabes, sont conflictuelles mais imbriquées par la circulation du capital, et particulièrement mouvantes car incapables d’assurer aussi bien une homogénéité qu’une hétérogénéité stable : nous avons là une illustration directe, et plus encore, une contribution concrète, à la « fluidité » de l’impérialisme multipolaire contemporain, ordre mondial contre les exploités et les opprimés et en même temps désordre mondial chronique, gros de la guerre mondiale comme la nuée l’est de l’orage (comme le disait Jaurès du capitalisme).

L’analyse que je présente ici tient compte des contradictions et affrontements entre puissances, mais elle n’est pas « géopolitique », c’est-à-dire conditionnée par le fétichisme des États et des réseaux armés, car elle s’efforce de ne jamais perdre de vue le fait que tous ces États, sans exception, ont un ennemi commun – leurs propres peuples -, et que leurs crises causées par les conflits sociaux à la fois globaux et prenant des formes nationales, déterminent la fluidité conflictuelle croissante de leurs relations.

Gaza, la tragédie de Gaza et les crimes de masse, sur lesquels toute l’attention mondiale, et aussi tout le fétichisme fantasmagorique de bien des représentations collectives, se focalise, fonctionne depuis le 7 octobre 2023 (c’était déjà chronique mais depuis c’est aigu) comme un abcès de fixation hypnotique, pour le plus grand malheur des Palestiniens, autour duquel et dans l’ombre duquel les recompositions entre camps impérialistes vont s’intensifiant. Le front ouvert par la partie de ball-trap de Bab-el-Mandeb affaiblit les impérialismes européens et chinois, sert à l’Iran, et renforce, malgré bien des contradictions, la position de l’impérialisme nord-américain. L’affaiblissement paradoxal de la Chine dans cette affaire, conséquence de la manière dont l’impérialisme chinois avait cru jouer les monsieur bons offices au Moyen Orient en élargissant ainsi de manière inespérée les marges manœuvre du régime iranien qui avait senti le vent du boulet avec « Femmes, Vie, Liberté », interagît avec la crise interne et le débat sur la politique internationale des Etats-Unis.

Je n’ai pas encore parlé directement ici de l’impérialisme russe, mais il est l’un des bénéficiaires des deux provocations, celle du 7 octobre et celle du ball-trap sur Bab-el-Mandeb, sinon le principal bénéficiaire (et il a forcément joué un rôle, indirect et, par ses relations rapprochées avec l’Iran, direct, dans l’une et dans l’autre). Car le choix de politique internationale pour les Etats-Unis est le suivant : poursuite de la ligne Biden de soutien conjoint à Israël et à l’Ukraine (deux causes en réalité totalement différentes), ligne d’ores et déjà bloquée au Congrès, ou pivot vers ce qu’était la ligne Trump – mais d’autres que Trump peuvent, éventuellement mieux que lui, la conduire, comme sa rivale républicaine Nikky Haley, ainsi que Vivek Ramaswamy – à savoir : réconciliation avec Poutine, tentative d’étouffement de la Chine, alliance avec l’Inde, et, concernant l’Iran et Israël et la Palestine, même chose ou même chose en pire. Xi Jinping aurait tout intérêt à prendre des initiatives rebattant les cartes  – voire même à tendre la main à Washington du côté de Bal-el-Mandeb – mais il n’est pas sûr que l’état des lieux dans l’oligarchie dirigeante chinoise permette un tel tournant, ni même qu’il ne risque pas de produire une fuite en avant militariste.

Le « grand jeu » engagé autour du massacre des Gazaouis comme épicentre ou plutôt comme écran, conduit dans sa dynamique contre-révolutionnaire de réaction sur toute la ligne, au sacrifice de l’Ukraine et des Ukrainiens et à la régression réactionnaire en Europe sur le « modèle » italien. C’est la défaite ukrainienne qui rendrait durable le caractère ultra-réactionnaire, régressif, s’orientant vers la guerre mondiale, du tournant opéré à partir de la provocation du 7 octobre 2023. Naturellement, ce n’est pas fait et la lutte est devant nous.

Quand Netanyahou annonce, pour Noël, que sa guerre va encore durer longtemps, longtemps, il en indique à la fois le résultat pour Gaza : la destruction totale, et sa fonction pour le désordre impérialiste mondial : l’abcès de fixation pour une telle recomposition, d’ici aux présidentielles nord-américaines. Sauver les peuples ukrainien et palestinien, défaire la menace Trump en assurant une percée indépendante des exploités aux Etats-Unis, dont les possibilités ont été montrées par la vague de grèves actuelle et les reclassements syndicaux, renouer les fils du véritable internationale tenant unies toutes ces composantes, sont les objectifs pour lesquels il vaut le coup de se battre, maintenant.

VP, le 27/12/23.

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1 Comment

  1. Cet article ne démontre rien ; il est un tissu de mensonge. Dire que l’attaque du 7 octobre est de type « pogromique » est abjecte !
    Le Hamas est un un mouvement de libération d’un peuple qui subit une épuration ethnique depuis 75 ans !
    Israël seule pratique « le pogrom » et a massacré le 7 octobre ses propres citoyens selon la directive Hannibal.

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